Geoffroy-Julien Kouao
Ce qui déprime un peuple, c’est la peur de l’avenir. Les Ivoiriens ont peur de l’avenir. Et l’avenir, en Côte d’Ivoire, c’est l’élection du président de la République en octobre prochain. Nous sommes à neuf mois du scrutin présidentiel et déjà l’inquiétude se lit sur tous les visages et dans toutes les conversations. Les Ivoiriennes et Ivoiriens sont inquiets. Surtout que les antagonismes politiques et les feuilletons judiciaires qui les accompagnent ne sont pas faits pour rassurer les plus sceptiques.
Les héritiers d’Houphouët-Boigny, hier frères et alliés, sont aujourd’hui des adversaires voire des ennemis politiques impitoyables. Leur adversité laisse libre cours à des coups bas qui font très mal, et les révélations tonitruantes, quasi quotidiennes, sont productrices d’anxiété. La société civile et les intellectuels tirent la sonnette d’alarme et appellent les politiques à la raison. Ils sont inaudibles, s’ils ne sont pas soupçonnés de parti-pris. Les Ivoiriens ont peur de l’avenir. Et pourtant, des éléments objectifs invitent à l’optimisme.
Les jeunes vont davantage sur Facebook, Twitter, Instagram, WhatsApp. Ils y découvrent de nouvelles intelligences politiques et surtout de nouvelles offres politiques
Karl Marx au secours de la Côte d’Ivoire
D’abord, la position sociale des différents acteurs politiques plaide en faveur d’un scrutin apaisé en octobre 2020. C’est Karl Marx qui écrivait que « ce sont les conditions matérielles d’existence qui déterminent la conscience». Tous les principaux partis politiques, c’est-à-dire, le PDCI-RDA, le FPI et le RDR, aujourd’hui devenu le RHDP, ont déjà gouverné et exercé, ou exercent le pouvoir d’État avec tous les privilèges qui vont avec dans un contexte tropical où les contre-pouvoirs et le contrôle de la gouvernance politique font parfois sinon souvent défaut. Il est récurrent d’entendre dire que le PDCI-RDA, par opposition à ses principaux concurrents, est un parti qui n’aime pas palabre. C’est peut-être vrai. Mais pourquoi?
Et bien parce que, pendant quatre décennies, cet ancien parti-État a géré la Côte d’Ivoire. Ses dignitaires sont socialement nantis avec un patrimoine mobilier et immobilier considérable. Ils n’ont aucun intérêt à remettre en cause toute cette richesse matérielle et ce confort social par une attitude politique belliqueuse. Aujourd’hui, les dignitaires du FPI, après dix ans de règne d’une part, et les hiérarques du RHDP qui sont au pouvoir depuis 2011 d’autre part, sont dans cette même posture.
Socialement et financièrement, ils n’ont rien à envier aux cadres du vieux parti, bien au contraire. Parlant d’eux, le discours social emploie le terme de «barons», ce n’est pas anodin. Situation identique pour les responsables du GPS (ex membres des forces nouvelles) qui ont géré la moitié du pays pendant près d’une décennie. De ce qui précède, aucun des grands partis ou des quatre grands hommes politiques ne prendra le risque, en 2020, d’hypothéquer son patrimoine et celui des siens.
Les Ivoiriens ont peur de l’avenir. Et pourtant, des éléments objectifs invitent à l’optimisme
La CPI est en embuscade
Ensuite, pourquoi en 2020, nous sommes certains qu’il n’y aura rien ? Parce que tout simplement, la Cour Pénale Internationale est là. C’est le véritable gage de la stabilité politique et sociale en Côte d’Ivoire en 2020. Si au plan interne, les hommes politiques bénéficient de privilèges de procédure et de juridiction, d’immunité de toute sorte, ce n’est pas le cas au niveau de la justice internationale. Selon le traité de Rome de 1998, il n’y a pas d’immunité devant la CPI. Pour dire simplement que là-bas, tout le monde est même chose et mis sur le même pied d’égalité. Que tu sois président, roi, empereur ou paysan, enseignant, vendeuse d’alloco, tu es justiciable comme tout le monde. La jurisprudence Laurent Gbagbo le montre bien et sert d’élément dissuasif à toute entreprise de délinquance politique.
Certes, l’innocence de Laurent Gbagbo a été établie en première instance et le sera, selon toute vraisemblance, en appel, mais aucun des hommes politiques ivoiriens ne voudra passer dix ans en prison pour voir son innocence reconnue après. En sus, si Gbagbo Et Blé Goudé ne sont pas coupables, c’est dire que le dossier de la crise postélectorale de 2010 n’est pas clos. Autrement dit, tous les autres acteurs de cette élection mortifère (3000 morts) sont en sursis. Inutile d’écrire qu’ils ne vont donc pas chercher à empirer leur statut pénal. Loin s’en faut. Ils le savent très bien, Fatou Bensouda les observe.
Si au plan interne, les hommes politiques bénéficient de privilèges de procédure et de juridiction, d’immunité de toute sorte, ce n’est pas le cas au niveau de la justice internationale
Gouverner, c’est décevoir
Ensuite encore, il n’y aura rien à la présidentielle en 2020 parce que tous les mythes sont tombés. Le PDCI-RDA, le FPI le RHDP ont tous déjà exercé le pouvoir d’État. Au pied du mur, on a vu les vrais maçons. Malheureusement, les ivoiriens n’ont rien vu d’extraordinaire. Les privilèges demeurent, seuls les privilégiés ont changé. Malgré les réformes des uns et des autres, les populations sont restées et restent pauvres, ce qui n’est pas le cas des hommes et des femmes politiques, gouvernants et opposants.
Gouverner c’est décevoir. Les patrons du PDCI, du FPI et du RHDP le savent mieux que quiconque. Les Ivoiriens ont compris que leurs champions, adeptes de la gouvernance verticale, ne sont pas des extraterrestres, encore moins des hommes providentiels. Aussi, ils ne sont plus prêts à répondre à des mots d’ordre allant dans le sens de la violence politique. On le voit de plus en plus, les partis ne mobilisent plus comme par le passé. Premier gaou n’est pas gaou, c’est électeur inconscient qui est gnata.
L’émergence d’un électoral flottant
Et enfin, en 2020, il n’y aura rien, il n’y aura aucun mort, parce qu’entre temps est arrivé l’internet. La constance de toutes les gouvernances politiques des trente dernières années, nonobstant les alternances observées (PDCI, FPI, RHDP), est la confiscation des médias publics par le parti au pouvoir. La télévision surtout. Lorsqu’ils sont dans l’opposition, leur première revendication, c’est l’accès équitable de tous les partis et de toutes les sensibilités politiques à la télévision publique et à la radio. En 1999, les militants du RDR ont été emprisonnés pour avoir demandé au régime du PDCI-RDA, parti au pouvoir, la libéralisation de l’espace audiovisuel en Côte d’Ivoire et l’accès de l’opposition aux médias d’État. Une fois au pouvoir, chacun des partis confisque la télévision qui devient son support de propagande.
Malgré les réformes des uns et des autres, les populations sont restées et restent pauvres, ce qui n’est pas le cas des hommes et des femmes politiques, gouvernants et opposants. Gouverner c’est décevoir
Et chacun des journaux papiers de ces partis politiques a pour mission de faire le culte de la personnalité de leur leader. De sorte qu’il n’y a pas de visibilité pour d’autres intelligences dans nos médias. L’arrivée de l’internet, avec les réseaux sociaux, a révolutionné la donne. La presse traditionnelle n’a plus le monopole de l’information politique. Les jeunes vont davantage sur Facebook, Twitter, Instagram, WhatsApp. Ils y découvrent de nouvelles intelligences politiques et surtout de nouvelles offres politiques.
De ce qui précède, on assiste à la naissance d’un électorat flottant. Le vieux cliché, qui veut que le Centre, l’Ouest et le Nord appartiennent respectivement, électoralement, au PDCI, au FPI et au RHDP, est désuet. L’élection de plus en plus significative de listes indépendantes aux différents scrutins le montre bien. En sus, contrairement à la presse traditionnelle, sur les réseaux sociaux, il y a la liberté de ton et surtout l’exercice à satiété du débat public contradictoire. Les vérités sont donc relativisées, les passions apaisées. C’est le crépuscule des dogmes politiques.
On le voit de plus en plus, les partis ne mobilisent plus comme par le passé. Premier gaou n’est pas gaou, c’est électeur inconscient qui est gnata
Les “Gbagbo ou rien”, les “Ouattara ou rien”, les “Bédié ou rien” ou les “Soro ou rien” sont de moins en moins visibles et audibles au profit d’activistes politiquement plus rationnels et idéologiquement pertinents. Cet électorat flottant, constitué en majorité de jeunes, est sur une courbe ascendante. Parce que nourri d’exemples venus de partout dans le monde, la Tunisie, la France, les États-Unis, cet électorat juvénile va considérablement peser sur l’élection présidentielle de 2020 dans le sens positif du terme. En plus d’être une majorité sociale, en 2020, les jeunes seront aussi une majorité électorale. A l’observation, objectivement, il n’y aura pas de crise électorale en Côte d’Ivoire en 2020 mais un possible renouvellement de la classe politique.
Source photo : Afrique Connection
Geoffroy-Julien Kouao est politologue et écrivain. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages tels que «2020 ou le piège électoral? L’indispensable réforme du cadre théorique, juridique et institutionnel des élections en Côte d’Ivoire», publié aux éditions Plume habile, ou encore «Le Premier ministre: un prince nu», «Côte-d’Ivoire: La troisième république est mal partie», «Et si la Côte d’Ivoire refusait la démocratie?»