Les vidéos ont beaucoup circulé et par la magie de la popularité exceptionnelle de WhatsApp dans notre partie du monde, nous sommes peut-être des dizaines de milliers de personnes, à les avoir reçues. Elles sont glaçantes. Même si elles ne sont pas les premières de ce type à circuler après une attaque dans un des pays du Sahel, on ne s’y habitue pas. On ne doit pas s’y habituer.
Ces vidéos courtes ont été tournées dans les environs de la localité de Solenzo, dans l’ouest du Burkina Faso, les 10 et 11 mars dernier, selon l’organisation internationale non gouvernementale de défense des droits de l’Homme, Human Rights Watch. Comme toute organisation dont l’expertise est solidement établie dans son domaine, elle n’est certes pas infaillible mais lorsqu’on connaît leur méthodologie rigoureuse et le risque de réputation encouru lorsqu’une telle organisation commet des erreurs factuelles, on a d’excellentes raisons d’accorder du crédit à leur travail.
Voici ce que dit cette organisation dans un communiqué publié le 14 mars : « Human Rights Watch a examiné 11 vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux à partir du 11 mars, montrant des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants morts, ainsi que des dizaines d’autres en vie, certains avec des blessures visibles, les mains et les pieds liés. Dans les vidéos, des hommes armés se tiennent à côté des corps ou marchent parmi eux, donnant des instructions aux personnes détenues et, dans certains cas, les insultant. Les hommes armés portent des uniformes identifiables de milices locales connues sous le nom de Volontaires pour la défense de la patrie (VDP). Certains portent des T-shirts verts sur lesquels on peut lire « Groupe d’autodéfense de Mahouna » et « Force Rapide de Kouka », deux milices locales des localités de Mahouna et Kouka dans la province de Banwa, dont la capitale est Solenzo… Human Rights Watch a dénombré 58 personnes qui semblent mortes ou mourantes dans les vidéos, une estimation prudente car certains corps ont été empilés sur d’autres. Deux corps paraissent être ceux d’enfants. »
Le communiqué rappelle que ces événements d’une extrême gravité s’inscrivent dans un cycle de violences dans plusieurs régions du Burkina Faso, avec des attaques meurtrières commises par des combattants se réclamant du Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans (JNIM) lié à Al-Qaïda. Des attaques contre les civils et contre les forces de sécurité gouvernementales et les milices VDP qui les appuient. Ces attaques sont souvent suivies de contre-offensives de la part des forces armées et des VDP qui investissent des localités où ils considèrent toutes les personnes présentes comme des complices actives ou passives des combattants terroristes. Les commentaires qui accompagnent les vidéos traduisent explicitement cette perception d’une culpabilité collective : femmes, enfants et personnes très âgées, sont tous considérés comme des cibles légitimes d’une lutte sans merci contre les groupes terroristes. Une lutte dans laquelle tout est permis.
Le gouvernement burkinabè a réagi aux informations sur ces événements dans un communiqué en date du 15 mars qui dénonce « la propagation sur les réseaux sociaux, d’images d’incitation à la haine et à la violence communautaires, et les fausses informations visant à mettre à mal la cohésion sociale et le vivre-ensemble. » Selon le gouvernement, après une attaque d’un poste avancé des Volontaires pour la défense de la Patrie le 10 mars, ces derniers ont investi la forêt pour démanteler une base terroriste et sont tombés dans leur progression sur « des familles composées de femmes, d’enfants, de vieilles personnes que les terroristes ont tenté d’utiliser comme bouclier humain ».
Mais il n’y a dans le communiqué aucune réfutation des vidéos et des images qui ont circulé massivement, aucune explication de ce qu’on y voit distinctement, aucune explication et encore moins de condamnation des propos scandaleux tenus vraisemblablement par des VDP qui ont filmé cette tragédie, des propos ciblant une communauté, les Peuls de cette région pour ne rien cacher, accusés collectivement de soutenir les terroristes.
Il ne faut pas sous-estimer la gravité de la situation sécuritaire dans laquelle se trouve le Burkina Faso depuis des années. On peut comprendre dans une certaine mesure ce que peuvent ressentir des soldats, y compris le capitaine Ibrahim Traoré qui, avant de prendre le pouvoir par la force, passa des années sur le terrain dans des conditions très difficiles et en subissant des pertes régulières de camarades. On peut comprendre la tentation d’une approche de « guerre totale contre le terrorisme » même si cela a conduit dans beaucoup de pays à une amplification des violences et des crimes de masse, même si la réduction même significative de la capacité de nuisance des groupes terroristes ne suffit pas à créer les conditions d’une sécurité et d’une paix durables.
Je fais partie de ceux qui pensent que le Burkina Faso avait besoin, tout comme le Mali d’ailleurs, de renforcer ses forces armées par la formation, des recrutements et des équipements essentiels pour changer le rapport de forces sur le terrain face aux groupes armés. Mais il y a une différence entre renforcer son appareil de défense et de sécurité d’une part et donner, d’autre part, le signal aux soldats et à des milliers de civils recrutés et armés comme volontaires que la lutte contre les groupes armés justifie absolument tout, y compris des actes qui relèvent clairement des crimes internationaux. Ce n’est pas seulement une question de droits humains. C’est une approche qui favorise le recrutement par les groupes armés de nouveaux combattants parmi des civils qui, du seul fait de leur appartenance communautaire et de leur présence au mauvais endroit, sont considérés comme des terroristes par les soldats et les miliciens.
Le Burkina Faso a besoin d’attention et de soutien, malgré les certitudes des militaires au pouvoir autour du président Traoré qui semblent convaincus d’avoir été investis d’une mission divine. Le dernier rapport mondial sur le terrorisme (Global Terrorism Index 2025), publié il y a quelques semaines, confirme le premier rang du Burkina Faso en 2024, pour la deuxième année consécutive, dans le classement des pays les plus affectés par le terrorisme dans le monde. Ce, même si le nombre de morts a diminué d’un cinquième, passant de 1935 en 2023 à 1532 en 2024 et que le nombre d’attentats terroristes a aussi baissé de 57 %, passant de 260 en 2023 à 111 en 2024. Le Mali, au quatrième rang, le Niger et le Nigeria au cinquième et au sixième rang, et le Cameroun au dixième rang, figurent aussi dans le triste palmarès des 10 des pays les plus affectés par le terrorisme dans le monde.
La déshumanisation est une menace existentielle pour toute société, et cette banalisation de la violence – y compris des exécutions de personnes non armées et inoffensives – est en train de détruire petit à petit mais sûrement le socle de valeurs humanistes sur lequel reposent la coexistence pacifique et les liens de fraternité de toutes les communautés ethnoculturelles du Burkina Faso mais aussi des autres pays du Sahel et de toute l’Afrique de l’Ouest. C’est une menace existentielle pour nous tous. Nous ne pouvons pas nous réfugier dans le silence.
Ne manquez pas cette semaine deux rendez-vous : un événement « WATHI et vous » le lundi 24 mars sur le thème du bilan de la première année de la présidence de Diomaye Faye au Sénégal et un dialogue virtuel le jeudi 27 mars sur ce que nous pouvons apprendre du reste du monde sur le maintien des filles à l’école, dans le cadre de notre série de discussions sur les systèmes éducatifs en Afrique de l’Ouest. Les inscriptions sont libres et ouvertes.