Dans cet entretien, Sinatou Saka journaliste et chargée des podcasts et des projets éditoriaux chez RFI et France 24 évoque notamment l’impact des réseaux sociaux sur le journalisme, le phénomène des « Fake news », les retombées négatives des coupures d’Internet en période électorale ou de crise et enfin l’apport des plateformes digitales sur le changement du narratif sur le continent africain.
Les impacts des réseaux sociaux sur le métier de journaliste
Les réseaux sociaux sont venus bouleverser le journalisme autant dans la pratique du métier, dans la production, dans la distribution, et je dirais même dans la vie du journaliste tout court. Quand je dis production, j’entends l’impact que peuvent avoir les réseaux sociaux dans la recherche de l’information. Désormais, nous nous servons des réseaux pour chercher des intervenants, des personnes, des sources qui vont nous apporter des informations assez importantes que l’on va recouper par ailleurs. Les réseaux sociaux sont une mine d’informations complémentaires.
Je dois dire aussi qu’il y a désormais une facilité de prise de contact. Il y a des gens qui étaient avant très inaccessibles parce qu’ils avaient « 10.000 » attachés de presse et il était compliqué de rentrer en contact avec eux. Aujourd’hui, toutes ces personnes sont sur les réseaux et nous pouvons plus ou moins entrer en contact avec elles rapidement. En matière de production de contenu, en particulier de l’information, les réseaux sont venus jouer un rôle d’accélérateur.
Quand je parle de distribution, j’entends le rôle très important que peuvent jouer les plateformes comme les fameux GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) dans la mise en avant de nos contenus. Facebook, qui se définit comme étant un médiateur et un distributeur est de mon point de vue clairement devenu un média parce qu’il engage sa responsabilité dans l’information à mettre en avant ou pas.
La relation de Facebook avec les médias est très complexe dans la mesure où Facebook va décider de qui sera exposé à tous les contenus que le journaliste va mettre en ligne, même si ce sont des contenus d’ordre vital. Il est quand même assez dérangeant, dans la hiérarchisation de l’information, de donner plein pouvoir à une entreprise américaine. Cela devrait nous interpeler.
Désormais, nous nous servons des réseaux pour chercher des intervenants, des personnes, des sources qui vont nous apporter des informations assez importantes que l’on va recouper par ailleurs
Nombreux sont les médias qui souhaitent sortir de cette relation, dont-on dit un peu « toxique », mais c’est bien évidemment compliqué car leur audience est aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Ces relations représentent une situation sur laquelle il faudrait garder un œil vigilant.
Je pense à toutes les plateformes comme Facebook, Twitter, Instagram où les médias sont obligés d’y être pour leur visibilité. Pour tous ceux qui ont tenté d’en sortir, c’est un pari qui est très salutaire, mais qui reste, quand même, à prouver parce que forcément, tu te prives d’une connaissance fine de ton audience quand tu es absent de ces plateformes.
Les réseaux sociaux jouent un rôle important dans notre vie de journaliste au quotidien. Nous sommes à une époque où il y a énormément d’informations, partout et tout le temps. Aujourd’hui, avec les réseaux, nous ne nous déconnectons presque jamais. Personnellement, je me rends compte que je suis en permanence en train de m’informer sur les réseaux, de voir ce qui se passe dans mon domaine.
C’est une opportunité pour observer l’évolution du métier et l’évolution des formats. Les réseaux sociaux sont par ailleurs des espaces où nous retrouvons nos amis, et sont aussi des espaces qui ne nous déconnectent pas de notre métier de journaliste. Ces plateformes occupent une place assez importante dans notre vie de journaliste, à chacun de trouver son équilibre.
Différence entre le journaliste et la personne qui utilise un smartphone avec lequel il va filmer un événement et le poster sur les réseaux sociaux
C’est une question qui revient souvent parce que tout le monde s’improvise journaliste. Avec l’arrivée des réseaux sociaux, il y a beaucoup de journalistes qui ont dit que les réseaux sont une menace pour notre métier ; les journalistes vont disparaître parce que tout le monde a un smartphone.
Je pense que plus que jamais, nous avons besoin des journalistes parce qu’il y a une prolifération de l’information et donc il y a un besoin assez important de vérifier ces informations. C’est là qu’intervient le rôle du journaliste. Plus que jamais, nous avons besoin de personnes capables de recouper les informations, de les interroger et de livrer une information fiable, ou en tout cas qui se rapproche de la vérité.
Je pense à toutes les plateformes comme Facebook, Twitter, Instagram où les médias sont obligés d’y être pour leur visibilité. Pour tous ceux qui ont tenté d’en sortir, c’est un pari qui est très salutaire, mais qui reste, quand même, à prouver parce que forcément, tu te prives d’une connaissance fine de ton audience quand tu es absent de ces plateformes
Donc, je dirais que la différence se situe là. Il y a une nette différence entre un individu ou un citoyen lambda qui va poster quelque chose, selon bien évidemment ses biais personnels, et un individu qui a fait du journalisme son métier. Ce dernier sait qu’il y a des outils et une méthodologie, afin de récupérer l’information de base, interroger des sources fiables, recouper l’information et savoir la transmettre à une audience plus large. Cela veut dire écrire un papier de presse écrite, le faire passer à la radio ou produire un reportage vidéo si c’est un journal télévisé. A mon avis, toute la différence se situe à ce niveau.
L’ampleur des fausses informations sur les réseaux sociaux en Afrique et les pistes de solutions pour contrer cette vague de désinformation
C’est un sujet majeur, presque essentiel. Il n’existe pas de remède miracle pour sortir des fausses nouvelles, mais il y a pas mal de choses que nous essayons de faire. Il faut que cela soit un ensemble de solutions qui permettent d’appréhender le phénomène. Quand nous parlons de fausses nouvelles, nous parlons de fausses informations qui sont fabriquées, diffusées volontairement sur Internet dans le but d’induire en erreur. C’est la définition de l’Institut français d’opinion publique (IFOP).
Depuis 4 ans à peu près, c’est vrai qu’il y a une intensification de la lutte contre les fausses nouvelles dans le monde des médias. Il y a beaucoup d’articles qui parlent de cancer des « fake news » car elles ont des conséquences qui sont beaucoup plus graves que nous ne pouvons imaginer. Il y a des gens qui vont se priver de soins de santé parce qu’ils ont vu une fausse nouvelle. C’est vraiment quelque chose qui entraîne des conséquences très importantes. C’est un problème qui préoccupe les rédactions.
Aujourd’hui, avec les réseaux, nous ne nous déconnectons presque jamais. Personnellement, je me rends compte que je suis en permanence en train de m’informer sur les réseaux, de voir ce qui se passe dans mon domaine
Il y a de plus en plus de médias qui créent des pastilles qui sont consacrées au « fact checking ». Nous avons « Africa check » au Sénégal, les observateurs de France 24… Il y a de plus en plus de grands médias qui s’investissent dans ce sens. D’ailleurs, France 24 a une rubrique dans sa grande tranche d’informations qui vient expliquer comment démêler le vrai du faux. C’est vraiment important de dire qu’il y a une lutte qui s’intensifie et que des choses existent et sont en train de progresser.
Quand nous parlons de fausses nouvelles, il est important d’interroger la responsabilité des plateformes. Les réseaux sociaux disent lutter contre la désinformation et les fausses nouvelles sur leurs plateformes, mais elles n’investissent pas dans les modérations via des personnes humaines capables de modérer les fausses nouvelles.
Parfois, ces réseaux sociaux tardent même à réagir face à une fausse information qui est diffusée sur leur plateforme. La dernière grande actualité qui a défrayé la chronique est celle où Twitter a décidé de fermer le compte du président Donald Trump. C’est un exemple qui est assez intéressant parce que Donald Trump a diffusé beaucoup de fausses nouvelles sur cette plateforme avant la suspension de son compte par Twitter.
Les réseaux sociaux ont un rôle très central. Ils ont un discours consistant à dire qu’ils veulent lutter contre les fausses nouvelles et en même temps qu’ils ont envie de promouvoir la liberté d’expression, etc. C’est très ambigu parce qu’ils ne veulent pas reconnaître que leurs algorithmes sont dopés par les fausses informations.
Ils ont tout intérêt à créer ou en tout cas à diffuser des fausses informations pour créer de l’émotion auprès des publics, auprès des audiences et donc pour favoriser l’engagement des utilisateurs sur la plateforme : ce qui les arrange.
Je pense que plus que jamais, nous avons besoin des journalistes parce qu’il y a une prolifération de l’information et donc il y a un besoin assez important de vérifier ces informations. C’est là qu’intervient le rôle du journaliste
Ils font savoir qu’il y a du débat, de l’émulation, que davantage de personnes s’inscrivent et passent plus de temps sur leurs plateformes. Cela fait leur compte ! Du coup, les réseaux sociaux ont un discours qui est en tout temps ambigu, qui se traduit par le fait de refuser de reconnaître cet état des lieux, de refuser d’admettre qu’elles investissent très peu finalement dans la lutte contre les fausses informations par rapport à l’ampleur de la situation. C’est très bien d’investir quelques millions de dollars par-ci, par-là, dans des médias mais en tenant compte des chiffres d’affaires de ces plateformes, c’est ridicule.
Je pense qu’il y a une hypocrisie de la part de ces plateformes. Il faut aussi savoir que les fausses nouvelles sont diffusées par des profils qui sont très différents. Des fausses nouvelles peuvent être diffusées par des institutions, par des consommateurs. Nous avons d’ailleurs vu que le président des États-Unis pouvait diffuser des informations fausses. Potentiellement, tout le monde peut diffuser des fausses nouvelles, mais évidemment pas avec le même impact.
Que faut-il faire pour lutter contre les fausses nouvelles?
Je pense qu’il faut continuer à faire ce travail de vérification de l’information. Il faut continuer à investir dans ces rubriques de « fact checking ». Il faut aussi, à mon sens, rétablir la confiance entre les journalistes et l’audience. Il faut commencer par se rapprocher de l’audience, créer une proximité.
Je pense que pendant longtemps, le journaliste a créé une perméabilité avec le public auquel il s’adresse, développant une fracture avec l’audience qui ne croit plus à la vraie information. C’est à partir de ce moment que nous avons assisté à la naissance des faits alternatifs, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de vérité. La vérité n’existe pas, elle n’a plus aucune valeur. Concrètement, je pense qu’il faut recréer de la confiance avec l’audience.
Il faut multiplier les ateliers d’éducation aux médias, essayer aussi de mieux protéger les sources. Il est nécessaire de revenir aux fondamentaux de notre métier. C’est primordial de rétablir la confiance dans les sources et privilégier l’information qui est pour le coup vérifiée, recoupée et qui rend clairement compte de la situation à décrire.
Il y a de plus en plus de médias qui créent des pastilles qui sont consacrées au « fact checking ». Nous avons « Africa check » au Sénégal, les observateurs de France 24… Il y a de plus en plus de grands médias qui s’investissent dans ce sens
Impacts des coupures d’internet en période électorale et de crise
Ce qui est important sur le sujet, c’est que ce type de mesure est contreproductif. En interrogeant des partisans du pouvoir en place qui coupent Internet, ces derniers répondent qu’ils ont moins confiance en un État qui restreint les libertés. Il importe de dire que cela est clairement sans intérêt. Encore moins pour la propre base électorale d’un parti au pouvoir.
Restreindre les médias numériques, c’est vouloir museler une grande partie de ceux qu’on appellerait des leaders d’opinion et activistes qui ont envie de passer des messages importants. C’est une restriction des libertés. Quand un État décide de couper la connexion Internet, il restreint les libertés des personnes.
Bien évidemment, avant de parler de l’impact sur les journalistes, il y a évidemment un impact qui est assez important sur l’économie, celui des coûts. Le coût économique global des coupures Internet majeures en Afrique subsaharienne est estimé à 237, 4 millions de dollars en 2020. Pour des pays sous-développés, à la limite des pays pauvres, c’est quand même assez préoccupant. Ces États ne prennent pas totalement conscience des conséquences de leurs actes.
Par rapport au cas spécifique des journalistes, évidemment, il y a des impacts au niveau de la diffusion de l’information qui devient quasi impossible au moment où on coupe Internet. Ça veut dire qu’il y a beaucoup de journalistes locaux qui ne pourront plus informer leur audience via les réseaux sociaux où une grande partie de la jeunesse a soif d’information.
Il n’est donc pas anodin de voir à qui l’on veut restreindre les libertés. C’est un défi majeur aujourd’hui, car en coupant Internet, l’information n’est plus diffusée. Il s’agit aussi d’un défi pour se protéger car, dans ces cas de figure, des choses graves peuvent se passer sans que personne ne soit au courant, sans que personne ne puisse donner l’alerte.
Je pense qu’il faut continuer à faire ce travail de vérification de l’information. Il faut continuer à investir dans ces rubriques de « fact checking ». Il faut aussi, à mon sens, rétablir la confiance entre les journalistes et l’audience
Cela voudrait dire que l’on favorise aussi une multiplication de fraudes, et que personne ne pourra donner l’alerte. Mais de façon générale, que ce soit pour le métier de journaliste, pour l’économie et pour tout un pays, couper la connexion Internet est toujours nuisible.
Contribution des réseaux sur le changement du narratif envers le continent
C’est un sujet sur lequel je travaille tout particulièrement en ce moment. En réalité, ce que je comprends, c’est que tout le monde a pu accéder à tout le monde, a pu accéder à des tribunes, c’est dire que tout le monde a la possibilité, avec une page Facebook, de donner son avis, de raconter son quotidien.
Cette facilité d’accès aux outils numériques, et donc forcément aux réseaux sociaux, permet de mettre en avant d’autres versions de l’histoire. Evidemment que cela a un impact. Aujourd’hui, quand on voit la multiplicité de comptes Instagram spécifiques au tourisme, ou bien d’influenceurs dans le domaine de la musique ou bien dans le secteur des voyages qui sont très nombreux sur le continent africain, il y a évidemment un dynamisme ressenti.
Nous sommes encore très loin du compte, loin d’équilibrer le nombre d’images par rapport à la narration misérabiliste autour de l’Afrique mais il y a évidemment de plus en plus de producteurs de contenus qui essayent de mettre en avant une Afrique qui est beaucoup plus assumée, avec des jeunes qui font des choses, des jeunes qui ont un impact sur leur communauté. Donc c’est la première chose que je vois.
Mais changer la narration compte pour moi parce que c’est de là que commence le rêve et le rêve est important. Quand on commence à rêver, on commence à croire que c’est possible et on commence déjà à essayer d’imaginer un futur chez soi et pas forcément chez les autres
C’est vraiment une mise en scène d’une jeunesse qui a envie de changer les choses et de vraiment avoir un impact sur leur communauté. Je vois tous les jours des publications sur ceux qui créent des entreprises, et qui mettent en avant la créativité des entrepreneurs. Il y a aussi des comptes qui sont très spécialisés dans la mise en avant de restaurants et de lieux touristiques. Il y a 20, 30 ans, ce n’était pas possible parce qu’il n’y avait pas encore Instagram. Il faut relativiser, car nous sommes encore très loin de trouver un équilibre.
Il y a une avancée et je pense qu’il faut faire très attention aussi à cette image. Il ne faut pas qu’elle supplante l’autre. Parce que nous sommes sur un continent qui est évidemment en train de se bousculer avec une jeunesse qui a conscience de ses valeurs, de ses compétences, de ses capacités, de ce qu’elle peut donner, de ce qu’elle peut apporter au monde. Il y a beaucoup de talents mais il y a beaucoup de difficultés.
Quand je vais au Sénégal et que je vois qu’il y a encore des enfants talibés dans la rue, je me dis que les choses bougent, mais en fait, il reste encore des problèmes à résoudre, et c’est dans tous les pays. Les choses bougent, mais il reste encore des problèmes fondamentaux à résoudre. Mais changer la narration compte pour moi parce que c’est de là que commence le rêve et le rêve est important. Quand on commence à rêver, on commence à croire que c’est possible et on commence déjà à essayer d’imaginer un futur chez soi et pas forcément chez les autres.
Source photo : musicinafrica.net
Sinatou Saka est journaliste, chargée des podcasts et des projets éditoriaux chez RFI et France 24. Très engagée sur les questions d’entrepreneuriat numérique, elle est l’initiatrice du concours d’innovation, le Challenge App Afrique qui récompense chaque année les meilleures applications créées par des Africains. A côté de cela, elle milite pour la défense des langues africaines dans le monde numérique.
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Un article trop intéressant 😍
bravo à Sinatou Saka pour cet article
Cet article est très interessant, merci pour votre point de vue!