Le 1er septembre 2015, l’initiative du lancement d’un think tank citoyen généraliste ancré en Afrique de l’Ouest prenait corps sous la forme du site internet wathi.org. Alors que le site a considérablement évolué au cours des quatre dernières années, et que l’association qui le porte aura cinq ans d’existence en décembre 2019, Gilles Yabi, fondateur et président du Comité directeur de WATHI, rappelle pourquoi la région ouest-africaine, et le continent africain, ont un besoin urgent d’espaces de réflexion, de proposition et de mobilisation citoyenne au service de l’intérêt général.
Gilles Olakounlé Yabi
« Le projet part du constat que les processus de démocratisation des pays d’Afrique de l’Ouest entamés au début des années 1990 ont permis d’accroître sensiblement l’espace de libertés dont disposaient les populations mais ne se sont pas traduits par une consolidation de la capacité des États et des sociétés à éviter des conflits et des crises violents et à créer les conditions d’une amélioration significative du bien-être collectif. » C’est sur la base de ce diagnostic, partagé avec des dizaines d’amis africains et non africains que s’est construit le projet de WATHI, laboratoire d’idées citoyen focalisé sur l’Afrique de l’Ouest mais ouvert sur tout le continent. Le 1er septembre 2015, il y a quatre ans, WATHI devenait une réalité avec le lancement de son site internet.
Entre crises sécuritaires graves et errements politiques
Au cours des quatre dernières années, je ne me suis jamais demandé si la décision de lancer un « think tank citoyen » cet objet étrange avait été le bon choix. L’état de la région ouest-africaine et de son voisinage immédiat l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale suffit à justifier le besoin d’espaces de réflexion, de dissémination de connaissances et de génération de nouvelles idées, pour nourrir et impulser des actions collectives. L’urgence de regarder en face l’état de nos sociétés, de nos institutions publiques et privées, de nos forces et de nos faiblesses, n’a jamais été aussi manifeste.
Le contexte de vide éducatif, culturel, économique, politique et idéologique dans lequel des millions d’enfants ont grandi depuis quelques décennies, a été comblé progressivement, patiemment et sûrement par les entrepreneurs de toutes sortes
L’urgence de confronter la capacité de résilience actuelle de nos États et de nos sociétés aux défis immenses qui nous assaillent déjà et à ceux qui nous attendent, magnifiés par la jeunesse de nos populations en croissance rapide, me paraît évidente. La situation en matière de sécurité aujourd’hui, en septembre 2019, est très préoccupante presque partout dans l’espace ouest-africain. Les pays du Sahel sont gravement atteints par la prolifération de groupes armés irréguliers, dont les desseins, les modes opératoires et les identités ne se limitent pas au terrorisme. La majorité de ces groupes armés sont désormais solidement ancrés dans les communautés locales au sein desquelles ils recrutent aisément.
Le contexte de vide éducatif, culturel, économique, politique et idéologique dans lequel des millions d’enfants ont grandi depuis quelques décennies, a été comblé progressivement, patiemment et sûrement par les entrepreneurs de toutes sortes, qui avaient, eux, des offres politiques, religieuses, criminelles, parfois entremêlées. Autant de projets concrets pour occuper les esprits, les mains et le temps de jeunes oubliés des États et souvent aussi abandonnés par leurs géniteurs. Il ne faut jamais oublier, par exemple, que les jeunes hommes qui sont devenus les combattants sans cœur de Boko Haram ont été des bébés, puis des petits enfants « normaux » dignes d’amour et d’attention, comme tous les enfants du monde.
Comment comprendre dans ce contexte que des acteurs politiques respectables s’acharnent à créer à nouveau les conditions de la polarisation, et donc de la tension et de la violence, à l’occasion d’élections à venir en 2020 dans la région ?
Le terrorisme se nourrit et alimente désormais des cycles de violences entre des groupes ethniques vivant sur les mêmes terres depuis des dizaines ou centaines d’années. Les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest, qui ont tous un « nord » qui se prolonge dans le Sahel, sont déjà directement atteints ou très exposés. Certains, comme la Côte d’Ivoire, le Liberia, la Sierra Leone, ont connu des rébellions armées ou des violences graves au cours des trois dernières décennies. Ils en portent les stigmates qui sont autant de facteurs de vulnérabilité à la rechute. Les armes, moyens décisifs dans l’explosion des violences, ne manquent pas dans les vastes espaces ouest-africain, sahélien et saharien. Comment comprendre dans ce contexte que des acteurs politiques respectables s’acharnent à créer à nouveau les conditions de la polarisation, et donc de la tension et de la violence, à l’occasion d’élections à venir en 2020 dans la région ?
Crise de gouvernance, crise de confiance, crise morale
Les critiques qui émanent tous les jours des citoyens ouest-africains sur leurs gouvernants sont souvent radicales. Le rejet, ou plus exactement l’absence de toute confiance dans la moralité et le souci de l’intérêt commun des acteurs politiques au pouvoir ou non, ne s’exprime pas seulement dans le monde virtuel des réseaux sociaux. On l’entend, on le sent, on le voit au quotidien même dans les capitales des pays en relative paix qui connaissent des taux de croissance économique flatteurs, et qui promettent « l’émergence » à leurs peuples. Beaucoup de jeunes refusent de croire aux chiffres de croissance économique ou de baisse de la pauvreté, même lorsqu’ils sont crédibles. C’est comme s’il était trop tard pour les convaincre de la possibilité réelle d’un avenir meilleur chez eux.
La réalité est difficile à accepter : nos sociétés ne semblent plus disposer des ressorts moraux collectifs indispensables pour faire face à l’adversité
Dans les pays plongés dans des crises sécuritaires graves, là où l’existence des États ne se donne à avoir qu’à l’occasion des fastes protocolaires dispendieux des voyages présidentiels, là où le fonctionnement minimal des États dépend des partenaires internationaux, de quelques recettes minières et des transferts de fonds des diasporas, les populations sont désemparées. Elles perçoivent l’impuissance de leurs dirigeants. Au Mali, au Niger et au Burkina Faso, la crise sécuritaire se double de revendications récurrentes des fonctionnaires et d’autres secteurs de la société, d’exigence de résultats économiques et sociaux ici et maintenant. Alors qu’il n’y a pas de solution miraculeuse à court terme à une situation qui a été créée par plusieurs décennies de démission spectaculaire des États et des gouvernants.
La réalité est difficile à accepter : nos sociétés ne semblent plus disposer des ressorts moraux collectifs indispensables pour faire face à l’adversité. Crise de la politique. Crise de la gouvernance. Crise de confiance. Crise morale. Même dans les pays ouest-africains qui étaient les mieux classés en matière de respect des principes démocratiques et des libertés publiques depuis quelques décennies, on s’affranchit de plus en plus de toute limite dans les pratiques visant à accaparer tous les leviers du pouvoir politique et économique. Et les seuls bénéfices incontestables des années de démocratisation que sont l’accroissement de l’espace de libertés dont jouissent les citoyens et le recul de l’arbitraire des puissants, sont gravement menacés.
L’obsession de la critique constructive et du « comment »
Ce que WATHI fait depuis quatre ans, c’est proposer et animer un espace dans lequel s’expriment des points de vue lucides sur l’état de nos pays et de nos sociétés dans tous les domaines, des propositions de réformes institutionnelles, éducatives, sanitaires, économiques, environnementales. Ce que nous avons entrepris de faire, c’est mettre sur la table les enjeux de notre présent et de notre avenir et orienter l’effort collectif vers les solutions, vers le « comment ». En estimant que tous ces enjeux sont liés les uns aux autres et que les approches expertes, cloisonnées, distantes, ne suffisaient pas.
Ce que j’observe aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, tout comme d’ailleurs en Afrique centrale, me fait penser qu’une rupture radicale avec les dynamiques politiques, économiques, sociales et sociétales des dernières décennies relève de l’urgence
Comment réformer les institutions politiques ? Comment lutter contre la corruption ? Comment réformer l’enseignement primaire et secondaire ? Comment stimuler la production locale et créer massivement des emplois pour les jeunes ? Comment réformer les systèmes de santé ? Comment faire face aux conséquences du changement climatique ? Sur toutes ces questions, aucune catégorie de la société ne détient seule les réponses. Ne plus se contenter de critiquer, d’accabler les décideurs ou de désespérer de notre incapacité collective, mais proposer des pistes d’action, et nous organiser pour pousser à leur mise en œuvre.
Le temps long dans lequel voudrait s’inscrire WATHI est celui qu’exige toute transformation significative dans les sociétés humaines. Mais ce que j’observe aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, tout comme d’ailleurs en Afrique centrale, me fait penser qu’une rupture radicale avec les dynamiques politiques, économiques, sociales et sociétales des dernières décennies relève de l’urgence. Ce sentiment d’urgence a été renforcé par un événement récent qui a ému toute la Côte d’Ivoire et une partie de la jeunesse africaine, la mort tragique, les réactions populaires et les funérailles spectaculaires de la star ivoirienne DJ Arafat, qui se sont terminées par une scène innommable de profanation de sa tombe par des « fans » qui ne croyaient toujours pas à la mort de l’artiste.
Le sens de l’urgence et celui du devoir
Pour ceux qui comme moi ne résistaient point à l’envie de danser en écoutant les rythmes de la musique moderne ivoirienne, y compris parfois ceux de DJ Arafat, sans toutefois connaître l’univers de cette star, la découverte des « Chinois », ses dizaines de milliers de fans appelés ainsi « parce qu’ils sont beaucoup » selon les mots du chanteur, fut une source de grande interrogation… et d’angoisse. Certes, tous les « Chinois » d’Abidjan ne sont pas des jeunes oisifs proches de la délinquance, peu instruits et consommateurs réguliers de stimulants divers. Mais des milliers d’enfants et d’adolescents parmi eux incarnent à l’évidence cette partie nombreuse et croissante de la jeunesse ouest-africaine abandonnée par leurs familles, par leurs sociétés, par les puissants et les nantis.
Comment nos sociétés en sont-elles venues à produire ces foules d’enfants et d’adolescents, qui n’ont point connu de douce expérience familiale, n’ont bénéficié d’aucun encadrement éducatif formel ou informel et qui vivent dans un monde hanté par la souffrance, l’incertitude du lendemain, la frustration et la violence ? Quel avenir réserve-t-on dans chacun de nos pays, à l’équivalent de nos « Chinois ivoiriens » ? Si les jeunes aux perspectives de vie très incertaines sont nombreux dans les quartiers les plus démunis d’Abidjan, de Dakar ou de Bamako, que dire des millions de jeunes et d’enfants des zones urbaines les plus pauvres du Nigeria, y compris ceux qui ont fui les zones de violence et d’insécurité au nord-est du pays? Que dire des milliers d’enfants pauvres des régions troublées du Cameroun qui rejoignent des villes dépassées depuis longtemps par la cadence démographique?
Comment nos sociétés en sont-elles venues à produire ces foules d’enfants et d’adolescents, qui n’ont point connu de douce expérience familiale, n’ont bénéficié d’aucun encadrement éducatif formel ou informel et qui vivent dans […] l’incertitude du lendemain, la frustration et la violence ?
Si nous avons des raisons légitimes de nous inquiéter de certaines pratiques économiques des vrais Chinois de Chine installés dans les pays de la région, qui n’ont pas dû trouver drôle le produit de l’imagination exceptionnellement féconde des Ivoiriens, nous devrions encore davantage nous interroger sur le futur qui est en train de se dessiner sous nos yeux pour des millions d’enfants de la région. Sur ce plan comme sur bien d’autres, les défis du Sahel ne sont point différents de ceux de l’Afrique côtière. Et c’est ensemble, en renforçant tous les liens qui unissent nos pays et nos communautés humaines, et en mettant l’accent enfin sur les savoirs, l’éducation, la recherche, la culture, le sens du bien commun, que nous devons y faire face. Le devoir de lucidité. Le devoir de la réflexion et de l’action collectives au bénéfice du plus grand nombre. Le sens du devoir. C’est la raison d’être de WATHI.
4 Commentaires. En écrire un nouveau
L’ Afrique de l’ouest à l’instar du reste du continent a du chemin à parcourir. Les maux dont elle souffre sont multiples. La plus manifeste est la gouvernance inappropriée à la hauteur des défis à relever. Paradoxalement, elle a tous les atouts pour avancer, mais le hélas, le constat se passe de commentaires. les THINK TANK sont des espaces dans lesquels évoluent exclusivement les intellectuels et les technocratiques qui représentent une petite frange de la population. Par exemple, au Sénégal le monde rural représente environ 70% de la population sénégalaise. Il urge de l’élargir à toutes les couches de la société. En vous remerciant davantage sur la pertinence de votre auguste, je vous reviendrai pour vous proposer une approche plus inclusive touchant les populations à la base selon une formule adaptée au contexte du Sénégal
Projet structurant
Wathi est devenu un think tank de référence par la qualité et la pertinence de ses articles publiés.
Nous nous abreuvons avec énormément de plaisir sur ce site qui éveille nos consciences et nous interpelle sur les nombreux défis auxquels notre continent est confrontés.
Comme un stimulus, vos publications exhortent chacun d’entre nous à œuvrer pour un changement positif de nos sociétés. C’est cela un engagement citoyen pour le mieux-être des populations Ouest-africaines.
Sursaut moral indispensable