Auteur (s): Philippe Leymarie
Organisation (s) affiliée (s): Le Monde diplomatique
Type de publication: Article
Date de publication: 16 janvier 2019
La piraterie maritime n’a pas disparu. Combattue avec succès par des flottes de guerre au large des côtes somaliennes et yéménites, en océan Indien, elle s’est développée ces dernières années à l’ouest du continent africain, dans l’Atlantique, qui concentre désormais 40 % des incidents recensés dans le monde, et la totalité des prises d’otages.
La zone du golfe de Guinée s’étend sur plus de deux millions de kilomètres carrés, et concerne dix-sept États, de la Mauritanie à l’Angola, soit 6 000 kilomètres de côtes. Elle voit passer un trafic de 140 millions de tonnes (hors pétrole), 4 000 bateaux transitant chaque jour dans ces eaux, soit environ un quart de l’ensemble du trafic maritime autour du continent africain.
S’y s’ajoutent l’exploration ou l’exploitation de gisements d’hydrocarbures offshore, de la Mauritanie jusqu’en Angola, qui représentent la moitié de toute la production africaine, un dixième de la production mondiale, et des réserves de 100 milliards de barils ; et l’exploitation de zones très poissonneuses, grâce à l’extension du « plateau continental » et au phénomène « d’upwelling », même si les ressources halieutiques diminuent dans les zones proches des côtes, en raison d’une pêche excessive.
Un environnement qui favorise l’essor de la pêche illicite, de la piraterie, et la multiplication des trafics y compris d’êtres humains. « Des enjeux inextricables », juge le contre-amiral Momar Diagne, chef d’état-major de la marine sénégalaise, pour qui ces menaces se nourrissent les unes les autres. Ce marin y ajoute les risques de pollution maritime, dus aux accidents ou actes illégaux, et l’avancée de l’océan du fait du réchauffement climatique — le tout à une échelle transnationale, et avec en arrière-plan la menace que fait planer depuis plusieurs années sur l’Afrique de l’Ouest et du Nord un terrorisme politico-religieux plutôt centré, en principe, sur les confins sahariens, mais qui peut avoir des débouchés maritimes.
Intouchables
Serge Rinkel, un expert policier européen des questions de frontières auprès de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), nommé récemment responsable pour la piraterie maritime dans le golfe de Guinée, estime que les enlèvements se sont multipliés à la suite d’une entente entre compagnies d’assurances pour ne plus avoir à payer de rançon supérieure à 50 000 euros par tête ( alors que jusqu’à 200 000 ou 300 000 euros étaient réclamés jusqu’en 2017). Parmi les preneurs d’otages, il y a, selon lui, d’ex-capitaines de marine, des membres d’organisation armées de la région du Delta (Nigeria), des interconnexions avec le crime (trafics de drogues, d’armes, d’enfants). Selon un autre expert, les pirates en mer, seuls visibles, sont du « menu fretin » : les « têtes pensantes » sont à terre, et « à la limite, intouchables ».
Les dommages sont difficiles à évaluer : on évoque le chiffre de 3 milliards d’euros de manque à gagner, et notamment une perte moyenne de 40 000 barils de pétrole par jour depuis cinq ans, suite à des actes illicites en mer. En outre, 3 000 tonnes de produits pétroliers polluent chaque année la zone maritime concernée. Un officier des douanes sénégalaises estime les pertes pour son pays à 720 millions. La pêche « non-déclarée et non-réglementée » représente, selon l’Union européenne (UE), un tiers des captures de poisson, soit 1,5 milliard d’euros, ou un quart de la valeur des exportations africaines selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Ces eaux restent aussi, depuis plusieurs décennies, le théâtre de trafics massifs de drogue qui empruntent une route maritime entre l’Amérique latine et l’Afrique de l’Ouest, avant de remonter vers l’Europe par les terres. Du fait de la piraterie, selon certaines estimations, les pays enclavés tels le Niger, le Burkina, le Tchad paient 10 % plus cher leurs approvisionnements.
Plus d’une centaine d’incidents impliquant des pirates ont été recensés dans la zone du golfe de Guinée au cours du premier semestre 2018, selon le Bureau maritime international (BMI), soit un quasi doublement en l’espace de deux ans. Les six prises en otages d’équipages, sur la même période, l’ont toutes été dans cette région : une centaine de marins ont été détenus, et une quinzaine d’entre eux enlevés, En février 2018, par exemple, un pétrolier battant pavillon panaméen, avec 22 marins indiens et 13 500 tonnes de carburant à bord, avait été retenu pendant cinq jours par des pirates près du Bénin.
Les enlèvements se sont multipliés à la suite d’une entente entre compagnies d’assurances pour ne plus avoir à payer de rançon supérieure à 50 000 euros par tête ( alors que jusqu’à 200 000 ou 300 000 euros étaient réclamés jusqu’en 2017)
Limites de l’autodéfense
Mais la plupart des attaques se sont déroulées au large du Nigeria. Elles concernent tous les types de navires. Elles donnent lieu, outre la prise d’otages, au détournement de navires-citernes ou de cargos, au siphonnage de cuves de pétrole, à l’arraisonnement de navires de pêche, à des trafics de carburant, de drogue, d’armes, de migrants. Elles sont facilitées par le faible nombre de systèmes permanents de surveillance, notamment de radars, de sémaphores côtiers, de vedettes rapides, de patrouilleurs de haute mer, de couverture aérienne…
Tout comme au large de la Somalie ou de l’Indonésie secteurs longtemps privilégiés de la piraterie maritime les navires peuvent tenter de se prémunir ou de se défendre par eux-mêmes : détection précoce de l’approche d’embarcations suspectes, manœuvres d’évitement ou de fuite du navire, usage de lances anti-incendie, dispositifs anti-grappins, présence de gardes armés, utilisation de refuges ou « citadelles » dans la partie habitée des navires, etc. Dans la mesure du possible, l’équipage peut lancer un appel à l’aide à d’autres bâtiments, et demander l’intervention des moyens civils ou militaires spécialisés du moins si ils sont présents, disponibles, équipés, entraînés, etc.. La norme de la « double coque » pour les nouveaux tankers devrait, à terme, limiter la pollution de type pétrolier.
Les pays riverains sont conscients de la nécessité de faire reculer l’insécurité maritime, et de le faire à une échelle interrégionale, tout en s’appuyant sur les expériences ainsi que les financements internationaux. Le « processus de Yaoundé », adopté lors d’un sommet organisé en juin 2013 au Cameroun, vise à harmoniser les analyses, attentes et pratiques des États de la région. Un code de conduite sur la prévention et la répression des actes illicites a été élaboré, pour servir de base juridique à la coopération entre les dix-sept États concernés.
Un Centre interrégional de coordination (CIC) a été ouvert en septembre 2014, pour harmoniser les règles d’engagement, et faire la jonction avec les centres maritimes de coordination d’Afrique centrale et Afrique de l’Ouest : le partage de l’information maritime est devenu la règle. Un institut de sécurité maritime interrégionale (ISMI) a vu le jour en septembre 2015. Un « préfet maritime » a été nommé pour la première fois au Bénin en 2016. Des séminaires des chefs d’état-major des marines riveraines sont organisés chaque année.
Présence permanente
La France est largement impliquée dans cette stratégie sécuritaire sur toute l’étendue du golfe de Guinée, qui l’intéresse à plusieurs titres :
- le Golfe de Guinée fait majoritairement partie de sa zone d’influence traditionnelle, autant politique qu’économique et culturelle ;
- 8 des 17 pays riverains sont classés « francophones » ; une dizaine font partie de la « zone franc » ;
- 80 000 ressortissants français résident dans ces pays ;
- près d’un quart du pétrole consommé en France provient d’Angola, du Nigeria, du Gabon et du Congo ;
- le Golfe de Guinée sert de façade maritime aux pays enclavés du Sahel, qui représentent un enjeu majeur de sécurité pour la France et l’Europe.
La France est ainsi la seule nation européenne présente en quasi-permanence sur cette zone depuis plus de vingt-cinq ans. Sa marine nationale y a déployé plus de cent-cinquante missions « Corymbe », composées d’un ou deux navires de haute-mer (souvent, actuellement, un bâtiment de projection et de commandement type Mistral, à la fois porte-hélicoptères, base amphibie, navire-hôpital, quartier général).
Les navires peuvent tenter de se prémunir ou de se défendre par eux-mêmes : détection précoce de l’approche d’embarcations suspectes, manœuvres d’évitement ou de fuite du navire, usage de lances anti-incendie, dispositifs anti-grappins, présence de gardes armés, utilisation de refuges ou « citadelles » dans la partie habitée des navires, etc
Grâce à ces moyens prépositionnés, et au soutien de plusieurs bases côtières (Dakar, Port Gentil, Abidjan), la marine française peut assurer des missions de sécurisation en mer (antipiraterie, antidrogue, etc.), d’appui des interventions à l’intérieur du continent (Serval et Barkhane au Mali, Sangaris en Centrafrique), d’évacuation de ressortissants (Licorne, en Côte d’Ivoire), d’aide humanitaire (Ebola, en Guinée ), etc. Des moyens aériens militaires français peuvent également être mobilisés.
Des exercices pluriannuels dénommés « African Nemo » sont organisés depuis cinq ans autour de ces bâtiments. Ils permettent d’entraîner les unités navales, les équipages et les centres de commandement des pays riverains du golfe pour combattre la criminalité en mer, et ont impliqué notamment les marines du Nigeria, du Togo, du Ghana, de la Côte d’Ivoire, du Sénégal. Des périodes d’instruction opérationnelle, destinées à l’entretien des savoir-faire élémentaires, avec embarquement de stagiaires ou d’unités complètes, menées en liens avec une dizaines de marines partenaires, concernent chaque année un millier de marins africains.
La coopération française apporte en outre un soutien humain et financier à des projets de construction de sémaphores (comme au large de Conakry, en Guinée), ou au fonctionnement d’écoles et centres de formations régionaux (comme l’école navale de Bata, en Guinée-Équatoriale, ou l’institut de sécurité maritime d’Abidjan, en Côte d’Ivoire).
La question du droit de poursuite des contrevenants hors de la zone de compétence des forces navales d’un État, la lutte contre la pêche illégale, la protection de la flore marine
Manque de visibilité
Côté européen, l’Espagne, le Danemark et le Portugal ont conclu un accord avec la France pour synchroniser les déplacements et formations, s’engageant à assurer 200 jours de mer par an (456 jours en moyenne, pour les Français, depuis 1990). Les autres partenaires européens se déploient de manière plus occasionnelle. En parallèle, le service européen pour l’action extérieure (SEAE) porte la stratégie européenne pour le golfe de Guinée, avec une série d’initiatives, notamment à travers le projet Gulf of Guinea interregional network (GoGIN), qui appuie le dispositif piloté depuis Yaoundé.
Bien que les États aient investi dans le renouvellement des forces navales, dans la réorganisation des services publics impliqués dans l’action de l’État en mer et dans la coopération régionale, « d’importants chantiers restent à explorer », estime la fondation Konrad Adenauer, qui organisait un atelier sur la sécurité des espaces maritimes africains, en marge du Forum international sur la paix et la sécurité en Afrique de Dakar, en novembre dernier : parmi ces chantiers, la question du droit de poursuite des contrevenants hors de la zone de compétence des forces navales d’un État, la lutte contre la pêche illégale, la protection de la flore marine.
Coordinateur pour la France des affaires liées à la sécurité maritime, le vice-amiral Hervé de Bonnaventure reconnaît que le « processus de Yaoundé » est lent à se mettre en place, du fait d’un manque de capacités hauturières ou de surveillance depuis la côte, que les initiatives prises « n’apportent pas encore les résultats escomptés aux yeux de la communauté maritime », si bien que « les appels africains à l’aide extérieure se heurtent à un manque de visibilité des résultats ». Selon cet officier général, les États du golfe de Guinée manquent de moyens, mais sont capables d’intervenir, « au moins en partie », dans leurs eaux territoriales : « Notre devoir est bien de les soutenir dans ce combat et d’éviter une substitution européenne aux initiatives locales », prévient-il.
Le vice-amiral note au passage qu’il existe une forme de piraterie endémique, variable en fonction des conditions socio-économiques, qui fait vivre des dizaines de milliers de personnes : « Dès lors, lutter contre la piraterie sans associer une approche socio-économique, c’est aussi prendre le risque de déstabiliser une économie certes contestable, mais réelle, et de voir s’accentuer la crise sécuritaire », conclut-il, invitant au pragmatisme.
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