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International Crisis Group (ICG) est une organisation non gouvernementale indépendante qui travaille à la prévention des guerres et à l’élaboration de politiques visant à construire un monde plus pacifique. En tirant la sonnette d’alarme pour prévenir les conflits meurtriers, l’ICG s’engage directement auprès d’une série d’acteurs de conflits pour rechercher et partager des informations, et pour encourager une action intelligente en faveur de la paix.
Date de publication: Juin 2020
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Site de l’organisation : International Crisis Group
Entre décembre 2019 et janvier 2020, l’armée nigérienne a été sévèrement frappée par des attaques terroristes revendiquées par la branche sahélienne de l’État islamique opérant entre le Mali et la région frontalière de Tillabéri au Niger, causant la perte de dizaines de soldats (71 soldats nigériens tués le 10 décembre 2019 à Inates, 89 soldats nigériens tués le 12 janvier 2020 à Chinégodar). Le Niger ayant renoué avec l’option militaire suite à ces attaques, les efforts pour le dialogue et le désarmement qui ont été engagés sont mis à rude épreuve pour ne pas dire vains. En effet, deux ans auparavant, le Niger avait suspendu sa coopération avec les milices maliennes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme au nord de Tillabéri, et avait privilégié comme principale stratégie, la sensibilisation des communautés. L’offensive militaire du Niger pourrait être exploitée par les jihadistes, car des meurtres présumés de civils occasionnés par les forces de sécurité s’enregistrent de plus en plus en cette période sensible de la pandémie du nouveau coronavirus, rendant les communautés frontalières davantage hostiles à l’Etat. Face aux multiples tentatives du Niger pour contenir la progression des jihadistes, WATHI a choisi ce document d’une part, parce qu’il propose une approche combinée des efforts militaires et des politiques pour répondre aux besoins des communautés frontalières et d’autre part, parce qu’il montre la nécessité pour le gouvernement nigérien, de mettre fin aux conflits à base communautaire et d’engager un dialogue avec les insurgés dans l’optique de les soustraire au jihadisme.
Dans ce contexte de pandémie de la covid-19, le gouvernement et l’armée risquent de s’affaiblir, voire de s’immobiliser. En outre, la capacité, à surveiller le comportement des troupes sur le terrain, des autorités et autres organisations commence à se réduire. Ce document propose 3 pistes de recommandations afin de marginaliser l’Etat islamique au Niger.
Les extraits suivants proviennent des pages : 1, 3-8, 10-12, 15-23
Introduction
La zone frontalière entre le Mali et le Niger, dans le nord de Tillabéri, connaît actuellement une nouvelle flambée de violence. Celle-ci fait suite à l’échec d’une offensive militaire contre la branche sahélienne de l’Etat islamique, entre 2017 et la mi-2018, et des efforts ultérieurs du gouvernement nigérien pour poursuivre le dialogue avec les communautés parmi lesquelles les jihadistes se sont implantés. Depuis avril 2019, les attentats revendiqués par l’Etat islamique ont tué de nombreux dirigeants locaux qui exerçaient des fonctions stratégiques pour l’Etat ainsi que plus de deux cents membres des forces de sécurité, ce qui fait craindre que le Niger, considéré par ses partenaires étrangers comme plus stable que ses voisins du Sahel central, soit le prochain domino de la région à tomber.
Le 13 janvier 2020, lors d’un sommet organisé par le président Emmanuel Macron à Pau, la France, le Niger et d’autres gouvernements du Sahel ont publié une déclaration commune appelant à renforcer les capacités militaires dans la région et à cibler prioritairement l’Etat islamique au Sahel. Le communiqué de presse a également appelé au retour de l’Etat dans les territoires touchés par le conflit et à un renforcement de l’aide au développement. Dans le Nord de Tillabéri, comme ailleurs au Sahel, l’attention excessive accordée au contre-terrorisme a conduit à un recours disproportionné aux moyens militaires, dans un conflit fondamentalement motivé par les concurrences inter- et intracommunautaires autour des droits et des ressources, conflit que l’Etat islamique a su exploiter à son profit.
Les stratégies de lutte contre le terrorisme visant à affaiblir les groupes jihadistes ne sont ni illégitimes ni infondées, mais la façon dont elles sont menées au Niger a souvent envenimé les situations plus qu’elle ne les a apaisées. Ces stratégies ont, par exemple, accéléré la militarisation des communautés frontalières et alimenté la stigmatisation des membres des groupes nomades peul, que les autres communautés locales considèrent souvent comme les plus proches collaborateurs de l’Etat islamique sur le terrain. Elles ont également entraîné le meurtre de civils qui étaient accusés d’être des membres de l’Etat islamique ou étaient pris pour tels.
Alors que Niamey lance une nouvelle offensive antiterroriste en réponse à la montée de la violence le long de la frontière, les communautés locales du nord de Tillabéri affirment déjà que les opérations militaires ont causé la mort d’un grand nombre de civils. Profitant du désordre créé, la branche de l’Etat islamique cherchera à gagner du terrain. Elle a déjà acquis une légitimité aux yeux de certains habitants de la région de Tillabéri en apparaissant comme une force capable, davantage que l’Etat, de protéger ses alliés locaux et de fournir des services de base, y compris la sécurité. Le Niger cherche une réponse qui affaiblirait l’Etat islamique, mais il peine à trouver de nouvelles idées alors que les approches tentées à ce jour ont largement échoué.
Les efforts du Niger pour contenir l’Etat islamique
La branche sahélienne de l’Etat islamique est actuellement la plus grave menace pour la sécurité du Niger, voire de toute la région. Son émir, Adnan Abou Walid al-Sahraoui, a d’abord prêté allégeance en 2015 à Abou Bakr al-Baghdadi, qui était alors calife autoproclamé de l’Etat islamique. Né au Sahara occidental, Adnan Abou Walid al-Sahraoui a émigré comme étudiant en Algérie, puis s’est rendu dans le Nord-Est du Mali où il est devenu le porte-parole du Mouvement pour l’unification et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), un groupe dissident d’al-Qaeda.
Sahraoui a ensuite proclamé sa loyauté à l’Etat islamique en 2015 et son groupe a lancé une série d’attaques au Niger et au Burkina Faso. Par la suite, il a étendu son contrôle aux régions sahélienne et orientale du Burkina Faso, et surtout aux régions de Ménaka au Mali et de Tillabéri au Niger, où il a acquis une notoriété mondiale après une attaque soldée par la mort de quatre militaires américains en 2017. Les combattants de Sahraoui ont resserré leur emprise sur la zone des trois frontières en nouant des alliances avec diverses communautés et ont infligé, ces derniers mois, de lourdes pertes aux forces de sécurité des trois Etats.
La progression de l’Etat islamique, depuis le Mali jusqu’à la région de Tillabéri, dans le nord du Niger, dont le chef-lieu de district se trouve à seulement 112 km de la capitale fédérale, Niamey, a déconcerté les autorités. Après l’échec d’une première tentative de dialogue avec les insurgés, le Niger a autorisé, mi-2017, des groupes armés maliens à base ethnique, alliés au gouvernement de Bamako et proches des forces militaires françaises, à opérer sur son territoire.
Les raids de ces groupes ont d’abord fait reculer l’Etat islamique, mais ont envenimé les relations entre communautés sur le terrain, les groupes armés touareg et daosahak du Mali prenant souvent pour cible les Peul, qu’ils accusaient de collaborer avec les jihadistes, ce qui a déclenché en retour des représailles. Prenant conscience que ces opérations ne faisaient qu’accroître l’instabilité, le Niger s’est engagé à partir de juillet 2018 dans une politique de sensibilisation des populations locales.
Cette politique n’a pas non plus été un franc succès : l’influence de l’Etat islamique continue de grandir non seulement parmi les Peul, mais aussi parmi les communautés touareg, djerma et daosahak. Des responsables locaux qui collaboraient avec le gouvernement nigérien ont été assassinés. Les attaques jihadistes ont repris et sont devenues beaucoup plus meurtrières, surtout vers la fin 2019.
La montée de l’Etat islamique dans le nord de Tillabéri
Les dirigeants de l’Etat islamique ont développé une véritable expertise dans la mobilisation des communautés locales, utilisant la zone frontalière entre le Niger et le Mali comme un important vivier de recrutement de combattants. Au départ, Sahraoui a fait des incursions chez les Peul, dont les éleveurs se trouvent piégés ces dernières décennies entre l’empiétement des agriculteurs sur leurs pâturages au Sud et la concurrence accrue des nomades touareg et daosahak au Nord.
En 2012, lorsque le Mouvement national de libération de l’Azawad a armé de jeunes combattants touareg et daosahak et qu’une coalition de groupes jihadistes a pris le contrôle de la région de Gao au Mali, certains combattants peul ont rejoint le camp jihadiste, se tournant vers le Mujao pour obtenir sa protection. En tant que commandant du Mujao, Sahraoui a joué un rôle déterminant dans l’accueil des combattants peul du nord de Tillabéri, dont beaucoup avaient déjà appris, pendant des années, à vivre les armes à la main à cause des conflits à base communautaire.
Certaines communautés ont alors commencé à percevoir les groupes jihadistes non seulement comme des protecteurs mais aussi comme des dirigeants potentiellement légitimes de leurs territoires
L’alliance de l’Etat islamique avec les communautés peul devait s’avérer inestimable pour la survie et l’évolution de Sahraoui en tant que chef jihadiste. Lorsque l’intervention française de janvier 2013 visant à expulser les jihadistes des grandes villes du nord du Mali a dispersé les combattants, Sahraoui, qui avait été gouverneur Mujao de la ville de Gao, a été contraint de se réfugier dans la clandestinité. Les combattants peul et d’autres nomades ont facilité sa fuite vers les régions frontalières entre le Mali et le Niger, où il a renforcé son implication dans les affaires de leurs communautés.
Le Mujao a mis en place des canaux pour que les populations lui rapportent les crimes, cherchant à gagner leur confiance en rétablissant l’ordre et en rendant une forme de justice locale. Certaines communautés ont alors commencé à percevoir les groupes jihadistes non seulement comme des protecteurs mais aussi comme des dirigeants potentiellement légitimes de leurs territoires (ou en tout cas jouissant d’une plus grande légitimité que les rebelles ou l’Etat). En s’installant dans la région, Sahraoui a déclaré son allégeance à l’Etat islamique en Iraq et en Syrie, fondant le groupe qui allait devenir populaire sous le nom d’Etat islamique au Grand Sahara et s’autoproclamant son émir.
Profitant de l’absence de l’Etat malien le long de la frontière, les commandants de l’Etat islamique ont élargi leur emprise autour de la vaste région frontalière entre le Mali et le Niger, multipliant ainsi le nombre de leurs combattants et gagnant en influence dans des régions où le Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM), soutenu par al-Qaeda, avait également développé des réseaux, mais sans entrer jusqu’ici en conflit avec ceux-ci.L’Etat islamique a également forgé de nouvelles alliances au-delà des Peul, ciblant les groupes issus des communautés touareg, daosahak et djerma, en utilisant des méthodes d’intimidation mais aussi en fournissant des services importants comme la protection contre les raids et le vol de bétail.
Les habitants voient aussi souvent dans l’Etat islamique une autorité compétente pour résoudre les litiges fonciers et fournir des services tels que la protection du bétail contre le vol. Ce dernier est la principale préoccupation des nomades vivant le long de la frontière, où la perte de troupeaux lors d’un raid peut dévaster une famille pendant des décennies. Selon la population locale, les forces de sécurité nigériennes ne font pas grand-chose pour empêcher les raids ou récupérer les animaux volés.
En contrepartie des mesures d’ordre et de protection, les civils tolèrent la zakat (taxe) exigée par l’Etat islamique, qu’ils préfèrent aux razzias (raids) qu’ils subissaient auparavant. L’Etat islamique a ainsi gagné la loyauté de guerriers nomades locaux, tels que Doundoun Cheffou et Petit Chafori. Ces deux pasteurs peul ont d’abord pris les armes pour défendre leurs propres intérêts et protéger leur bétail contre les pilleurs touareg et daosahak, mais ils organisent aujourd’hui des attaques complexes contre des cibles nationales et étrangères au nom de l’Etat islamique.
Les insurgés ont également recours à l’intimidation pour contrôler les communautés. Tout en instaurant un climat de confiance avec les villageois et les nomades, les commandants de Sahraoui ont créé des réseaux d’informateurs sur le terrain qui fournissent des renseignements sur les mouvements et les stratégies de l’Etat et de ses mandataires, de sorte que les habitants n’osent pas trahir l’Etat islamique. Les populations locales sont de plus en plus réticentes à rendre compte des mouvements des insurgés par peur d’actes de vengeance.
Les populations locales sont de plus en plus réticentes à rendre compte des mouvements des insurgés par peur d’actes de vengeance
L’option militaire se retourne contre le gouvernement nigérien
Au fur et à mesure que l’influence des groupes jihadistes à la frontière malienne se renforçait, les responsables nigériens exploraient les possibilités de négocier avec eux. Mais les premières opportunités de dialogue se sont progressivement fermées à mesure que l’Etat et ses partenaires étrangers s’orientaient vers une approche plus militarisée. Les autorités politiques et militaires françaises et nigériennes ne partageaient pas les mêmes opinions sur les mérites du dialogue comme moyen de traiter avec l’Etat islamique.
En 2016, des émissaires nigériens ont ouvert des pourparlers avec des représentants de l’Etat islamique pour négocier la libération d’un garde national qui avait été capturé lors d’une attaque contre son poste qui avait fait six morts. Le garde a été libéré, mais les négociations ont échoué lorsque les partisans de la ligne dure au sein du gouvernement et des forces armées ont mis un frein au dialogue. Pendant que ces négociations étaient en cours, la France a mené de nouvelles frappes aériennes dans la zone frontalière entre le Mali et le Niger en février 2017.
Elle a également exhorté le gouvernement à ne pas libérer, dans le cadre du processus de dialogue, les combattants arrêtés par Barkhane, l’opération militaire française de lutte contre le terrorisme au Sahel. De leur côté, les insurgés, qui étaient à l’époque moins unifiés sous le commandement de l’Etat islamique qu’ils ne le sont aujourd’hui, n’ont pas pu formuler un programme de revendications politiques qui aurait servi de base aux négociations. Les pourparlers ont donc tourné court.
Même si les groupes armés ont remporté quelques victoires contre l’Etat islamique, ils ont également durement frappé la population civile, aggravant encore les tensions communautaires et poussant davantage de Peul à s’allier aux jihadistes. En février et mai 2018, l’alliance a tué plus de 200 insurgés présumés et a apparemment affaibli la branche de l’Etat islamique, mais elle a également causé la mort de dizaines de civils dans la zone frontalière. Au fur et à mesure de la progression de cette campagne contre-terroriste, il est apparu clairement que les opérations ne parvenaient pas à neutraliser définitivement l’Etat islamique et qu’elles conduisaient à une escalade des violences intercommunautaires meurtrières. Ces assassinats impliquaient généralement des groupes armés rivaux peul, daosahak et touareg, affiliés soit à l’Etat islamique, soit aux milices maliennes.
Le Niger mise sur la sensibilisation
Même si les opérations militaires ont finalement eu les effets pervers décrits plus haut, elles ont fait reculer l’Etat islamique. En septembre 2018, le groupe s’était temporairement retiré de certaines parties du nord de Tillabéri sous une forte pression militaire.
Nous voulions proposer une ouverture pour que ceux qui acceptaient de revenir ne soient pas persécutés
Les autorités nigériennes étaient prêtes à accueillir les combattants locaux qui avaient rejoint les insurgés mais qu’elles pensaient désormais plus enclins à se démobiliser. Pour les convaincre, les autorités ont lancé une nouvelle campagne de sensibilisation destinée à rétablir la confiance et à persuader les insurgés de rendre leurs armes. Cette campagne était dirigée par la Haute autorité à la consolidation de la paix (HACP), un conseil mandaté par le gouvernement du Président Mahamadou Issoufou pour s’attaquer aux causes profondes de l’insécurité dans la région de Tillabéri.
L’approche du gouvernement consistait, en grande partie, à offrir aux simples combattants de déposer les armes et de se rendre à leurs chefs traditionnels en échange d’une immunité les mettant à l’abri des poursuites. Pour cela, les responsables gouvernementaux ont dû convaincre certaines factions à l’intérieur de l’armée qui auraient préféré la vengeance à l’amnistie. « Nous voulions proposer une ouverture pour que ceux qui acceptaient de revenir ne soient pas persécutés », a déclaré un influent conseiller du gouvernement.
Les insurrections s’intensifient
Niamey n’ayant pas réussi à regagner la loyauté des communautés locales ni à écarter les insurgés ayant rejoint le jihad, l’Etat islamique a pu rassembler ses forces et organiser une nouvelle insurrection. Ses combattants maîtrisent encore mieux l’art de la dispersion alors que les forces de Barkhane, débordées, louvoient sans cesse d’un point chaud à l’autre, tournant notamment autour de la région du Gourma, le long de la rive occidentale du fleuve Niger.
A partir d’avril 2019, la région a connu un pic d’assassinats et d’enlèvements. De nombreux responsables locaux ont craint que l’Etat islamique ne prenne pour cible des individus perçus par les jihadistes comme collaborant avec l’Etat. Ces violences avaient pour toile de fond une détérioration des relations intercommunautaires et une augmentation des règlements de comptes motivés par des griefs locaux. Alors que les meurtres ont permis de se débarrasser de nombreux responsables communautaires locaux qui étaient d’importants alliés du gouvernement, l’Etat islamique a également mené une série de lourdes frappes contre des positions militaires.
L’Etat islamique et ses affiliés restent profondément méfiants à l’égard des initiatives de dialogue soutenues par l’Etat
Un incident central, qui illustre le positionnement de l’Etat islamique, est l’enlèvement, le 11 avril 2019, d’Oumarou « Kiro » Roua, un médiateur renommé qui, depuis 2016, facilitait le dialogue entre l’Etat, les dirigeants de l’Etat islamique et les groupes armés peul. Sa disparition a souligné les difficultés rencontrées par l’Etat, qui tentait de négocier avec les jihadistes alors qu’une partie de ses services de sécurité était encore engagée dans la planification d’opérations militaires contre l’Etat islamique et ses alliés sur le terrain.
Des témoignages locaux suggèrent que le médiateur a été accusé de trahison par les insurgés jihadistes qui l’ont kidnappé. Ils l’ont accusé de complicité dans un complot visant à tuer des dirigeants locaux de l’Etat islamique, avant de le condamner finalement à mort. Si ces rapports non confirmés sur son exécution sont exacts, ils indiquent que l’Etat islamique et ses affiliés restent profondément méfiants à l’égard des initiatives de dialogue soutenues par l’Etat, les interprétant comme faisant partie d’une campagne militaire destinée à éliminer les chefs jihadistes. Pour certains membres du gouvernement et des forces de sécurité, les récits de l’exécution de Kiro sont une raison supplémentaire de s’opposer au dialogue.
102 civils masculins du district d’Ayorou, pour la plupart des Touareg et des Daosahak, qui sont portés disparus et qui auraient été tués par l’armée nigérienne selon des sources locales
Depuis le sommet de Pau en janvier, les forces nigériennes et françaises ont repris leurs offensives. Pourtant, elles sont sceptiques quant à leurs chances de succès. Un haut conseiller politique du gouvernement a fait la remarque suivante : « Nous sommes actuellement en pleine offensive, mais vous ne pouvez pas gagner une offensive contre un ennemi que vous ne voyez pas et qui n’est pas sur votre territoire ». Dans le même temps, le nombre de victimes civiles aurait déjà augmenté.
Un document signé le 3 avril 2020, portant le sceau de la mairie d’Inatès et vu par Crisis Group, énumère les noms de 102 civils masculins du district d’Ayorou, pour la plupart des Touareg et des Daosahak, qui sont portés disparus et qui auraient été tués par l’armée nigérienne selon des sources locales. Selon ce document, 48 personnes ont été arrêtées autour du marché d’Ayorou le 29 mars, et 54 autres ont été enlevées dans leurs camps ou alors qu’elles se trouvaient à proximité de puits. Le document cite des témoignages faisant état de nouvelles fosses communes découvertes à Tagabatt et Ingoul dans les communes d’Inatès et d’Ayorou.
Peu après la diffusion de ces allégations, le ministre de la Défense a publié une déclaration dans laquelle il a félicité les contingents participant aux opérations militaires dans le nord de Tillabéri pour leur professionnalisme et leur respect des droits humains. Il a annoncé qu’une enquête publique permettrait bientôt d’innocenter les forces de sécurité du Niger de tout acte répréhensible.
Marginaliser l’Etat islamique à Tillabéri
Les attentats de décembre 2019 et janvier 2020 qui, au total, ont tué 160 soldats, soulignent la gravité du problème de sécurité du Niger à sa frontière avec le Mali. Autrefois perçu par les autorités comme un problème de banditisme à petite échelle touchant principalement une minorité de groupes nomades, le nord de Tillabéri est aujourd’hui le théâtre d’une crise sécuritaire multidimensionnelle que l’Etat islamique exploite avec de plus en plus d’habileté.
La réponse à cette crise a déjà été compliquée par la pandémie de Covid-19, qui menace d’affaiblir et d’immobiliser encore davantage le gouvernement et l’armée du Niger. Cette pandémie constitue un défi supplémentaire pour les forces de sécurité françaises et nigériennes, qui vivent et travaillent dans un espace restreint et des conditions déjà difficiles. Elle risque, par là même, de renforcer les avantages opérationnels de l’Etat islamique. Celui-ci serait, en effet, susceptible de profiter d’un affaiblissement des positions militaires nigériennes et françaises pour lancer de nouvelles attaques contre les postes-frontière, poussant l’Etat à se replier encore un peu plus.
Dialogue politique avec les communautés
Les opérations militaires ne permettront pas à elles seules d’atteindre les objectifs du Niger dans le nord de Tillabéri, surtout si elles attisent encore une fois le foyer de tensions intercommunautaires. Le dialogue entre Niamey et les communautés du nord de la région de Tillabéri sera donc indispensable pour rétablir la présence de l’Etat dans les campagnes. Sur un plan concret, cependant, les autorités devront résoudre un certain nombre d’obstacles qui ont entravé les précédents efforts de dialogue.
L’un de ces facteurs est le manque de coordination entre les différentes institutions de l’Etat chargées de regagner la loyauté des communautés mécontentes. D’une part, les efforts visant à stabiliser le nord de Tillabéri ont bénéficié de l’expérience et des ressources de la HACP, une institution unique au Sahel central, qui n’a pas ménagé ses efforts pour réparer les préjudices subis par les communautés qui se sentent exclues du processus décisionnel de l’Etat.
D’un autre côté, la HACP a été confrontée à un problème de légitimité dans le nord de Tillabéri, où (comme nous l’avons déjà mentionné) elle est perçue comme manquant de neutralité, notamment parce que pour de nombreux Peul de cette région, la HACP est compromise par sa direction touareg et sa prétendue proximité avec les milices maliennes.
Parallèlement aux efforts de l’Etat pour négocier avec des communautés spécifiques, comme les Peul, le gouvernement devrait également envisager d’en faire plus pour négocier des accords inter- et intracommunautaires directs. Il pourrait tirer les leçons d’un accord de paix à Abala en 2019, où les rivaux daosahak et peul ont réussi à se réconcilier alors qu’un litige perturbait des routes commerciales vitales pour les deux communautés.
Peu importe qui était à l’origine de ces pourparlers (certains ressortissants locaux disent que c’était l’Etat islamique, se trouvant en position de force après une victoire militaire significative contre les combattants maliens dans la région malienne de Ménaka), la réconciliation des communautés d’Abala a permis une diminution de la violence. Des mois plus tard, les habitants affirment qu’il n’y a pas eu d’incidents intercommunautaires depuis la réconciliation, malgré certaines attaques contre des représentants de l’Etat.
Dialogue avec les insurgés
Les politiques visant le dialogue avec les commandants de l’Etat islamique, qui ont récemment infligé de graves pertes aux services de sécurité, font l’objet de controverses au Niger, différentes composantes des forces de sécurité privilégiant des approches différentes. Le ministère nigérien de l’Intérieur a déjà pris l’initiative de nouer le dialogue avec les commandants de l’Etat islamique. Les chefs militaires du pays se sont toutefois largement opposés à cette approche. Lors de la réunion du Conseil national de sécurité du Niger en février 2017, ils ont opposé leur veto aux tentatives du ministre de l’Intérieur Bazoum d’engager des discussions avec les insurgés de l’Etat islamique.
La diversité des stratégies et des intentions a souvent généré des messages contradictoires envoyés aux insurgés et à leurs commandants, ce qui risque d’entamer leur confiance dans les autorités de l’Etat lors de futures tentatives de dialogue. Les insurgés peuvent également craindre que les pourparlers engagés par une partie du gouvernement ne soient utilisés comme un moyen pour une autre partie ou un de ses partenaires d’identifier les insurgés en tant que cibles, par exemple l’armée ou un allié étranger impliqué dans des opérations antiterroristes comme la France ou les Etats-Unis.
Pour que le dialogue avec les commandants nigériens de l’Etat islamique soit couronné de succès, les autorités devront très probablement poser sur la table une série de propositions pour les persuader de faire défection, à l’instar de ce qui avait été proposé aux rebelles touareg du Niger dans les années 1990. Il pourrait s’agir d’engagements à intégrer des combattants dans les forces de sécurité, à permettre aux chefs rebelles d’occuper des postes influents dans les institutions publiques, à investir dans le développement régional et à décentraliser la gouvernance afin de promouvoir une plus grande autonomie régionale.
Le gouvernement devrait également réfléchir à la manière dont il pourrait aboutir à des négociations avec Sahraoui à moyen ou long terme, même si celui-ci ne semble pas intéressé pour l’instant. Après tout, il a montré sa volonté d’engager des pourparlers avec le Niger en 2016-2017 et contrôle une structure de commandement unifiée qui servirait bien les efforts de stabilisation de la région si un accord pouvait être conclu. S’il refuse de s’asseoir à la table des négociations à court terme, Niamey pourra alors décider de concentrer ses efforts sur l’érosion de son soutien auprès des habitants de la zone frontalière.
Son objectif devrait être de persuader les chefs de communauté et les commandants de l’Etat islamique nigérien de revenir à l’Etat, selon les modalités indiquées ci-dessus – comme l’intégration des combattants dans les forces de sécurité et l’accession des chefs rebelles à des postes régionaux influents dans les institutions publiques. Si Sahraoui était affaibli au Niger, il pourrait se montrer plus réceptif aux négociations. Les chances de succès sont minces, mais, pour Niamey, l’approche est probablement moins risquée que d’investir uniquement la sphère militaire, alors que le recours à la force s’est avéré infructueux jusqu’à présent.
Ce combat est celui du Niger, et dans plusieurs décennies, c’est lui qui supportera les conséquences de ce qui se passe aujourd’hui
Néanmoins, si le Niger peut démontrer qu’il dispose d’un plan cohérent pour répondre aux doléances des communautés locales et établir un dialogue avec les commandants de l’Etat islamique accompagné d’un cessez-le-feu sur le terrain, il devrait demander à ses partenaires étrangers d’éviter de susciter des obstacles supplémentaires. La France devrait ainsi suspendre ses frappes aériennes pendant les périodes où le gouvernement nigérien se trouve en pleines négociations.
Elle ne devrait pas interférer dans les négociations sur la libération des prisonniers et devrait plutôt chercher des moyens de les soutenir si ces négociations pouvaient être utilisées pour persuader les commandants de l’Etat islamique de déposer les armes, ou au moins de cesser d’attaquer les forces de sécurité nigériennes. Pour leur part, les Etats-Unis pourraient discrètement retirer la récompense de cinq millions de dollars pour des informations sur la localisation de Sahraoui, afin d’encourager les médiateurs à reprendre contact avec lui.
Les Etats-Unis et la France, qui mènent chacun des campagnes antiterroristes dans la région, ont beaucoup investi dans ces combats. Ils ont tous deux perdu des soldats contre l’Etat islamique. Néanmoins, en fin de compte, ce combat est celui du Niger, et dans plusieurs décennies, c’est lui qui supportera les conséquences de ce qui se passe aujourd’hui.
Source photo : ActuNiger