Auteurs : Mame-Penda Ba et Rachid Id Yassine
Le laboratoire d’analyse des sociétés et pouvoirs / Afrique – Diasporas (LASPAD) est un laboratoire de recherche de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal, rattaché à l’UFR Civilisation, religions, arts et communication et affilié à l’UFR Sciences juridiques et politiques. Fondé sur une orientation politique et scientifique, il entend contribuer au débat par des publications, des animations, des activités de recherche.
Date de publication: Août 2020
Lien vers le document original
Sites des organisations : LASPAD / UGB
En dépit des efforts fournis aussi bien par les gouvernants que les populations, les traces du conflit casamançais perdurent au sein de la société. Après quatre décennies de conflit, des tissus de rébellion persistent dans la zone même si un processus de paix a été conduit. En dehors des résistances idéologiques et sociales, les résidus du conflit sont encore visibles dans les anciennes zones de combat où le processus de déminage n’a toujours pas été achevé. Au sein de la population casamançaise, tout sujet lié au conflit demeure sensible, amenant parfois à un déni d’une crise qui perdure et qui est qualifié de « conflit de basse intensité ». Après l’exécution par des hommes armés non identifiés de 14 personnes dans la forêt de Bayotte le 6 janvier 2018, un regain des tensions a été constaté dans la zone. Le 25 mars 2019, un groupe de combattants présumés du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) a tendu une embuscade à un groupe de fonctionnaires de la région. La plupart des gouvernements occidentaux continuent de déconseiller les voyages non essentiels en Casamance (à l’exception des zones autour d’Oussouye et de Cap Skirring, considérées comme sécurisées) pour des raisons de sécurité. Pourtant, il faut rappeler que les différents présidents qui se sont succédé à la tête de l’État sénégalais et les dizaines de gouvernements ont tenté de résoudre ce conflit. Ces derniers ont employé des méthodes répressives ou ont privilégié la négociation avec l’appui d’acteurs internationaux. WATHI a choisi ce document parce qu’il s’agit d’une enquête qui donne la parole à un millier et demi d’hommes et de femmes du Sénégal mais aussi de la Gambie et de la Guinée-Bissau pour saisir leurs subjectivités et leurs expériences relatives au conflit et au processus de paix en Casamance.
« Beaucoup de choses surprennent lorsque l’on étudie le conflit en Casamance ». Les résultats de cette étude interpellent les acteurs engagés dans la résolution du conflit en Casamance à :
Les extraits suivants proviennent des pages: 18-23, 25-28, 31-32, 42-45, 48-51, 60-62, 64-66
La connaissance du conflit : géographies de l’ignorance et du silence
Les questions liées à la connaissance du conflit étaient assez élémentaires. Elles étaient relatives à l’année de son éclatement, à la signification du sigle MFDC, aux causes, leaders, et revendications du mouvement rebelle ainsi qu’à l’existence ou pas d’accord(s) de paix. Pour toutes ces questions, il ressort une méconnaissance assez généralisée : 85% des personnes interrogées ne connaissent pas la date exacte de commencement du conflit. 65% des enquêté·e·s ne peuvent pas dire ce que signifie exactement le sigle MFDC ; près de 48% ne savent pas exactement contre qui s’oppose le MFDC.
30% ne connaissent pas les causes principales de la rébellion, 35% ne connaissent aucun leader de la rébellion et 21% n’ont aucune idée de la revendication principale du mouvement. 60% des personnes interrogées ignorent l’existence d’accords de paix, plus de 65% ne connaissent aucune organisation de la société civile qui oeuvre pour le retour de la paix en Casamance. Pour toutes les questions qui demandent une connaissance précise, la première réponse, la plus importante numériquement, est toujours celle de celles et ceux qui ne savent pas : le pourcentage moyen des « je ne sais pas » (nsp) est de 51%. Lorsqu’on y rajoute ceux qui ne se prononcent pas, c’est-à-dire les non réponses (nr), on passe à 60%.
Il ressort une méconnaissance assez généralisée : 85% des personnes interrogées ne connaissent pas la date exacte de commencement du conflit
Comment se peut-il qu’un conflit actif depuis près de quarante ans dans un petit pays comme le Sénégal soit si largement méconnu ? A quoi peut-on associer cette ignorance généralisée à l’exception notable de la seule ville de Ziguinchor ?
Au niveau d’études ? Non, car les effectifs de répondants à Dakar et à Saint-Louis ont en même temps un niveau d’éducation scolaire (Bac et plus) largement supérieur à celui de Ziguinchor, et un niveau de méconnaissance près de trois fois supérieur. De même les effectifs interrogés à Tambacounda ont un niveau d’éducation strictement identique à celui de Ziguinchor, mais Tambacounda affiche les scores les plus bas en termes de connaissances. Il n’y a pas d’association entre connaissance du conflit et niveau d’éducation. L’explication tient notamment dans le fait que l’histoire du conflit n’est enseignée ni au primaire, ni au secondaire et à l’Université encore moins, ce qui est non seulement surprenant, mais troublant. Ceux qui savent quelque chose du conflit le savent de sources autres que l’éducation formelle qu’elle soit publique ou privée.
On peut se demander dès lors, si la catégorie socio-professionnelle permet d’expliquer les niveaux de connaissance du conflit ? Là aussi, il semble ne pas y avoir d’association entre les deux variables. Si on se limite aux cinq catégories socio-professionnelles qui regroupent 83% de l’effectif global, Ziguinchor compte autant d’élèves et d’étudiants que le Nord ou l’Est, plus de chômeurs, moins de salariés du privé, mais plus de fonctionnaires que Dakar-Saint-Louis. La ville a un profil socio-économique assez proche de celui de Tambacounda (autant de salariés du privé, de fonctionnaires, mais moins d’indépendants).
Autant de fluctuations allant dans un sens ou un autre qui ne permettent pas d’expliquer les différences significatives avec le Nord ou l’Est, très différentes en termes de CSP mobilisées, mais qui ont des niveaux très élevés de méconnaissance. Là aussi, on peut retenir que le travail ou son absence ne semblent pas donner plus de ressources pour une meilleure connaissance du conflit.
L’exposition directe au conflit semble déterminante dans la connaissance et les attitudes des personnes interrogées. Les populations de Ziguinchor, ville qui en a été l’épicentre sont les plus savantes sur le conflit : la mémoire ne quitte pas les lieux, même quand les chaines de transmission sont gelées par l’omerta, même quand il n’y a pas ou peu d’espaces publics pour débattre librement du conflit. Alors que le Nord-Est est à un taux d’ignorance de 53%, celui-ci se situe à 20% à Ziguinchor. Quand ceux qui ne se prononcent pas culminent à 15% à Dakar, Saint-Louis et Tambacounda, on est à 2% dans la capitale du Sud.
C’est dans le Sud que l’on connait davantage les leaders du MFDC autant les plus fameux (Salif Sadio) que les plus anciens (l’Abbé Diamacoune). Mais plus significatif encore, lorsque les noms demandent une meilleure connaissance du conflit, la surreprésentation du Sud est flagrante : c’est là que l’on connait davantage Nkrumah Sané, Ousmane Tamba, Jean-Marie François Biagui, Ama Diémé.
C’est auprès des plus jeunes que les confusions entre médiateurs et leaders indépendantistes sont les plus fortes : le cas Robert Sagna est exemplaire, car malgré sa longévité au sein de l’État du Sénégal (il a été ministre, maire de Ziguinchor, coordonnateur du Groupe de réflexion pour la paix en Casamance (GRPC), il est reconnu comme un des chefs de Atika.
Enfin, cette connaissance est toujours plus marquée chez les hommes que chez les femmes, et plus chez les femmes de Ziguinchor comparativement aux autres femmes. Quelle que soit la question posée, les hommes donnent plus de réponses justes et approximatives. Les femmes sont surreprésentées dans la méconnaissance et les silences. Mais il s’agit majoritairement des femmes du Nord-Est. Les femmes de Ziguinchor ont tendance à répondre plus justement et davantage.
Les attitudes face au conflit
La réponse à la question des identités ethniques ou religieuses des rebelles montre que, d’une manière générale, le conflit n’est pas imaginé à travers les répertoires de l’ethnie ou de la religion. 57% de l’effectif considèrent que la rébellion n’est pas le fait d’une ethnie en particulier et si les Joólas sont la seule ethnie citée, c’est dans des proportions finalement relativement modestes (14,4% des personnes interrogées).
Cette essentialisation génère un réductionnisme qui identifie le Joóla à la Casamance […] et le Joóla à la rébellion, ce qui est évidemment une outrancière simplification
Il est vrai que dans les premières phases du conflit, celui-ci avait une dimension pluriethnique, et on retrouvait dans les réunions préparatoires du stade de Néma et de Diabir aussi bien des Joólas que des Mandingues, des Peuls, des Manjacks ou des Mancagnes. Dans cette séquence du conflit, les récits voudraient qu’il y ait eu une division du travail de la contestation basée sur les avantages comparatifs des différentes ethnies présentes en Casamance. En raison de leur assignation à la fonction militaire, les Joólas ont gagné une visibilité de premier plan : c’est un Joóla, Sidy Badji qui met en place Atika, la branche armée du MFDC à partir de 1984.
Mais d’une manière générale, c’est de la rencontre entre l’élite nationaliste joóla autochtone (réunie d’une part autour du Casa Sport ; et d’autre part autour des théories de l’Abbé Diamacoune) et diasporique (à partir de Esukolal, association de casamançais basée à Paris dirigée par Mamadou Nkrumah Sané et Mamadou Mauria Sadio), qu’est venue non seulement la revendication indépendantiste, mais aussi son pilotage idéologique et symbolique : tous les chefs de la rébellion, aile politique ou militaire, sont des Joólas ou affiliés, tous les référents culturels mobilisés sont ceux du monde joóla, la langue même de la rébellion est le joóla (Atika, Kelumak, Esukolal).
Cette réalité, l’armée et les médias vont la renforcer et la durcir en faisant de chaque Joóla, de tous les Joólas donc, un rebelle actif ou en puissance. Cette essentialisation génère un réductionnisme qui identifie le Joóla à la Casamance, vaste zone pluriethnique pourtant, et le Joóla à la rébellion, ce qui est évidemment une outrancière simplification. Des villages entiers en effet se sont levés contre la rébellion et les individus, même malgré les dangers et souvent au prix de leurs vies, n’ont jamais manqué de dire leur opposition à la demande indépendantiste, y compris déjà au sein de Esukolal. Mieux encore, la présence des Joólas au sein de l’armée en général et dans les opérations en Casamance est particulièrement importante : il y a donc des Joólas des deux côtés du conflit, des deux côtés des belligérants.
De même, les personnes enquêtées n’accolent pas de religion particulière à la rébellion. Ces résultats sont d’autant plus intéressants que le premier et très médiatique secrétaire général du MFDC jusqu’à sa mort en 2007, son principal théoricien, son porte-parole était un homme d’Église. Pourtant le conflit n’a jamais pris de coloration confessionnelle ; l’Église ayant pris grand soin de s’en désolidariser pour jouer un rôle de médiateur. Les référents de l’Abbé Diamacoune par ailleurs célébraient davantage l’authenticité joóla et ses vertus ancestrales inconnues des « Sénégalais » selon lui. Dans le maquis, chrétiens, musulmans et adeptes de la religion traditionnelle se côtoient, et pour ce qu’on en sait, le motif religieux n’est jamais à l’origine des divisions internes.
En revanche, le religieux et le sacré traditionnels jouent un rôle extrêmement important dans le déroulement du conflit. Si nous nous limitons uniquement à ses fonctions symboliques, l’une des explications récurrentes de la longévité et de l’insolubilité du conflit s’appuie sur le récit d’un pacte qui aurait été noué au début de la rébellion avec un fétiche spécialement implanté pour lier les parties prenantes au séparatisme : le fétiche de Diabir soutiendrait la guerre et punirait toute défection avant la victoire finale ainsi que toute trahison.
D’autres pactes du même genre, dont le nombre est inconnu, auraient été noués pour des raisons similaires et/ou pour protéger les combattants, aussi bien par des hommes que par des femmes. Dès lors, aucune sortie du conflit ne serait envisageable tant que ces pactes n’auront pas été convenablement dénoués, c’est-à-dire avec des initié·e·s reconnu·e·s pour ce faire. L’efficace de ces croyances chez les combattants et au sein de la société joóla, permet d’expliquer le tournant traditionnel des formes de résolution du conflit.
Dans le maquis, chrétiens, musulmans et adeptes de la religion traditionnelle se côtoient, et pour ce qu’on en sait, le motif religieux n’est jamais à l’origine des divisions internes
Quant aux représentations que les enquêté·e·s se font sur la situation en cours en Casamance, pour la majorité (38,04%), elle correspond à une situation caractérisée par l’ambiguïté : celle de « ni guerre ni paix ». Cette incertitude – celle de plus de 51,35% de la population enquêtée – qui se manifeste par la propension à définir par la négative « ni…ni » ou « nsp » illustre la complexité d’un conflit à propos duquel on ne peut dire ni qu’il est actif, ni qu’il est terminé.
Ce conflit dont les longues phases de sommeil peuvent faire croire qu’il est éteint (31,89% pensent être en état de paix) connait pourtant encore d’épisodiques éruptions et un état d’exception (check points, présence importante de militaires, etc.) qui font que 8,45% qualifient la situation actuelle d’état de guerre.
C’est dans le Sud, hors Ziguinchor, que l’on considère davantage qu’on est en situation de guerre. La zone nord considère davantage que la situation correspond à un état de paix.
Au-delà du décalage significatif des représentations sur les origines du maquis, il est à noter un point de convergence fort : toutes zones confondues, la première raison de l’entrée en rébellion est politique, et n’est que très secondairement économique et de manière encore plus marginale culturelle. La répression par l’État de la demande indépendantiste est pour 43% des enquêté·e·s à l’origine de la radicalisation du mouvement qui, au départ, n’avait pas nécessairement pris une option violente. Il semble que l’incapacité de l’État à gérer les divergences précipite la plupart des contestations non armées vers la guerre interne en donnant davantage de matière et de consistance aux griefs.
Le même phénomène a été observé pour Boko Haram par exemple. La guérilla est advenue non pas tant à cause des raisons objectives et subjectives qui sont aujourd’hui bien documentées, mais parce que la voix des gens qui disaient des choses à propos de ces éléments objectifs et subjectifs a été réduite au silence, a été tenue en échec et réprimée. La cristallisation des nombreux griefs – y compris la demande séparatiste ultra minoritaire – en violence armée n’était pas inéluctable au commencement, et n’était qu’une potentialité qui s’est réalisée, éliminant de facto les autres possibilités.
Si elle l’est devenue, c’est parce que les conditions du dialogue véritable, à savoir parler, être écouté, recevoir une réponse, continuer la dispute sans basculer dans la violence physique n’ont pas été institutionnalisées. C’est là sans aucun doute l’une des marques de la faillite du politique en Afrique et dans le monde contemporain. La (re)découverte de la valeur de la parole d’autrui se présente dès lors comme le signe de sortie de la catastrophe.
Il faut sans doute dire quelques mots de cette répression, de sa nature et surtout de son ampleur pour comprendre la corrélation ainsi établie par les personnes interrogées. La répression commence en réalité, avant même la marche du 26 décembre 1982. Dès que l’État a vent de ce qui se prépare (à partir des rencontres de Diabir), une vague d’arrestations a lieu : Nkrumah Sané, Mamadou Mauria Sadio et l’Abbé Diamacoune entre autres suspects sont arrêtés respectivement le 20 et le 23 décembre 1982.
En représailles à la condamnation à cinq ans de prison ferme de neuf prévenus dont l’Abbé et Nkrumah, ont lieu les tragiques évènements du 18 décembre 1983 qui vont marquer le basculement irréversible dans la guerre. La répression dès lors s’intensifie.
Les institutions politiques, militaires et le conflit
Depuis 1982, l’intervention de l’État a pris plusieurs formes et a eu différentes intensités. Le conflit en effet a été gouverné à travers trois présidents de la République et des dizaines de gouvernements. De l’axe allant de la brutale répression à la négociation internationale, en passant les politiques publiques de désenclavement et de développement, la reconnaissance culturelle, la politique étrangère, la fragmentation du MFDC, la politique de dé-radicalisation des rebelles, tout ou presque aura été tenté pour le succès fragile que l’on connait. Il s’agissait donc ici de mesurer les perceptions des citoyen·ne·s relativement à ces diverses actions de l’État et de son institution militaire en particulier.
Tout ici joue contre l’armée du Sénégal, même hautement professionnelle, mieux équipée et expérimentée que la rébellion armée
L’effectif interrogé considère que la principale action de l’État a consisté à négocier avec le MFDC (27,30%). Lorsqu’on y rajoute la promotion de la médiation, l’approche dialogique devient la réponse majoritaire (39%). Il y a là une coïncidence intéressante avec les traits dominants de la culture politique sénégalaise – celle du modèle islamo-wolof – qui magnifie les vertus du dialogue et de la modération, évite les positions extrêmes et la fitna (désordre, sédition) qu’elles peuvent générer.
Même si ces traits jurent avec la violence de la répression des années 1980 et 1990, l’État semble avoir renoué assez rapidement avec son image de marque, celle d’un pays in medio virtus dans lequel les élites politiques sont très souvent dans l’évitement de la confrontation physique. Cette culture politique (qui est entre fiction et réalité) lui vaut sa respectabilité et son positionnement international ; elle l’empêche du même coup de verser durablement dans des excès inacceptables pour combattre la rébellion.
Mais il faut aussi dire qu’en plus de l’imaginaire politique, l’enlisement dans une guerre de guérilla a contraint l’État au pragmatisme : rien en effet n’est moins sûr que la certitude de gagner définitivement la partie militaire. Tout ici joue contre l’armée du Sénégal, même hautement professionnelle, mieux équipée et expérimentée que la rébellion armée : la géographie d’une région forestière, humide, entrelacée de cours d’eau, peu connue des allogènes, la proximité de deux pays voisins qui servent de base arrière et selon les périodes d’alliés aux rebelles, etc. On comprend donc mieux pourquoi, l’item « répression / confrontation » avec les rebelles est faiblement cité comme action régulière de l’État (14%). Négocier avec la rébellion c’est à l’épreuve du temps et du terrain in fine la seule option raisonnable, option à la fois politiquement habile et militairement réaliste.
Alors même qu’elles en font leur principale réponse, les populations interrogées ne connaissent pas les résultats de cette négociation. Plus de la moitié des personnes interrogées (52%) ignore qu’un ou plusieurs accords de paix ont été signés entre l’État du Sénégal et le MFDC et 8% pensent même qu’aucun accord n’a été signé.
Pourtant, on compte au moins trois accords de cessez-le-feu et trois accords de paix :
- Accord de cessez-le-feu de Cacheu en Guinée-Bissau (31 mai 1991) entre Sidy Badji et Médoune Fall, ministre des forces armées du Sénégal ;
- Accord de cessez-le-feu (8 juillet 1993) grâce à la médiation du Comité clérical ;
- Accord de cessez-le-feu (26 décembre 1999) à Banjul, signé entre le gouvernement sénégalais et le MFDC ;
- Accords de Banjul 1 à 4 (21-25 juin 1999 ; 03-05 jan 2001 ; juin 2001 ; 6 août 2001) : congrès de réunification du MFDC ; rencontres pour adopter des positions communes face à l’État du Sénégal et assises internes du MFDC ;
- Accord de paix (30 décembre 2004) signé entre le ministre de l’Intérieur du Sénégal, Ousmane Ngom, et Diamacoune Senghor ;
- Accords de Foundiougne 1 (1er février 2005).
Armée-nation ou l’armée contre la nation ?
Au cœur de l’intervention de l’État, se trouve la mobilisation de l’armée, institution qui a joué et continue de jouer un rôle nodal dans le conflit. La présence militaire est très visible en Casamance. C’est la seule zone du pays où l’on rencontre des cantonnements militaires et où on peut croiser régulièrement des convois militaires au point de surprendre le visiteur non averti. On estime que selon les périodes, le tiers ou la moitié de l’armée sénégalaise est déployé en Casamance. Cette présence militaire a permis de sécuriser une bonne partie de la région. La présence continue des militaires ainsi que l’efficace de leurs interventions sont diversement appréciées.
De manière générale, ils sont fort peu parmi les personnes interrogées à estimer que l’intervention de l’armée en Casamance a contribué à résoudre le conflit (17%). Selon eux/elles, cette intervention a eu en revanche, comme première fonction, de contenir le conflit (22%) et ce, quel que soit l’âge ou le sexe du répondant. « Contenir le conflit », c’est-à-dire tenir celui-ci dans des limites spatiales précises, éviter son débordement, son extension, mais aussi son aggravation. En effet, la zone du conflit n’a jamais dépassé la Basse et une partie de la Moyenne Casamance (les régions de Ziguinchor et de Sédhiou).
Mais surtout, elle permet à terme de laisser le temps faire son oeuvre (usure, mort, renonciation, dé-radicalisation des rebelles) et d’obtenir cette paix sans vainqueur ni vaincu que le Président Macky Sall appelait de ses voeux en 2019.
Plus problématique encore, est le sentiment de 24% des répondants pour qui l’intervention de l’armée aurait été un facteur d’aggravation du conflit ou, à défaut, aurait entretenu celui-ci. Ce point de vue est majoritairement partagé par ceux qui habitent la région méridionale. A Ziguinchor, ils sont 52% à penser que les actions de l’armée ont contribué à aggraver et entretenir le conflit contre 9,5% pour les populations du Nord-Est.
De là sans doute le fait que la confiance en l’armée dans sa capacité à résoudre le conflit est encore plus basse que celle vis-à-vis de l’État. Plus de 45% des répondants ont partiellement et aucunement confiance en l’État et son armée pour résoudre le conflit. Seul un tiers des répondants a totalement confiance dans ces deux institutions. Tout laisse à croire, quel que soit le sexe du répondant, que ceux qui ne font pas confiance à l’État ne font pas confiance à son armée pour le retour définitif de la paix. Un autre fait marquant est la constatation qu’aucun des habitants de Ziguinchor ne pense que l’armée respecte totalement les droits humains, contre 28% pour ceux qui habitent à Dakar et 17% pour ceux qui sont à Saint-Louis.
L’économie morale du conflit et la « disqualification de l’éthique comme volant régulateur du politique »
La division du MFDC qui est la première raison identifiée aussi bien au niveau tri-national qu’au niveau de Ziguinchor, aussi bien par les hommes que par les femmes, est un enjeu transversal au politique et à l’éthique. Elle est certes due à des guerres de positionnement internes, mais aussi à une stratégie politique de l’État qui a réussi à faire de l’émiettement de la rébellion son principal talon d’Achille. Davantage occupés à sécuriser du pouvoir pour leurs proches (en général issus du même terroir) et prompts à la vengeance au détriment des valeurs de fraternité, de confiance, de solidarité, les différents chefs de guerre en ont presque totalement perdu de vue l’objectif de l’indépendance qui était le leur.
Si ces divisions ont rendu toute victoire impossible (et c’est là, l’objectif principal de Dakar), elles ont aussi abouti à rendre la paix impossible, car l’une des conditions de possibilités de celle-ci – à savoir le dialoguer avec le MFDC – semble inatteignable tant les hostilités entre factions semblent aujourd’hui insurmontables. Aucune possibilité d’entente ne semble réalisable entre les différents groupes modérés -qui acceptent de négocier avec l’État autour de perspectives fédérative ou autonomiste- et les ultraradicaux tels Salif Sadio et Nkrumah qui revendiquent encore l’indépendance – mais sont en conflit ouvert à la fois entre eux et avec les modérés. On comprend dès lors l’issue toujours précaire des négociations / médiations, qui parce que nécessairement segmentées ne pacifient pas toute la Casamance en même temps.
Ce qui est décrié, c’est une gouvernance de la paix bâtie sur un machiavélisme, qui, aux fins de contenir le conflit, l’a divisé, acheté, décrédibilisé, car ce que la ruse politique a permis d’obtenir, c’est un affaiblissement, mais pas un règlement en profondeur
Ce mode de gouvernance opportuniste qui refuse d’affronter les questions essentielles que soulève le séparatisme, mis en place dès l’époque du Président Abdou Diouf et perpétué jusqu’aujourd’hui, crée certes des fissures dans la rébellion, mais n’arrive pas à en venir à bout.
Si ce mode de gestion génère émiettement et dispersion, il assure aussi et par là même la renaissance et la continuité du mouvement. La situation de « ni paix ni guerre » en cours reflète donc en réalité davantage la conséquence de cette gestion amorale et immorale du conflit.
Une deuxième stratégie qui s’est retournée contre le processus de paix en Casamance et en constitue aujourd’hui l’un des fardeaux est la circulation de l’argent à travers la médiation locale et informelle. Le courtage en paix a été depuis Diouf une filière juteuse, objet d’une concurrence féroce entre acteurs dont les finalités sont obscures : « beaucoup de gens se demandent ce que cachent l’implication et la multitude de ces peacemakers dans le conflit : collectif des députés, collectif des cadres casamançais, comité de coordination, coordination des organisations non gouvernementales ; comité des sages, les messieurs et mesdames Casamance etc. ».
Ces courtiers qui réussissent à capter une grande partie de la rente du peacebuilding ont installé une économie de la prédation qui a précisément besoin du conflit pour prospérer. Le marché du conflit se sert ainsi aussi bien des institutions traditionnelles que de la terminologie onusienne. Ce faisant, les courtiers les détournent et les vicient, et du même coup se coupent d’une partie au moins des rebelles et des populations.
Enfin, le conflit s’est littéralement nourri du crime organisé sous régional qui l’entretient. Une véritable économie criminelle fondée sur la culture et le trafic du cannabis, du bois, de la noix de cajou, de la contrebande et du banditisme s’est développée.
Au coeur de l’échec de la paix durable se trouve donc la faillite des valeurs aussi bien du côté de l’Etat que de la rébellion. C’est dire donc que toutes les réponses au conflit – y compris celles qui arrivent même durablement à le contenir- ne sont pas bonnes lorsqu’on les restitue dans la longue durée.
Pour une science citoyenne du conflit : nouvelles voix, nouvelles solutions ?
L’analyse par zone montre que Ziguinchor privilégie fortement la réponse économique : 68% des personnes interrogées dans la localité considèrent les politiques de développement sont la réponse la plus adéquate pour la sortie du conflit. Réponse logique, car l’injustice économique était citée par les effectifs du Sud comme la deuxième cause du conflit. Le renforcement du pouvoir infrastructurel de l’État est un atout pour la recherche de la paix. Il faut dire que les interventions en la matière ne sont pas négligeables : politiques de désenclavement, politique sanitaire et mise en place d’une agence gouvernementale spécifiquement dédiée à la région : l’Agence nationale pour la relance des activités économiques et sociales en Casamance (ANRAC).
Nous retrouvons des taux très faibles en faveur de l’indépendance : ils sont 5% de répondants à promouvoir l’indépendance et 3% l’autonomie. Il est aussi fort intéressant de remarquer qu’en dépit des points de vue très critiques envers l’Armée dans cette région, le retrait des FDS ne semble pas souhaité, seuls 6% mobilisant cet item. La défiance vis-à-vis de l’armée semble donc moins liée à sa présence qu’à la forme de ses interventions.
Les solutions complémentaires retenues sont :
- L’identification d’un médiateur consensuel ;
- Une nouvelle politique foncière.
Ces mesures demandent un “mix” de solutions juridiques et politiques liées à la justice transitionnelle adossées sur des techniques traditionnelles de réconciliation. Et fort certainement, le processus de paix devra être multi-niveaux pour être efficace : le niveau micro des relations intra-villages c’est-à-dire inter-familles, le niveau méso des relations inter-villages, et le niveau macro des relations État-MFDC. Devant une telle complexité, une des possibilités classiques de prise en charge serait la mise en place d’une Commission Dialogue, Justice, Réconciliation et Paix.
Les répondants privilégient par ailleurs très clairement les États et les institutions africaines dans la médiation et la négociation pour la paix en Casamance
Le dialogue et la négociation sincères sont revenus en force dans les réponses. Les répondants ont insisté sur le caractère « honnête » et « inclusif » que devraient avoir ces discussions. Une plus grande et plus efficiente décentralisation administrative, le déminage de toute la région, le désarmement et la destruction des bases de la rébellion, l’emploi des jeunes, l’éducation à la paix et à la sécurité civile inclusive, l’érection de Ziguinchor comme 2ème capitale du Sénégal, des délibérations au niveau de l’Assemblée nationale sont aussi des pistes qui ont été proposées.
Les répondants privilégient par ailleurs très clairement les États et les institutions africaines dans la médiation et la négociation pour la paix en Casamance. Les pays voisins (Gambie et Guinée-Bissau) plafonnent avec un score moyen de 60% qui passe à près de 70% lorsqu’on y rajoute ceux qui disent « oui peut-être ». L’institution communautaire à intégrer prioritairement est la CEDEAO selon les répondants, suivie un peu plus loin de l’Union africaine et des Nations-Unies.
Le cas de la France est spécifique, car même si l’ensemble des oui cumulés donnent 53,25% de voix favorables à son implication dans la résolution du conflit, c’est aussi le pays qui obtient les plus hauts niveaux de rejet : plus de 18% des personnes interrogées ne souhaitent pas son implication dans la médiation. Quant aux États-Unis, près de 53% de répondants se prononcent fortement ou modérément pour sa présence dans la résolution du conflit.
Source photo : Laspad