Auteurs :
Ce document est rédigé par Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’IFRI et Marc-André Lagrange, diplômé en développement (ISTOM) et en gestion des crises (Sorbonne), il travaille sur les conflits en Afrique centrale depuis plus d’une décennie.
L’IFRI est, en France, le principal centre indépendant de recherche, d’information et de débat sur les grandes questions internationales. Créé en 1979 par Thierry de Montbrial, l’IFRI est une association reconnue d’utilité publique (loi de 1901). Il n’est soumis à aucune tutelle administrative, définit librement ses activités et publie régulièrement ses travaux. L’IFRI associe, au travers de ses études et de ses débats, dans une démarche interdisciplinaire, décideurs politiques et experts à l’échelle internationale.
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Date de publication : décembre 2022
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Il est constaté que les résultats de la politique de pacification de l’Est congolais du gouvernement Tshisekedi depuis 2019 sont peu reluisants. Ce document analyse ce bilan d’un point de vue historique tout en pointant du doigt le fait que « l’absence de progrès dans la pacification de l’Est de la RDC résulte à la fois de la répétition des fausses solutions par les autorités congolaises et de la lassitude silencieuse mais profonde des acteurs internationaux. » En effet, le gouvernement actuel n’a fait que répéter les mêmes schémas proposés durant les mandats de l’ancien président Joseph Kabila. Cet échec s’exprime en termes de pérennisation et de banalisation de l’insécurité et s’explique par l’approche sécuritaire d’un problème de gouvernance. Le répertoire de solutions inadaptés ajouté au désintérêt de la communauté internationale a précipité l’Est congolais dans un système de conflits entretenue par une “kleptocratie” qui a transformé l’insécurité en rente économique. Cela explique l’auto-financement et la durabilité de la conflictualité dont les indices les plus flagrants sont la stabilité de la “classe kleptocratique” issue de la guerre et des routes du commerce illicite. Par conséquent, les scénarios sont multiples, mais le processus de pacification de cette région est dans l’impasse et les acteurs semblent avoir joué toutes leurs cartes.
Ce document interpelle les pays de la région WATHI sur les limites des approches militaires face aux problèmes de gouvernance. Les opérations militaires se traduisent souvent par une recrudescence des violences et les civils sont les principales victimes. Il est important aussi pour les pays de la région, dans un contexte d’instabilité de mesurer l’urgence de lutter contre la criminalité transfrontalière en s’attaquant aux routes de la drogue depuis l’Amérique latine en passant par la Guinée Bissau et les côtes mauritaniennes. De même, il faut lutter contre le trafic humain et d’armes. C’est une des problématiques à considérer en priorité pour éviter que la crise au Sahel permette d’entretenir une économie de la conflictualité qui ne profiterait qu’aux groupes armés et à une “élite kleptocrate”.
Ces extraits proviennent des pages : 6-7, 7-10, 14-16, 21-28, 29-30, 31-33
Introduction
Pour les Congolais, la nomination de Felix Tshisekedi le 24 janvier 2019 à la tête de l’État dans le cadre d’une cohabitation insolite avec le mouvement de l’ex-président Kabila devait ouvrir la possibilité d’un changement . La fin de l’insécurité à l’est du pays et l’amélioration des conditions de vie de la population constituaient et constituent toujours les deux grandes attentes de la population.
Concernant la première attente, plusieurs mois d’atermoiements et de pressions de la société civile ont précédé à une véritable mise en chantier du « problème de l’Est » et au développement d’une approche par la présidence congolaise. Cette dernière consiste à relancer la coopération sécuritaire avec les voisins ougandais et rwandais, proposer un programme de démobilisation, désarmement et réinsertion (DDR) aux groupes armés et proclamer l’état de siège dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri le 3 mai 2021.
De fait, aussi bien au Nord-Kivu qu’en Ituri, l’état de siège n’a pas permis de mettre fin aux violences qui continuent aussi au Sud-Kivu. Cet état d’exception, qui donne le pouvoir aux militaires, a été prorogé sans que d’importants progrès aient pu être observés dans la lutte contre les groupes armés locaux et régionaux dans les deux provinces emblématiques de l’insécurité dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC).
Au Nord-Kivu, en dépit d’une coopération militaire avec l’Ouganda, le groupe islamiste Allied Democratic Forces (ADF), affilié à Daesh, continue de terroriser les communautés à la frontière entre l’Ouganda et la RDC. En Ituri s’opère une reprise de la spirale de la violence ethnique : les tueries à base ethnique se multiplient sous l’œil impuissant des casques bleus de la Mission des Nations unies pour la stabilisation de la République démocratique du Congo (MONUSCO). Quant au Sud-Kivu, la province est toujours un théâtre de conflits multidimensionnels entre l’armée congolaise, des groupes armés congolais et burundais et des communautés.
Au Nord-Kivu, en dépit d’une coopération militaire avec l’Ouganda, le groupe islamiste Allied Democratic Forces (ADF), affilié à Daesh, continue de terroriser les communautés à la frontière entre l’Ouganda et la RDC
En dépit de la « nouvelle approche » de la présidence congolaise, de la présence de la plus grande mission de maintien de la paix des Nations unies (17 783 personnels à la fin 20219) et d’une multitude de programmes d’aide humanitaire et d’appui à la bonne gouvernance, force est de reconnaître qu’à l’Est il n’y a rien de nouveau. L’impossible pacification de l’Est de la RDC depuis le retrait des armées étrangères en 2003 et la mise en place d’un gouvernement élu en 2006 interroge. Cette note vise à comprendre la persistance du système de conflits dans les provinces orientales en replaçant la politique actuelle dans son contexte historique et en montrant à quel point la « nouvelle approche » a un air de déjà-vu.
L’absence de progrès dans la pacification de l’Est de la RDC résulte à la fois de la répétition des fausses solutions par les autorités congolaises et de la lassitude silencieuse mais profonde des acteurs internationaux. La conjonction d’un répertoire de solutions usées et du désintérêt international interdit toute remise en cause de l’économie de guérilla mortifère qui profite à une minorité et nuit à la majorité dans cette région.
Une violence durable et localisée
Le Nord et le Sud-Kivu comptent environ 14 millions d’habitants avec une superficie cumulée qui représente 4 fois celle de la Belgique. Les violences ne concernent donc pas l’ensemble de ces provinces mais sont concentrées depuis plusieurs décennies dans certains territoires qui sont les abcès de fixation de la conflictualité. Le Nord-Kivu est en tête du palmarès de la violence, comme l’indiquent le suivi des incidents sécuritaires et l’évolution du nombre de déplacés internes. En 2021, sur 2 357 incidents impliquant des porteurs d’armes recensés dans les 3 provinces de l’Est de la RDC, 1 127 incidents ont été commis au Nord-Kivu. En janvier et février 2022, 168 incidents sécuritaires ont été enregistrés uniquement dans la province du Nord-Kivu.
Au Nord-Kivu, les abcès de fixation de la conflictualité sont : le Grand Nord (c’est-à-dire les territoires de Beni et Lubero) où les ADF continuent à semer la terreur. La MONUSCO a attribué aux ADF 850 victimes en 2020, principalement dans les territoires de Beni au Nord-Kivu et les territoires mitoyens d’Irumu et Mambasa dans la province d’Ituri. L’offensive menée par les FARDC d’octobre 2019 à octobre 2020 a permis de diviser les ADF en plusieurs groupes, mettre à mal leurs chaînes logistiques et les affaiblir, sans toutefois avoir une incidence significative sur leur capacité de nuisance. Le 20 octobre 2020, les ADF ont attaqué la prison de Beni, où étaient incarcérés la majorité des 70 membres des ADF capturés par les FARDC et permettant l’évasion de 1 300 détenus.
Entre novembre 2020 et avril 2021, 73 incidents faisant 359 victimes ont été imputés aux ADF dans les territoires de Beni et du Lubero au Nord-Kivu, faisant d’eux le groupe armé le plus meurtrier. Le Petit Nord (c’est-à-dire les territoires de Walikale, Masisi, Nyragongo et Rutshuru) marqué par la prédation économique des FARDC et les affrontements entre groupes armés à base ethnique.
Entre novembre 2020 et avril 2021, 73 incidents faisant 359 victimes ont été imputés aux ADF dans les territoires de Beni et du Lubero au Nord-Kivu, faisant d’eux le groupe armé le plus meurtrier
Au Sud-Kivu, les abcès de fixation sont : les territoires de Fizi et d’Uvira où les affrontements entre milices locales et étrangères continuent selon des logiques d’alliances fluctuantes. Ces affrontements ont débuté avec l’implantation de l’opposition armée burundaise dans ces territoires après la crise politico-sécuritaire de 2015 au Burundi. Dans ces zones, la politique des FARDC consiste à laisser les milices des Banyamulenges, les Mayi-Mayi et les groupes armés burundais s’affronter et à soutenir logistiquement les Mayi-Mayi.
La résurgence de la guerre ethnique en Ituri
Après une décennie de paix relative de 2007 à 2017, la province de l’Ituri est victime de la résurgence de son conflit intercommunautaire historique entre les Hema et les Lendu. Depuis cinq ans, ce conflit rural, mélange de brigandage, de cycles d’attaques de villages et de représailles, s’étend malgré les interventions de l’armée, les efforts d’inclusivité politique et les négociations engagées à l’été 2020. Les groupes armés à base ethnique Lendu sont regroupés au sein de la Coopérative de développement du Congo (CODECO), qui compte plusieurs factions et affronte la communauté Hema.
La « nouvelle » approche du président Tshisekedi ressemble à un recyclage d’anciennes solutions qui ont fait la preuve de leur inefficacité. À ce titre, l’ouverture d’un nouveau round de négociations avec les groupes armés à Nairobi en avril 2022 illustre l’impasse de la politique de pacification
Le conflit Hema/Lendu a repris en 2017 exactement là où il avait commencé en 1999 : le territoire de Djugu. Depuis, il s’est étendu au territoire d’Irumu et, comme durant le conflit de 1999-2006, le jeu des alliances et des animosités ethniques a conduit à la création de milices ethniques hema (les Zaïrois) et bira (la Force patriotique et intégrationniste du Congo, FPIC) à la fin 2019. À cela s’ajoute la guérilla ultra-locale menée par la Force de résistance patriotique de l’Ituri (FRPI) de la communauté Ngiti (les Lendu du sud de la province) – le FRPI étant un groupe armé résiduel du conflit d’Ituri (1999-2006) solidement implanté dans les chefferies ngiti du territoire d’Irumu depuis 2006.
La politique de pacification dans l’impasse
Après une mini-tournée dans les provinces de l’Est en 201929, le président Tshisekedi a développé son approche de la pacification de cette région. Cette politique repose sur la coopération avec les pays frontaliers et le maniement de la carotte et du bâton à l’égard des groupes armés, c’est-à-dire l’offre de programmes de DDR et la menace d’opérations militaires. Cette politique a franchi un seuil inédit avec la proclamation de l’état de siège par le président le 3 mai 2021 dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, qui sont par conséquent passées sous contrôle militaire. Mais à part cette innovation, la « nouvelle » approche du président Tshisekedi ressemble à un recyclage d’anciennes solutions qui ont fait la preuve de leur inefficacité. À ce titre, l’ouverture d’un nouveau round de négociations avec les groupes armés à Nairobi en avril 2022 illustre l’impasse de la politique de pacification.
La vaine tentation de l’option militaire
À l’instar du gouvernement de Kabila qui avait lancé plusieurs campagnes militaires contre les groupes armés (Umoja Wetu et Kimia II en 2009, Amani Leo en 2010/12 et Sukola I et II en 2014/15), le gouvernement de Tshisekedi a lancé de nouvelles « opérations d’envergure » dès 2019 qui n’ont depuis pas cessé. Le 8 août 2021, les forces congolaises ont lancé, avec le soutien de la MONUSCO, une énième opération conjointe contre les ADF. Outre le soutien logistique de la MONUSCO, les FARDC ont reçu le soutien des forces spéciales américaines lors de ces opérations, les États-Unis ayant classé les ADF dans la liste des groupes armés associés à l’État islamique le 10 mars 2021.
Par ailleurs, les opérations militaires se traduisent toujours par une recrudescence des violences subies par les civils et ont parfois des intentions minières cachées
Des opérations anti-ADF ont ensuite été organisées conjointement avec l’armée ougandaise (UPDF) et elles ont repoussé les ADF vers la province de l’Ituri en les délogeant de leurs bastions frontaliers au Nord-Kivu. En dépit des annonces victorieuses des FARDC, la situation sécuritaire n’a en réalité pas changé34. Ainsi, durant l’année 2021, selon le Bureau conjoint des droits de l’homme des Nations unies, les ADF ont tué 1 259 personnes et leurs exactions ont augmenté de 52 % par rapport à 2020. Par ailleurs, les opérations militaires se traduisent toujours par une recrudescence des violences subies par les civils et ont parfois des intentions minières cachées.
Le chemin de la coopération régionale sécuritaire
À l’inverse de Joseph Kabila qui entretenait des relations ombrageuses avec ses voisins, en particulier le Rwanda, Felix Tshisekedi s’est attaché à bâtir dès le début de son mandat des relations de coopération avec les pays de la sous-région, notamment le Rwanda et l’Ouganda. L’équation des conflits dans les provinces de l’Est étant transfrontalière, le président congolais a cherché à améliorer son image avec ses voisins et à relancer la coopération. Plusieurs rencontres présidentielles et ministérielles ont été organisées et des accords ont été signés afin d’impulser un nouvel élan à la coopération économique et sécuritaire.
Des projets d’intégration régionale ont été actés (construction de routes, formalisation des flux économiques transfrontaliers, etc.) et des opérations militaires conjointes ont été menées à partir de la fin de l’année 2021. Après une série d’attentats en Ouganda en octobre et novembre 2021 revendiqués par des mouvements djihadistes, les gouvernements congolais et ougandais ont décidé de relancer une énième opération conjointe contre les ADF. Après autorisation officielle du gouvernement congolais, le 30 novembre 2021, l’armée ougandaise a bombardé des camps des ADF et arrêté des combattants de ce mouvement.
Pourquoi n’y a-t-il rien de nouveau à l’est ?
Si tous les conflits de l’Est congolais n’ont pas de causes économiques, leur perpétuation depuis trois décennies suppose une économie politique particulière. Celle-ci a la capacité de financer le système de conflits et génère une kleptocratie qui a transformé l’insécurité en rente économique. Cela explique l’auto-financement et la durabilité de la conflictualité dont les indices les plus flagrants sont la stabilité de la classe kleptocratique issue de la guerre et des routes du commerce illicite. Cette stabilité est à l’origine des échecs des initiatives de pacification internationales et de la lassitude actuelle des « faiseurs de paix ».
L’économie politique de la conflictualité
Dans le cadre de l’économie de rente minière congolaise, les trois provinces de l’Est sont caractérisées par un système de prédation par la violence. La kleptocratie extractive congolaise repose sur une économie rentière de prédation. Le recours à la violence pour le contrôle des ressources naturelles est inscrit dans l’histoire du Congo depuis l’époque de l’État libre du Congo (violence coloniale liée à la collecte du caoutchouc et de l’ivoire). Mais la raison pour laquelle l’extraction des ressources naturelles par la violence ne concerne que quelques provinces et pas la grande zone minière du pays (le sud de l’ancien Katanga) tient à l’histoire et à la géographie (ressources minérales pillables car situées en surface dans les Kivus, sécurisation des mines katangaises par des intérêts industriels étrangers, inscription de la violence génocidaire dans l’histoire des Grands Lacs, etc.).
Dès 2002, un rapport de l’ONU fondateur jetait une lumière crue sur les causes économiques des conflits dans l’Est de la RDC, c’est-à-dire l’exploitation militarisée des ressources naturelles (diamants, or, coltan, cuivre, cobalt, bois d’œuvre, faune et flore sauvages) par des « réseaux d’élites » régionaux impliquant alors le Rwanda, l’Ouganda et le Zimbabwe. Le monopole de la prédation par le gouvernement central s’étant effondré avec le mobutisme à la fin du XXe siècle, les ressources extractives de l’Est congolais ont été accaparées de manière anarchique par les armées occupantes, des seigneurs de guerre congolais et des communautés locales.
Dès 2002, un rapport de l’ONU fondateur jetait une lumière crue sur les causes économiques des conflits dans l’Est de la RDC, c’est-à-dire l’exploitation militarisée des ressources naturelles (diamants, or, coltan, cuivre, cobalt, bois d’œuvre, faune et flore sauvages) par des « réseaux d’élites » régionaux impliquant alors le Rwanda, l’Ouganda et le Zimbabwe
Le retrait des armées ougandaise et rwandaise n’a pas mis fin à leur mainmise sur ces ressources : elles ont continué à en tirer profit par le biais d’intermédiaires armés tandis que, de retour dans ces provinces, l’armée congolaise s’efforçait de prendre sa part des ressources naturelles. Au fil des années, des rééquilibrages dans le partage de ces ressources ont eu lieu entre ceux qui les contrôlent. Née à la charnière des deux siècles, cette économie de guerre et de pillage s’est progressivement fossilisée. Les régimes voisins ont maintenu leurs réseaux de sous-traitance de l’exploitation des ressources naturelles d’autant plus facilement qu’ils sont le point de passage incontournable pour leur exportation.
De plus, le régime congolais s’est invité dans cette exploitation violente grâce à ses services de sécurité qui ont repris progressivement le contrôle de certaines zones et des flux commerciaux. De 2000 à nos jours, l’Est congolais est passé graduellement d’une économie de guerre partagée entre plusieurs armées étrangères à une économie de guérilla partagée entre groupes armés et FARDC. Dans une large mesure, le comportement et les techniques d’extorsion des groupes armés ne font qu’imiter les pratiques des forces de sécurité (par exemple, la fameuse pratique d’extorsion de la « barrière » qui consiste à ériger un péage illégal et à taxer personnes et marchandises.
Cette économie de guérilla a généré son élite, a son propre « business model » et s’est insérée avec succès dans l’économie mondiale. Beaucoup des membres de l’élite kivutienne actuelle ont émergé après la seconde guerre du Congo (1998-2002) grâce aux profits de l’économie de guerre à cette époque et ils poursuivent leur stratégie d’accumulation. Habituée aux pratiques de l’économie de guerre, cette élite prolonge celle-ci par une économie de pillage en utilisant des groupes armés et des forces de sécurité qui servent leurs intérêts, en même temps qu’ils se servent. Le « business model » de cette élite est : extraction par la violence et commercialisation par la fraude.
La stabilité des réseaux affairistes et de la géoéconomie des trafics
La continuité de la conflictualité dans les provinces de l’Est est le reflet de la stabilité des réseaux politico-affairistes de cette région. Alors qu’à Kinshasa le paysage politique a changé avec l’arrivée de Felix Tshisekedi à la présidence, dans les provinces de l’Est, les élites de chacune des provinces n’ont pas changé.
Les anciens rebelles qui forment la classe politique d’aujourd’hui ne se sont donc qu’à moitié reconvertis et conservent toujours une force de frappe milicienne locale pour défendre et promouvoir leurs intérêts dans cette économie de prédation guerrière88. Appelés les « millionnaires du chaos », ils sont nombreux dans l’assemblée provinciale du Nord-Kivu. Décriés publiquement, Robert Seninga a dû se faire leur porte-parole en 2021 en déclarant : « Il n’y a pas de députés dans les groupes armés. »
L’opportunisme des politiciens de l’Est de la RDC explique leur faculté à se reconvertir quelle que soit leur obédience politique ou militaire. Qu’ils aient commencé dans la rébellion, l’opposition ou avec Joseph Kabila, tous ont rejoint ou tissé des liens étroits avec le camp kabiliste pour continuer à faire des affaires.
L’arrivée de Felix Tshisekedi au pouvoir n’a rien changé dans la « politique business » et a même accru le nomadisme politique. En effet, pour asseoir son pouvoir et mettre fin à la cohabitation avec le mouvement de Joseph Kabila, le président Tshisekedi a dû débaucher beaucoup d’élus nationaux et provinciaux. Mais les Big Men de l’Est congolais ne sont pas les seuls acteurs de l’économie du conflit à résister au temps. La continuité est également remarquable chez leurs partenaires d’affaires ougandais, rwandais et burundais (en grande partie à cause de la stabilité de la classe dirigeante de ces régimes) et même chez les investisseurs non africains.
La lassitude des acteurs internationaux
L’échec des dernières initiatives internationales de règlement du conflit est aussi l’une des causes de l’absence d’avancée en termes de pacification de l’Est congolais. En effet, la répétition des échecs a naturellement conduit les acteurs internationaux impliqués dans la gestion de ce conflit à une grande lassitude. Alors que la question congolaise était au sommet de l’agenda international au début du siècle, elle suscite aujourd’hui surtout le scepticisme et le désintérêt dans les cercles internationaux. L’échec répété des initiatives internationales est illustré par la gestion de la crise dite du glissement et la mise en œuvre de l’initiative de régulation des « minerais de conflit ».
La présence/absence des Nations unies
Depuis 2006, mis à part lors de la rébellion du M23 durant laquelle les Nations unies ont su déployer une réponse à la hauteur de la menace, les Nations unies sont de moins en moins capables de réagir aux crises qui secouent la RDC. D’abord très investies dans les négociations pour régler le conflit congolais de 1999 à 2006, les Nations unies se sont ensuite enlisées puis ont commencé leur mise en sommeil après les élections frauduleuses de 2011. D’acteur politique de premier plan de 1999 à 2011, elles se sont depuis lors positionnées en simple observateur des crises congolaises.
Lors de la crise du M23, la MONUSCO a bénéficié d’un consensus fort sur le besoin de mettre fin aux agissements déstabilisateurs des voisins de la RDC. Le Conseil de sécurité a autorisé le déploiement d’une force d’intervention proactive qui, avec les FARDC, a mené des offensives victorieuses contre le mouvement du M23, soutenu par le Rwanda et l’Ouganda, et ensuite contre les ADF. Ces opérations militaires ont été complétées par l’accord-cadre sur la paix, la sécurité et la coopération (PSCF) et la mise en place d’un nouveau cadre d’échange régional. Réplique de la Conférence internationale pour la région des Grands Lacs (CIRGL), ce processus n’a pas su apporter de réponses aux causes de la crise congolaise, a cristallisé les animosités entre les membres des Communauté de l’Afrique de l’Est et Communauté de l’Afrique australe, et s’est enlisé.
L’échec exemplaire des efforts de régulation du commerce des minerais
Afin de mettre fin au financement des groupes armés par le commerce des minerais, les États-Unis (2010) puis les pays européens (2017) ont décidé de viser un des éléments clés de l’économie politique de la conflictualité congolaise en adoptant des textes réglementaires sur les « minerais des conflits », c’est-à-dire l’étain, le tantale, le coltan et l’or.
L’OCDE, qui compte 38 États membres, a aussi adopté un guide sur le devoir de diligence à exercer dans la chaîne d’approvisionnement de l’étain, du tantale, du tungstène et de l’or en provenance des zones de conflit ou à haut risque de la région africaine des Grands Lacs. L’OCDE a en outre travaillé avec la CIRGL pour créer un mécanisme régional de traçabilité et de certification. En 2010, à partir des États-Unis, un mouvement international favorable à la régulation du commerce des minerais dans les Grands Lacs a pris forme : des efforts diplomatiques et des financements ont été mobilisés pour tenter d’assainir ce secteur et des sanctions individuelles internationales ont été prises.
Plus de dix ans plus tard, force est de reconnaître que cette intervention internationale n’a pas atteint son objectif (assécher financièrement les groupes armés) car elle a été contrariée et contournée. D’une part, suite aux efforts de régulation du secteur de l’étain, les groupes armés ont reporté leurs efforts sur le commerce illégal d’or, qui fait beaucoup plus facilement l’objet de contrebande.
De plus, ils ont aussi diversifié leurs sources de financement – les barrages routiers restant une source critique de taxation des ressources naturelles par les acteurs armés étatiques et non étatiques. Les tentatives de policer le commerce de l’or dans les Grands Lacs se sont heurtées à la hausse des cours mondiaux de ce minerai qui a provoqué une véritable ruée vers l’or dans la région, l’entrée des compagnies chinoises dans le secteur aurifère congolais104 et des exportations massives vers Dubaï qui s’est imposée comme une des grandes places du commerce de l’or. La réduction du trafic d’or a échoué comme l’indiquent les exemples ci-dessous.
En 2019, seuls 122 sites d’exploitation minière artisanale sur un total de 2 673 avaient été inspectés par des équipes de validation de sites miniers, et les équipes d’inspection ne parviennent pas à effectuer des inspections sur une base semestrielle comme le prévoit la loi congolaise
D’autre part, le système de traçabilité et de certification des minerais s’est révélé être à la fois complexe, lent et coûteux. En 2019, seuls 122 sites d’exploitation minière artisanale sur un total de 2 673 avaient été inspectés par des équipes de validation de sites miniers, et les équipes d’inspection ne parviennent pas à effectuer des inspections sur une base semestrielle comme le prévoit la loi congolaise. Les difficultés financières et matérielles d’application d’un système rigoureux de traçabilité et de certification ont conduit à des assouplissements progressifs. Par ailleurs, la certification des minerais étant mise en œuvre par des administrations nationales où la corruption est chronique, sa crédibilité est toujours sujette à caution.
Dans un contexte de forte demande mondiale d’or, le commerce de ce minerai et d’autres ressources naturelles dans les Grands Lacs demeure largement non régulé. De ce fait, l’exploitation prédatrice et violente des provinces de l’Est congolais est vouée à continuer.
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j’aime savoir si le programme de DDR 2023 aurais sont projet ou non ?