Claude Biao
La pandémie de coronavirus s’est rapidement répandue sur le continent africain, avec près de 2000 cas de contamination confirmés dans de nombreux pays du continent. En Afrique de l’Ouest, les pays touchés – le Sénégal, le Nigeria, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Togo entre autres – font face à une situation de crise sanitaire d’intensité croissante, les obligeant à prendre des mesures exceptionnelles pour contenir l’expansion du virus. Pourtant, dans la gestion de cette crise sanitaire, tous les leviers à la disposition des pouvoirs publics ne seront pas utiles, et certains même peuvent devenir contreproductifs.
Une crise hors norme, et des mesures fortes
La crise liée au coronavirus n’est pas la première crise sanitaire d’importance que traverse l’Afrique l’Ouest. Les dernières en date, la fièvre à virus Ebola (entre 2013 et 2016 au Libéria, en Sierra Leone, en Guinée, et dans une moindre mesure au Nigeria, au Mali) et plus récemment la fièvre Lassa dans certaines parties du Nigeria, et au Nord du Bénin ont diversement éprouvé la capacité de réponse des services sanitaires. Le coronavirus reste cependant particulier pour plusieurs raisons.
D’abord, l’étendue des zones touchées, la totalité de la planète – ou presque – en fait une crise sanitaire planétaire, avec pour principale conséquence de faire peser à peu près les mêmes contraintes presque en même temps, et sur toutes les régions du monde. Ensuite, le temps d’incubation de la maladie (pendant lequel les porteurs sains peuvent la transmettre) est relativement long, 14 jours, affaiblissant la visibilité des résultats statistiques, des mesures prises pour contrer son expansion, et diminuant ainsi la rapidité de leur ajustement.
Enfin, les besoins spécifiques de matériels médicaux nécessaires pour la prise en charge des cas graves (notamment l’assistance respiratoire) nécessitent une gestion judicieuse dudit matériel, d’autant plus qu’il est en l’occurrence immobilisé pour chaque personne soignée.
C’est donc, à ces égards, une crise hors-norme à laquelle le monde fait face. La plupart des pays du continent et de la région ouest-africaine en particulier, ont pris des mesures fortes pour prévenir et/ou combattre l’expansion de la maladie sur leur sol et ailleurs. En plus des mesures de confinement, de fermeture des frontières terrestres et de suspension de nombreuses liaisons aériennes (95% de la flotte africaine serait clouée au sol selon l’association des compagnies aériennes africaines), de nombreux gouvernements ont récemment décrété l’état d’urgence parfois assorti de couvre-feu et de restriction des rassemblements.
Ainsi entre autres mesures, la Côte d’Ivoire a mis en isolement la ville Abidjan, tandis que les chefs d’État du Ghana ou du Sénégal ont gracié 800 et 2000 prisonniers pour réduire de risque de contamination dans les prisons ; et la Guinée a dernièrement décrété un état d’urgence de 30 jours sur toute l’étendue de son territoire. Ces mesures dont les modalités et l’ampleur varient d’un pays à l’autre répondent avant tout à une ambition principale : réduire au maximum l’expansion de la maladie. Elles ne sont cependant peut-être pas toutes utiles, et il faut même craindre que certaines d’entre elles deviennent contreproductives.
Toutes les ressources de la puissance publique ne seront pas utiles
La préoccupation capitale des États dans la gestion de (toute) crise est à la fois simple à énoncer et difficile à mettre en œuvre : garder le contrôle. Pour les décideurs, ce principe se traduit par la nécessité de conserver une maîtrise continue, pendant toute la durée de la crise, de trois éléments essentiels : les informations concernant l’évolution de la crise, les moyens et ressources objectifs nécessaires à la riposte, et le comportement des populations impactées ou susceptibles d’être impactées par la crise et par les mesures de riposte. Or, dans le contexte actuel, au moins deux de ces mesures mises en avant par certains pays de la région ne permettent pas de maintenir ces trois niveaux de maîtrise sur le moyen-terme. Il s’agit du couvre-feu et des mesures de confinement strict.
Pour les décideurs, ce principe se traduit par la nécessité de conserver une maîtrise continue, pendant toute la durée de la crise, de trois éléments essentiels : les informations concernant l’évolution de la crise, les moyens et ressources objectifs nécessaires à la riposte, et le comportement des populations impactées ou susceptibles d’être impactées par la crise et par les mesures de riposte
D’un côté, les mesures de couvre-feu prises par certains pays, dont la Côte d’Ivoire, la Guinée, ou le Sénégal, font partie des ressources les plus importantes de la puissance publique. Même si elles apparaissent à court-terme, comme l’une des expressions les plus efficaces du contrôle de l’état, dans le contexte de la crise sanitaire liée au coronavirus, elles risquent d’agir davantage comme un facteur de perte de contrôle de la crise à moyen-terme. En effet, le couvre-feu est une mesure « lourde » dont l’impact deviendra rapidement intenable sur les moyens de riposte, le contrôle de l’expansion du virus.
« La mise en application du couvre-feu peut entraîner un moindre contrôle de l’expansion du virus. »
En premier lieu, la mise en application et le contrôle de l’effectivité du couvre-feu nécessitent comme on le remarque déjà dans la plupart des pays concernés, une mobilisation exceptionnelle des services de sécurité et de leurs moyens d’action (hommes, véhicules d’intervention, espaces de fourrières, infrastructures de garde à vue). Pour rappel, plus de 200 personnes avaient déjà été arrêtées dès le 24 mars, soit la première nuit de mise en œuvre du couvre-feu dans seulement trois régions du Sénégal (Kaffrine, Matam et Mbour). Même en tablant sur une diminution progressive des arrestations au fur et à mesure que le couvre-feu sera compris et intégré par les populations, la présence des forces de sécurité au moins pour jouer leur rôle dissuasif, sera nécessaire tout le long de la crise.
Il s’agira donc de ressources dont les décideurs devront se passer pour les autres besoins de la riposte. En second lieu, la mise en application du couvre-feu peut entraîner un moindre contrôle de l’expansion du virus. D’un côté, la longueur du temps d’incubation combiné aux contacts physiques nécessaires – ou au moins très probables – au cours des interpellations ou des interventions des forces de sécurité sont autant de facteurs qui risquent de transformer ces dernières en vecteurs de nouvelles contaminations.
Les deux principaux écueils d’une telle stratégie dans le contexte sociologique de plusieurs pays de la région sont d’une part la structure de l’emploi (avec notamment une forte majorité de travailleurs journaliers dans les capitales et banlieues des grandes villes), et d’autre part, la place prépondérante des marchés dans les habitudes de courses des populations
Ce dernier risque est d’autant plus important qu’il est difficile d’anticiper le comportement des populations face à cette mesure. Ainsi les manifestations contre le couvre-feu (comme cela a été le cas récemment à Daloa en Côte d’Ivoire) ou les rassemblements spontanés de populations dans les marchés pour s’approvisionner aux dernières heures avant le couvre-feu, pourraient devenir de nouveaux facteurs aggravants induits par une mesure censée limiter l’expansion du virus.
Le contrôle de l’expansion du virus est d’un autre côté l’un des principaux bénéfices attendus des mesures de confinement strict. L’objectif est de limiter au minimum nécessaire, les contacts au sein des populations pendant des périodes successives d’au moins 14 jours afin d’évaluer et éventuellement d’ajuster la riposte au regard des résultats statistiques (en l’occurrence l’évolution du nombre de nouvelles contaminations).
Les deux principaux écueils d’une telle stratégie dans le contexte sociologique de plusieurs pays de la région sont d’une part la structure de l’emploi (avec notamment une forte majorité de travailleurs journaliers dans les capitales et banlieues des grandes villes), et d’autre part, la place prépondérante des marchés dans les habitudes de courses des populations. Plusieurs pays ont imaginé des ajustements intéressants, comme l’ouverture des marchés pendant une période plus courte que d’ordinaire, ou un confinement « progressif ».
« Hors de la région ouest africaine, le Madagascar a même choisi de distribuer des vivres aux travailleurs journaliers pendant la période du confinement, pour faciliter le respect de la mesure. »
Hors de la région ouest africaine, le Madagascar a même choisi de distribuer des vivres aux travailleurs journaliers pendant la période du confinement, pour faciliter le respect de la mesure. Toujours est-il que l’instauration et la mise en œuvre d’une mesure de confinement strict est davantage un casse-tête, qu’une panacée dans le contexte actuel. Cela ne signifie pas pour autant que la réponse à la crise du coronavirus est impossible dans le contexte ouest-africain.
Bien arbitrer le choix des bons leviers, et ajuster continuellement
À ce stade, le temps d’incubation de la maladie représente la principale source du brouillard de décision dans le contexte de la lutte contre le coronavirus en Afrique de l’Ouest (en comparaison, le temps minimal d’incubation d’Ebola était de 2 jours). Cela signifie un retard non négligeable dans la détection de possibles nouveaux foyers, mais aussi dans l’identification de mesures qui ne marchent pas et de nécessités d’ajustement. Cependant, il s’agit moins d’une fatalité que d’une invitation à mieux arbitrer le choix des leviers de la riposte, en gardant à l’esprit la nécessité de garder un contrôle continu des trois paramètres cités précédemment.
Pour les décideurs, l’un des moyens de cet arbitrage peut résider par exemple dans l’évaluation continue et en temps réel des moyens est ressources de la riposte. En effet, si l’on ne peut pas ajuster les mesures de riposte en temps réel à cause de la durée nécessaire pour évaluer leur réussite ou leur échec, il demeure au moins possible d’évaluer en temps réel l’impact de ces mesures sur les ressources nécessaires et disponibles pour faire face à une crise prolongée d’au moins 14 jours à partir du moment de décision. Dans la pratique, cela signifie pour les décideurs de répondre par l’affirmative au moins aux trois questions suivantes avant d’adopter une mesure :
- la mise en œuvre de la mesure laissera-t-elle assez de ressources pour mettre en œuvre une autre mesure d’ampleur au moins égale après le 14ème jour ?
- la mise en œuvre de la mesure laisse-t-elle assez de ressources pour continuer à répondre aux autres besoins de la riposte ?
- la communication relative à la mesure a-t-elle les effets désirés sur le comportement des populations impactées ? – et sinon est-elle ajustable rapidement pour obtenir les effets désirés ?
Enfin, il est utile de rappeler que la crise liée au coronavirus passera, et il est du devoir des décideurs de s’assurer que les États ont les moyens et les ressources nécessaires à la rémission, et pour faire face à aux conséquences de plusieurs mois d’économies au ralenti.
Source photo : afrique.le360.ma
Claude Biao est spécialiste des conflits et du terrorisme en Afrique. Depuis 2016, il est analyste politique principal et cofondateur du cabinet d’études-conseil Stake experts, spécialisé dans l’analyse et la veille sécuritaire, et l’aide à la décision en contextes sécuritaires volatiles sur le continent.