Thierno Sakho
Je suis devenu entrepreneur à force de les côtoyer
Pour ma part, il y a deux raisons. La première est que j’ai toujours côtoyé des entrepreneurs. En réalité, j’ai fait une formation en finance et en ingénierie financière, c’est pourquoi, j’ai travaillé durant 10 ans dans le milieu de la finance auprès des grands chefs d’entreprises notamment quand j’étais à la Banque régionale de marchés (BRM), où je gérais le portefeuille de grandes entreprises. De ce fait, j’étais en contact avec ces chefs d’entreprises. Au Fonds de garantie des investissements prioritaires (FONGIP), j’étais également au contact des micro-entrepreneurs.
J’ai fait le tour du Sénégal et j’ai rencontré les entrepreneurs « informels » et autres. J’ai aussi travaillé à la Délégation régionale à l’entrepreneuriat rapide des femmes et des jeunes (DER) où j’étais en charge du portefeuille Start-up en lien avec l’ écosystème des entrepreneurs et start-up technologiques. Je pense que ces 10 à 15 ans à côtoyer les acteurs de cet écosystème font que quelque part, on prend l’ADN de l’entreprenariat.
Le deuxième élément est lié à une frustration qui m’a poussé à me lancer dans l’entrepreneuriat car je contribuais au développement des sociétés et on m’appelait « coach » parce que je jouais le rôle de conseiller. Cependant, je me disais toujours que pour être un meilleur conseiller, il faudrait avoir vécu la vie d’entrepreneur pour demain, me prévaloir du titre de consultant ou de conseiller reconnu. De ce fait, j’avais donc cette envie de me prouver à moi-même que j’avais ce charisme d’entrepreneur avant de pouvoir me prévaloir de quelconque titre du genre : expert en entrepreneuriat.
Globalement, ce sont ces raisons qui m’ont poussé depuis quelques années à confirmer le fait que je voulais être un entrepreneur. Maintenant, il a fallu attendre le bon moment pour me lancer à temps plein parce que j’ai fait de l’entrepreneuriat à mi-temps, mais je ne me suis jamais mis à temps plein sur un projet comme c’est le cas avec Proxalys, mon entreprise actuelle.
L’entrepreneuriat est parfois réduit à un effet de mode et le rapport est biaisé par des « coachs » qui sortent de partout
Les entrepreneurs que j’accompagnais m’ont toujours dit que je donnais de bons conseils surtout sur le plan financier car je viens de ce milieu mais cela ne te permet pas de prendre en charge toutes les problématiques d’accompagnement d’une entreprise. Je peux considérer que j’étais un conseiller financier ou un coach financier parce qu’on n’a pas besoin d’être entrepreneur ou d’avoir un vécu dans l’entrepreneuriat pour l’être. Mais pour être un conseiller qui prend tous les éléments de vie d’une entreprise et de les comprendre, à mon avis, la meilleure manière est de vivre l’expérience d’entrepreneur.
C’est l’énorme différence entre « les consultants coach » que nous retrouvons dans les pays les plus développés. Aux États-Unis par exemple dans les programmes d’incubation ou d’accélération en général, les coachs sont souvent à 90% d’anciens entrepreneurs et on voit la différence dans la compréhension intime qu’ils ont des entrepreneurs. C’est quelque chose à laquelle j’invite tous ces conseillers, coachs, de pouvoir tenter et se lancer pour voir toute la difficulté, cela ne fera qu’enrichir leur expérience en tant que coach. Aujourd’hui, j’ai enlevé mon manteau de coach même si les gens continuent de m’appeler « coach T » parce que je suis à fond dans ma vie d’entrepreneur.
La fintech attire les investisseurs
Je pense que c’est ce qu’on appelle “l’infrastructure”. Il y a deux secteurs dans lesquels les investisseurs ont besoin de miser pour aider les entreprises qui se lancent dans une activité. Il s’agit des secteurs qui touchent à la logistique de manière générale, e-logistique, e-commerce et tout ce qui touche à la partie fintech parce que derrière il va falloir aussi faciliter les systèmes de paiements. Du moment où l’on parle de faciliter le transport des produits et de faciliter les paiements de ces produits ; on comprend que ces deux éléments participent à construire une infrastructure, un écosystème économique qui se développe.
Les entrepreneurs que j’accompagnais m’ont toujours dit que je donnais de bons conseils surtout sur le plan financier car je viens de ce milieu mais cela ne te permet pas de prendre en charge toutes les problématiques d’accompagnement d’une entreprise
Lorsqu’on regarde les systèmes financiers les plus performants dans les pays développés, il y a une forte corrélation entre le niveau de développement, le système financier et le développement des infrastructures routières et logistiques. Les investisseurs réfléchissent pareillement lorsqu’ils investissent dans un continent comme l’Afrique où tout est à construire. Il est tout à fait normal d’investir dans l’infrastructure financière, c’est-à-dire les facilités de paiements, virements, réceptions et autres en plus de la partie route, transport, logistique, et mobilité.
Ce sont les secteurs où les investisseurs nationaux comme internationaux cibleront le maximum de startups parce que tant que ces deux secteurs ne sont pas totalement couverts ou n’ont pas une certaine maturité, il sera difficile de développer les autres verticales comme la e-santé… car l’investisseur aussi veut récupérer son argent donc les Fintech sont les vraies locomotives pour aider à tout cela.
La culture du « mobile first » détermine la nature des solutions entrepreneuriales
Chez nous, c’est ce qu’on appelle le « mobile first » c’est-à-dire l’Internet qui pénètre partout mais à travers l’utilisation du téléphone. Tout ce que nous aurons à développer en e-logistique, e-santé, fintech etc… on aura des solutions qui seront fortement appuyées par l’utilisation du mobile. La culture de la digitalisation au Sénégal et en Afrique passe par le téléphone. La culture d’Internet est une réalité avec la présence forte du « mobile first » dans toute cette phase de digitalisation accrue de l’Afrique et de notre économie.
Le défi de « l ’évangélisation » pour conquérir les entrepreneurs du secteur informel
Le grand défi que nous avons est celui de la sensibilisation et de l’éducation parce qu’on parle de personnes qui ne sont pas allées à l’école ou une cible qui n’a appris que l’arabe. Il s’agit de plusieurs communautés et chacune a ses propres réalités et ces dernières tiennent les petits commerces en Afrique. Il y a tout un travail d’éducation, d’évangélisation, d’explication qui est en contradiction parfois avec la culture startup qui est la culture de l’hyper croissance.
C’est très différent ici, on l’a vu au Sénégal avec le cas de Wave; même si cette entreprise est notre première licorne (une start-up dont la valorisation atteint au moins un milliard de dollars). Wave a une multitude d’agents sur le terrain qui vont aller enrôler ces potentiels clients. S’il n’avait pas investi sur ces agents de terrain pour qu’ils démarchent les clients, peut-être que Wave n’aurait pas ce nombre de clients élevés. Si leur stratégie était basée uniquement sur le digital, je ne suis pas sûr qu’il aurait ces 6 millions d’utilisateurs au Sénégal. Les utilisateurs qui sont à Kedougou, Linguère ou autres, il fallait que les agents de terrain aillent à leur rencontre, de même que les petits commerçants.
Une des particularités mais aussi une des difficultés de la « digitalisation » en Afrique, c’est que c’est une digitalisation dite « phygitale », c’est à dire il y a le contact physique en plus de la stratégie digitale. C’est ce type de digitalisation que nous avons en Afrique pourtant lorsque vous allez dans des pays très développés, la digitalisation ne passe que par le circuit virtuel.
Ce sont des faits propres à notre environnement. De ce fait, il faut éduquer les populations pour que le secteur informel puisse comprendre l’offre de valeur que nous leur proposons et donc c’est plus cher et c’est plus dur de pouvoir bien s’adapter à ces cibles.
L’accès au financement : le grand casse-tête
L’accès au financement est très difficile et continue de l’être malgré le fait qu’il y a eu beaucoup d’initiatives pour aider les startups à avoir accès à des financements. Typiquement, une des grandes contraintes est l’accès au financement bancaire. La banque n’a pas vocation à financer une startup. De ce fait, il nous faut trouver d’autres modèles de financement. Des structures étatiques comme la DER, l’Agence de développement et d’encadrement des petites et moyennes entreprises (ADPME) où des fonds privés, ou de capital-risque dont le métier est de financer dans l’innovation ont ce rôle mais il nous en faut beaucoup plus.
Nous avons entre autres Teranga capital, Dakar Network Angels mais ce n’est pas assez… Et surtout les tickets d’investissements que nous avons sont assez faibles, si l’on compare Wave, il y a 4 ans lorsqu’il faisait une levée de fonds de plus d’un milliard de FCFA déjà à ce temps-là, mais nous aujourd’hui, pour nos startups si on lève 50 millions de FCFA, les gens pensent qu’on a fait une grosse levée de fonds mais malheureusement ce n’est pas assez, on ne peut pas faire de grandes choses avec 50 millions. L’innovation coûte chère. Wave recrute des agents qui font le tour du Sénégal dans le but de rencontrer les clients. Ce sont des salaires, des dépenses extrêmement importants pour arriver à ce niveau et être comme Orange Money et autres… Ce sont des dépenses marketing énormes.
Une des particularités mais aussi une des difficultés de la « digitalisation » en Afrique, c’est que c’est une digitalisation dite « phygitale », c’est à dire il y a le contact physique en plus de la stratégie digitale. C’est ce type de digitalisation que nous avons en Afrique pourtant lorsque vous allez dans des pays très développés, la digitalisation ne passe que par le circuit virtuel
Pour donner la chance à une startup comme Proxalys ou d’autres à être des champions nationaux et régionaux, il ne faut pas se leurrer, ce sont des gros montants qui devront être mobilisés pour qu’on puisse être des champions sinon nous ne le serons jamais parce que ce sont les boites étrangères qui viendront soit nous racheter, soit nous détruire. Le financement est important ; il compte énormément. Aujourd’hui, le Sénégal a beaucoup de structures qui accompagnent mais les budgets en jeu sont encore très faibles pour créer des champions nationaux et régionaux.
A l’ère du digital, il est difficile de protéger les startups locales de la concurrence
De toutes les guerres, la « guerre digitale » est la plus difficile à contrôler parce qu’elle n’est pas physique. Ce n’est pas un conteneur de riz ou d’huile qui arrive et que tu peux bloquer au niveau de la frontière douanière. C’est plus difficile d’arrêter un grand champion d’un pays étranger qui vient attaquer le marché digital, la seule manière de pouvoir concourir serait d’investir dans des boîtes sénégalaises, de les faire grandir rapidement et leur permettre de pouvoir concurrencer ces boîtes étrangères.
Pour ma part c’est la seule méthodologie, on ne peut pas fermer les frontières car celles du digital ne peuvent pas être fermées sauf dans le secteur de la fintech où du point de vue réglementaire le bailleur et la banque centrale peuvent réglementer mais sans cela, c’est assez compliqué.
Conquérir l’Afrique en incorporant le défi de l’insécurité
C’est vrai que la question de l’environnement sécuritaire est quelque chose que nous tous en tant qu’entrepreneurs regardons de près. Je veux dire quand je prends notre exemple avec Proxalys, on ambitionne de nous développer autant au Sénégal que dans les pays de la région et même dans toute l’Afrique.
Un des éléments que je considère comme étant un de nos avantages est le fait que nous avons grandi ici. Le défi sécuritaire est existant, malgré tout, les gens vivent, les populations achètent, consomment et se font livrer des choses. Par exemple, les banques sont dans ces pays notamment le Burkina Faso qui connaît un climat sécuritaire fragile. D’ailleurs, l’une des plus grandes banques dans la Zone UEMOA est issue de ce pays notamment Coris Bank.
Pour une startup sénégalaise qui n’est pas encore installée dans ces pays, si demain un investisseur me dit, tu ne dois pas aller au Mali pour des questions sécuritaires. Je lui répondrai en disant : « mais si les banques y sont depuis des décennies malgré le climat d’insécurité et continuent à faire des affaires pourquoi n’irai-je pas ? » En tant qu’entrepreneur africain, nous devons prendre en compte ce facteur risque en mettant les dispositifs pour assurer la sécurité de nos ressources humaines car on ne va pas aussi aller dans les zones de danger.
Aujourd’hui, si l’occasion de s’étendre en République de Guinée, au Burkina, au Mali ou en Guinée Bissau se présente, je le ferai malgré tout ce qu’on dira car j’y vais pour les affaires, pour du changement et de l’impact.
En tant qu’entrepreneur africain qui connaît les réalités de son continent avec des soubresauts politiques, on doit les comprendre et les incorporer dans notre modèle économique mais, nous ne devons pas nous mettre des facteurs de blocage en termes d’investissement
Autre chose aussi, c’est que la paix n’arrive qu’avec le développement. Si l’on n’investit pas et que l’on ne crée pas des emplois, la paix ne reviendra pas. Donc il faut essayer de résoudre la guerre en investissant sur le développement. De ce fait, les jeunes n’iront plus s’engager dans les groupes djihadistes parce qu’ils auront des salaires et pourront fonder des familles.
En tant qu’entrepreneur africain qui connaît les réalités de son continent avec des soubresauts politiques, on doit intégrer ces risques dans notre modèle économique mais, nous ne devons pas nous mettre des facteurs de blocage en termes d’investissement. Prendre des risques, c’est cela aussi le rôle d’une startup.
La formation doit être au cœur du développement des entreprises
La formation est une grande question qui soulève même des frustrations. La plupart des start-ups ont une ressource humaine junior donc, si on analyse froidement, si elles disparaissent de l’écosystème c’est parce que les ressources humaines ont plafonné. Elles n’ont pas toujours les compétences et outils pour aller au-delà.
Il faut cinq ans pour apprendre à des « juniors » à travailler alors que la startup n’a pas ce temps. Malheureusement, c’est difficile aussi pour ces entreprises de payer quelqu’un qui a 10 ans d’expérience pour les accompagner.
Il faut que l’État puisse proposer des moyens par lesquels des cadres expérimentés accompagnent des start-ups sur des questions de finance et de croissance. Dakar peut être un hub d’innovation à condition qu’on facilite l’accès aux financements, et qu’il y ait des mécanismes par lesquels on accompagne les startups à bénéficier de l’expérience de ressources humaines seniors.
Source photo : Hello Future
Thierno Sakho est expert en banque, finance et microfinance et serial entrepreneur. En tant qu’ancien banquier, il a accompagné et a conseillé plusieurs chefs d’entreprises et grandes entreprises sénégalaises. Il est co-fondateur dans plusieurs ventures tels RMS Global Trading, Mobility Sénégal, Royal Trading Alliance Sénégal. Le dernier venture qu’il a fondé est ProXalys SAS, une « néobanque » spécialisée dans le crédit digital aux autoentrepreneurs, TPE et PME avec pour cible principale les femmes et les jeunes généralement exclus du système bancaire.