Jean Hervé Jézéquel
Dans le cadre du débat sur la paix et la sécurité en Afrique de l’Ouest, WATHI a rencontré Jean Hervé Jézéquel, directeur du projet Sahel à l’International Crisis Group. Dans cet entretien, il retrace l’évolution de la crise malienne, les principaux acteurs impliqués, et les solutions les plus récentes envisagées pour reprendre en main la situation sécuritaire au Mali.
- Comment le Mali, perçu comme une vitrine démocratique avant 2012 avec une bonne réputation politique, est devenu un pays déstabilisé par les problèmes sécuritaires ?
Je pense que c’est dû à une série de facteurs. D’abord il y a une forme d’auto-intoxication des élites maliennes et de leurs partenaires internationaux sur la qualité du modèle malien. A WATHI, vous faîtes partie des premiers à le dire : mesurer la qualité d’une démocratie à la régularité du moment électoral est un critère à minima voire illusoire de la qualité d’un système démocratique. Malheureusement, on s’en est tenu souvent à cette vision. Comme il y avait assez peu de violences, et qu’il y avait des élections régulières, on s’est un peu leurré.
On a aussi laissé s’installer une élite dirigeante héritière des mouvements des années 90, laquelle a renversé un pouvoir militaire. Elle a ses mérites mais après deux décennies de pouvoir, en était venu à fonctionner pour son auto-préservation. Le non renouvellement de l’élite dirigeante continue de poser de nombreux problèmes au Mali.
Il y a un autre facteur, moins lié à la crise, mais tout de même important, c’est le sentiment qu’il y a une déconnexion entre une élite politique dirigeante très repliée sur Bamako, dont les composants sont nées, ont grandi et vivent à Bamako, et le reste du pays. Dans les années 60, l’élite dirigeante venait des quatre coins du Mali et elle regroupait les différents terroirs au cœur de l’État. Aujourd’hui, l’élite malienne est surtout une “élite bamakoise”.
Le non renouvellement de l’élite dirigeante continue de poser de nombreux problèmes au Mali
Il y a deux autres facteurs beaucoup plus immédiats dans la crise de 2012, c’est la mauvaise gestion des rebellions des années 90 et les résultats mitigés de la décentralisation au Mali. La décentralisation n’est pas parvenue à apporter une réponse aux rebellions du grand Nord.
Par ailleurs, les intérêts criminels se sont très étroitement connectés aux mouvements rebelles et plus généralement aux groupes en armes. De plus en plus, on a vu l’économie criminelle alimenter la formation des groupes en armes au Nord du pays. Les groupes se disputaient le contrôle des territoires, des axes routiers, etc. L’État n’a pas su jouer un rôle positif dans cette affaire car le président du Mali de l’époque avait soutenu une partie des groupes mafieux contre d’autres. Ce qui avait pour conséquences d’alimenter beaucoup de tensions, d’affaiblir la position de l’État, de militariser la vie économique dans le Nord et cela a débouché sur la situation de 2012. L’autre grande dynamique de la crise est l’implantation, à partir des années 90, de groupes se revendiquant du djihad.
- Qu’est ce qui marque l’évolution de la crise au Mali ?
La crise a beaucoup changé et continue de se transformer. Il y a six ans, la crise était essentiellement contenu dans le Nord du pays. Il y avait des tensions dans le centre mais cela avait assez peu retenu l’attention à l’époque. Depuis, il y a eu un processus de paix, des efforts de la communauté internationale, de l’État malien mais aussi de certains groupes armés pour arriver à une sorte d’apaisement très précaire, très relatif mais un apaisement quand même.
Aujourd’hui, il y a beaucoup moins d’affrontements qu’il y en avait au moment de la signature de l’accord. A l’inverse, la situation s’est fortement dégradée au centre du pays notamment dans la région de Mopti, le nord de la région de Ségou et maintenant, de façon assez inquiétante, le long de la frontière avec le Burkina Faso. On sent que les foyers de tension sont en train de changer. Le centre du Mali concentre aujourd’hui l’attention de pas mal d’acteurs soit gouvernementaux ou des partenaires internationaux.
Mesurer la qualité d’une démocratie à la régularité du moment électoral est un critère à minima voire illusoire de la qualité d’un système démocratique
Il est important de souligner que, dans cette zone, les violences contre les civils sont beaucoup plus importantes qu’elles ne l’ont été dans le Nord pour deux raisons. La première est la concentration démographique dans le centre du Mali, zone beaucoup plus peuplée que le Nord. Deuxièmement, au Nord, l’essentiel des combats était entre groupes armés c’est-à-dire des combattants qui affrontent d’autres combattants.
Au centre, on a des formes de violence qui se développent contre les civils, lesquels sont une cible. C’est notamment les violences intercommunautaires qui sont le nouveau phénomène de ces deux dernières années avec une accélération ces derniers mois. Le Nord n’a pas été complètement exempt de ce type d’événements mais ils y étaient très limités. Au centre, les dynamiques sont différentes.
- Au Mali, quels sont les principaux groupes armés qui sévissent ? Quelles sont leurs spécificités et leurs différences ?
Il existe énormément de groupes armés au Mali, et assez régulièrement, des scissiparités qui renforcent le nombre de ces groupes. Quand on regarde la cartographie de la présence des groupes en 2013 et quand on la regarde en ce moment, il y a énormément de mouvements et de changements. Le premier groupe qui retient plus l’attention rassemble les groupes djihadistes notamment l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS) et Al Qaeda. Al Qaeda s’est manifesté de façon particulière au Mali en prenant la forme du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM ou JNIM) sous la direction de Iyad Ag Ghali.
Derrière ces deux grandes organisations qui coiffent le reste, il y a de nombreuses Katiba (bataillons) qui reconnaissent plus ou moins formellement ou fortement une affiliation mais qui ont aussi une part assez importante d’autonomie locale. C’est l’exemple de la Katiba Macina ou la Katiba Serma laquelle opère dans une région proche avec le Burkina Faso.
Même s’ils retiennent le plus l’attention et notamment celle internationale, ces groupes djihadistes ne sont que l’arbre qui cache la forêt des groupes armés. Il existe des groupes politico-militaires notamment ceux qui se sont développés lors de la crise de 2012. Avant, ces groupes étaient relativement unifiés au sein d’une mouvance qui était celle du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Au fil des années, cette mouvance s’est considérablement effilochée, s’est repliée sur des bases communautaires et a éclaté en une série de groupes qui sont nés et qui se rangent soit du côté de l’État, soit contre l’État.
Il y a une énorme scissiparité qui caractérise ces groupes armés, qui changent de camps, se scindent, se regroupent en fonction des rapports de force du moment et des intérêts de leurs leaders
Au-delà de ce positionnement, ces groupes ont souvent un ancrage local et communautaire très marqué, et ils défendent des intérêts locaux voire parfois “particularistes”. Dans des régions comme Gao, vous avez un certain nombre de groupes armés dont on peut se dire qu’au fond, ce sont des instruments d’individus, d’entrepreneurs politico-militaires.
Certains de ces groupes armés sont plus importants que d’autres parce qu’ils ont été intégrés au processus de paix conclu par la signature d’un accord en 2015. Deux grandes coordinations se dégagent. La première, qui est celle de la Coordination du mouvement de l’Azawad (CMA), regroupe trois mouvements principaux : une tendance du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA-CMA), le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) et le Haut-Conseil de l’unité de l’Azawad (HCUA).
Face à cette CMA, il y a ce qu’on appelle la “Plateforme” qui est une coalition de groupes politico-militaires qui sont signataires de l’accord de paix et parmi lesquels on rencontre à nouveau le mouvement arabe de l’Azawad (cette fois-ci tendance État), la Coordination des mouvements et Front patriotique de résistance (CM-FPR), le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA) dirigé par un général de l’armée malienne, et plusieurs autres groupes qui renforcent cette nébuleuse. Ce qu’il est important de retenir c’est qu’il y a une énorme scissiparité qui caractérise ces groupes armés, qui changent de camps, se scindent, se regroupent en fonction des rapports de force du moment et des intérêts de leurs leaders.
Il y a deux autres catégories d’acteurs que je voudrais souligner. D’une part, les groupes criminels parfois transfrontaliers qui ont souvent des liens avec les groupes précédemment mentionnés. Ils ont leur propre forme d’autonomie car ils se sont développés pour protéger les trafics les plus lucratifs notamment le trafic de drogue qui nécessite des formes de protection particulières.
La dernière catégorie est celle des groupes d’autodéfense dans le centre du Mali, qui sont à base communautaire très claire notamment chez les dozos. Historiquement, les dozos étaient des associations de chasseurs traditionnels mais celles-ci ont énormément évolué tel qu’on les connaît aujourd’hui. Un certain nombre de ces groupes-là ont été incriminés dans des violences à caractère communautaire très agressives depuis le début de l’année notamment le massacre d’Ogassougou en mars dernier qui a fait plus de 150 victimes.
- Comment la communauté internationale a-t-elle accompagné la gestion de la crise depuis ses débuts ?
La présence des internationaux a beaucoup changé. En 2012, c’est essentiellement des instruments régionaux qui sont utilisés notamment ceux de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’Union africaine. Aussi, des acteurs locaux comme l’ancien président burkinabé Blaise Compaoré se proposent comme des figures de médiation. Plus on avance dans la crise, plus ces acteurs locaux et régionaux vont être un peu marginalisés sans jamais être complètement exclus au profit d’autres acteurs comme les Nations Unies mais surtout la France.
Cela a donné à la situation une dynamique bien particulière. Pour les organisations djihadistes, combattre les militaires français permet de mobiliser tous ceux qui sont dans le registre de lutter contre les croisées. Ce qui, à mon avis, contribue à leur recrutement.
Toutefois, les réponses sécuritaires internationales n’ont pas réussi à fournir des solutions définitives à la crise. On est un peu en manque de solutions en ce moment. La MINUSMA n’a pas fait preuve d’une grande efficacité mais il reste un outil disponible. Le G5 Sahel a de gros problèmes de financement et d’opérationnalisation alors que les autres formes de sécurisation ont été un peu désamorcées par le G5 Sahel et ont dû mal à se mettre en place. L’Opération Barkhane est elle aussi un échec.
- Jean Yves Le Drian, le ministre des Affaires étrangères de la France, a récemment déclaré que ce serait bientôt aux Africains d’assurer leur propre sécurité. L’armée malienne, comme les autres armées africaines, est-elle prête à relever ce défi ?
Je ne suis pas sûr que l’armée malienne, comme ses voisines notamment au Burkina, soit en mesure de faire face. L’un des problèmes, c’est que la sécurité a été pensée d’un point de vue déconnecté de la gouvernance. Si vous n’assainissez pas la gouvernance, vous ne pouvez pas assainir un domaine particulier comme la sécurité. Au fond, les bailleurs continuent d’investir dans un État qui est grevé de nombreux problèmes de corruption, d’organisation et de légitimité. L’armée manque toujours de légitimité au centre du Mali. Une grande partie des populations voit dans les Forces armées maliennes (FAMA) plus un problème qu’une solution.
Il faut subordonner l’outil militaire à une stratégie politique qui, elle, sera entre les mains des États sahéliens
Tant qu’on ne règle pas cette situation où une grande partie de la population malienne se sent étrangère aux forces de sécurité qui reflètent mal la diversité des communautés et des intérêts locaux, on verse de l’argent dans un sac troué. Face au sentiment d’urgence, il faut se donner les moyens d’accompagner la réforme de la sécurité qui est aussi importante à gérer que la violence du djihadisme. Il faut sans doute continuer à investir dans la sécurité mais en ayant une vision à plus long terme.
A court terme, ce qui devrait être mobilisé, c’est l’outil politique plus que celui militaire. C’est là où les partenaires internationaux doivent moins être des obstacles qu’ils l’ont été jusqu’à présent. A Crisis Group, on estime que les réponses ont jusqu’à présent été des réponses sécuritaires voire militaires et qu’elles ont montré de sérieuses limites. A l’inverse, les réponses politiques notamment le dialogue ont été mis de côté.
Aujourd’hui, dans la région du centre du Mali, il y a un besoin de processus politique et d’un dialogue transversal et inclusif
Les groupes djihadistes sont vus à priori comme des organisations terroristes avec lesquelles on ne peut pas discuter. Or, quand on regarde dans les détails, on remarque que ce sont des groupes avec lesquels il est certes difficile d’entrer en contact mais qui sont pragmatiques, avec un fort ancrage local correspondant à des revendications et frustrations locales. A notre avis, une des voies pour les États, c’est d’engager politiquement le dialogue avec ces groupes. Cela ne veut pas dire arrêter les opérations militaires mais plutôt rééquilibrer leur utilisation et sans doute subordonner l’outil militaire à l’outil politique.
Si vous avez un outil militaire contrôlée par une opération étrangère, c’est difficile pour les acteurs politiques d’être maîtres de l’agenda lorsque les opérations et la stratégie militaire sont définies par d’autres. Il faut subordonner l’outil militaire à une stratégie politique qui, elle, sera entre les mains des États sahéliens.
De plus, la force de ces États réside plus dans l’outil politique que dans celui militaire. Elle est dans leur capacité à entrer en dialogue avec les populations, à se connecter à elles, à mettre en relation. Cette capacité a été amoindrie mais elle peut toujours être utilisée. Aujourd’hui, dans la région du centre du Mali, il y a besoin d’un processus politique et d’un dialogue transversal et inclusif. Étant donné la sévérité de la crise au centre, l’Etat doit piloter un processus politique très ambitieux qui, du point de vue de la volonté affichée de rassembler une grande diversité d’acteurs pour engager un processus de paix, soit à la hauteur de ce qui a été fait dans le Nord.
- Cette solution ne pose-t-elle pas le risque que la menace terroriste se déplace vers de nouvelles zones géographiques ?
Effectivement, le risque existe. Pendant la dernière élection présidentielle, on a vu dans la région de Kayes l’apparition d’un mystérieux groupe de libération du Grand-Ouest qui finalement n’est pas allé loin. Néanmoins, je pense que cette situation a une bonne raison d’être. L’accès aux armes de guerre, les tensions autour du foncier, l’accès aux ressources naturelles, les tensions intercommunautaires etc. sont de vrais enjeux à régler. La solution n’est pas de voter une loi au parlement à Bamako, il faut ouvrir des assises régionales et conduire un vrai processus politique autour de ces enjeux. Si dans d’autres régions, on développe des tensions, c’est qu’il y a probablement des raisons de discuter sérieusement de questions politiques.
Crédit photo : Tinganews
Jean Hervé Jézéquel est le directeur du projet Sahel à l’International Crisis Group (ICG). Il a d’abord travaillé en tant que consultant pour Crisis Group en Guinée en 2003, avant de devenir analyste principal pour la région du Sahel en mars 2013. Jean Hervé a également travaillé en tant que coordinateur de terrain, chercheur et directeur de recherche pour Médecins sans frontières.