Organisation affiliée : International Crisis Group
Type de publication : Briefing spécial
Date de publication : 24 mars 2020
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Les prochains mois seront particulièrement risqués: tandis que les États-Unis et les pays européens se concentreront sur les répercussions du Covid-19 à l’échelle nationale, la pandémie risque de se propager vers les pays pauvres et en proie à la guerre. A l’exception de l’Iran, le premier stade de la pandémie a principalement touché des pays la Chine, la Corée du Sud et l’Italie qui avaient les capacités de gérer le problème, même si cette gestion était inégale et a mis les systèmes de santés et les économies à rude épreuve. A ce jour, on a recensé moins de cas dans des pays dotés de systèmes de santé moins robustes, des États moins bien équipés face à la crise ou touchés par de graves conflits internes, où les conséquences d’une épidémie pourraient être dévastatrices.
Ce n’est cependant qu’une maigre consolation. Le nombre peu élevé de cas est à n’en pas douter le résultat de tests insuffisants ou du délai entre la transmission du virus et ses manifestations. Le nombre de cas confirmés augmente dans les parties fragiles du monde arabe et de l’Afrique. Si les pays peinent à imposer les mesures de distanciation sociale ou d’autres mesures permettant d’arrêter la propagation du virus, ou s’ils tardent à le faire, ils pourraient faire face à une explosion du nombre de cas comme celle que l’on observe dans certaines régions d’Europe, mais sans pouvoir compter sur le même nombre d’infrastructures de soins d’urgences qui permettront de sauver des vies.
Les gouvernements sont tous confrontés à des choix difficiles sur la façon de gérer le virus. Des pays allant de l’espace Schengen au Soudan ont déjà imposé des restrictions aux frontières. De nombreux États interdisent partiellement ou complètement les rassemblements publics et insistent pour que les citoyens restent chez eux. Ces mesures sont à la fois nécessaires et très coûteuses, d’autant plus que des projections montrent que la pandémie pourrait durer bien plus d’un an avant qu’un vaccin ne puisse être commercialisé.
Limiter les déplacements des populations pendant de nombreux mois aura probablement un effet dramatique sur l’économie. Mais si ces restrictions étaient levées trop tôt, cela pourrait entrainer de nouveaux pics de contagion, nécessiter un retour aux mesures de confinement, aggraver les répercussions économiques et politiques et nécessiter de nouvelles injections de liquidités et de nouvelles incitations fiscales de la part de l’ensemble des gouvernements du monde.
I. La vulnérabilité des populations vivant dans des situations de conflit
Les populations des pays touchés par des conflits qu’il s’agisse d’une guerre ou de ses conséquences sont susceptibles d’être plus vulnérables à la propagation du virus. Dans de nombreux cas, la guerre ou les troubles prolongés, en particulier lorsqu’ils ont été aggravés par une mauvaise gestion de crise, la corruption ou des sanctions internationales, ont affaibli les systèmes de santé nationaux et les ont rendus peu aptes à faire face au Covid-19.
En Libye, par exemple, le gouvernement de Tripoli reconnu par l’ONU s’est engagé à consacrer environ 350 millions de dollars à la lutte contre la pandémie, mais il reste difficile de savoir à quoi servira cette somme: le système de santé s’est effondré après le départ de nombreux médecins étrangers pendant la guerre. Au Venezuela, comme Crisis Group l’avait annoncé en 2016, l’affrontement entre le gouvernement chaviste et l’opposition a gravement mis à mal les services de santé.
Le Covid-19 risque de submerger très rapidement les hôpitaux encore sur pied. En Iran, la réponse léthargique du gouvernement conjuguée à l’incidence des sanctions des États-Unis a provoqué la débâcle: on compterait près de 50 nouveaux cas et cinq à six nouvelles victimes toutes les heures. A Gaza, où le système de santé affaibli par des années de blocus était mal préparé pour traiter une population très dense bien avant l’apparition du Covid-19, le ministère de la Santé s’affaire pour réunir des experts et obtenir le matériel nécessaire pour faire face à la pandémie quand elle arrivera. La pente semble difficile à remonter : les fournisseurs de matériel médical ont confié à Crisis Group que leurs stocks étaient épuisés avant même que le ministère n’annonce deux cas de Covid-19 le 21 mars.
Au-delà de ces difficultés institutionnelles, lorsque la confiance envers le gouvernement et les responsables politiques est érodée, il peut s’avérer difficile de convaincre des populations de suivre des directives de santé publique.
Dans les cas de conflits en cours, les médecins et les acteurs humanitaires nationaux et internationaux pourraient avoir du mal à obtenir des secours pour les populations concernées. En 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et des ONG internationales ont eu des difficultés à contenir une épidémie du virus Ebola dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), malgré le soutien des Casques bleus de l’ONU, car des milices locales violentes bloquaient l’accès à certaines des zones touchées par l’épidémie.
Dans certains cas, les combattants ciblaient les médecins et les infrastructures médicales elles-mêmes. Même si les autorités congolaises et l’OMS sont visiblement parvenues à mettre fin à l’épidémie au cours des derniers mois, celle-ci a duré plus longtemps et a fait plus de victimes (au total, 2 264 décès confirmés) que si l’épidémie avait touché une région stable. De la même façon, les obstacles liés à la sécurité dans les zones actuellement touchées par des conflits risquent d’entraver les mesures de lutte contre le Covid-19.
L’histoire a montré que l’effet de contagion était souvent démultiplié parmi les déplacés internes et dans les camps de réfugiés. Ce risque existe pour la pandémie de Covid-19, même si, dans certaines régions, les services médicaux des camps sont parfois meilleurs que ceux de la région environnante. Les représentants de l’ONU sont particulièrement préoccupés par le camp d’al-Hol au nord-est de la Syrie, qui abrite 70 000 personnes, y compris des femmes et des enfants qui ont fui le dernier bastion de l’organisation État islamique au moment de sa chute, et parmi eux des Syriens, des Irakiens et environ 10 000 personnes issues d’autres pays. Lorsque nous avons décrit le camp à l’automne 2019, il s’agissait déjà d’une «scène de tragédie humanitaire, infestée par les maladies les habitants manquent de nourriture, d’eau potable, et n’ont souvent pas accès à des services médicaux», ce qui rend sa population particulièrement vulnérable face au Covid-19.
Au-delà de ces difficultés institutionnelles, lorsque la confiance envers le gouvernement et les responsables politiques est érodée, il peut s’avérer difficile de convaincre des populations de suivre des directives de santé publique
La situation des camps de réfugiés Rohingya au Bangladesh est également préoccupante : plus d’un million de personnes y vivent dans des abris surpeuplés et les services d’assainissement et de soins de santé sont réduits au strict minimum. Le gouvernement ayant interdit l’accès aux services d’Internet et de téléphonie mobile dans les camps, les habitants n’ont qu’un accès limité aux informations de prévention vitale et, parallèlement, le taux élevé de malnutrition risque d’augmenter le risque de contagion parmi les réfugiés et la population locale. Si le Covid-19 entre dans les camps, les organismes humanitaires craignent qu’il se propage comme une trainée de poudre, ce qui pourrait déclencher une réaction hostile de la part des Bangladais qui vivent dans les régions environnantes et sont déjà exaspérés par la présence prolongée des réfugiés.
La crise du Covid-19 pourrait également exacerber la crise humanitaire en Amérique centrale, liée en partie aux politiques d’immigration de l’administration Trump, et faire augmenter le nombre déjà élevé de crimes violents. Après avoir annoncé la fermeture de sa frontière sud pour tout le trafic non essentiel à partir du 21 mars, les États-Unis pourraient chercher à renforcer les mesures visant à empêcher les migrants et les réfugiés d’Amérique centrale d’entrer sur le territoire et à les renvoyer vers des pays hôtes. Le Salvador et le Guatemala ont interdit à la mi-mars l’atterrissage de tous les vols de ressortissants d’Amérique centrale expulsés des États-Unis. L’interdiction a été levée au Guatemala, mais il n’est pas certain que les États-Unis puissent poursuivre ces expulsions alors que les deux pays ont interdit tous les vols internationaux de passagers.
Dans un contexte où les économies déjà fragilisées d’Amérique centrale sont soumises à de fortes pressions, les expulsions venant des États-Unis et du Mexique pourraient exposer un nombre croissant de ces populations déplacées à un accueil glacial dans leur pays, car les populations nationales pourraient craindre qu’elles ne contribuent à propager le virus. De nombreuses personnes expulsées n’auront peut-être pas d’autre choix que de retourner vers la frontière américaine, avec l’aide de réseaux de traite d’êtres humains, ou de devenir les victimes ou les complices de groupes criminels et de gangs présents dans l’ensemble de la région.
Dans de nombreux cas, les répercussions du Covid-19 sur les réfugiés et sur les personnes déplacées affecteront davantage les femmes, qui sont souvent majoritaires parmi les populations déplacées dans les régions de conflit. Stigmatisées du fait du lien (réel ou présumé) qu’elles auraient entretenu avec les groupes armés, ces femmes rencontrent d’immenses difficultés à accéder aux services et à nourrir leurs familles. Les femmes et les enfants déplacés, exposés à l’exploitation ou à la violence sexuelle, et dont la réintégration au sein des communautés n’est pas la priorité de gouvernements faibles ou indifférents, seront les premiers touchés par les crises économiques qui accompagneront la propagation du virus.
II. Répercussions négatives sur la gestion des crises internationales et sur les mécanismes de résolution des conflits
Les organisations humanitaires ne sont pas les seuls acteurs du système multilatéral qui seront gravement mis à mal par la pandémie, les mécanismes de consolidation de la paix risquent également d’être affectés.
Les restrictions de voyage ont commencé à peser sur les efforts de médiation internationaux. Les envoyés des Nations unies qui travaillent au Moyen-Orient se sont vus interdits de voyager depuis et vers la région du fait des fermetures d’aéroports. Les organisations régionales ont suspendu leurs initiatives diplomatiques dans des régions telles que le Sud du Caucase ou l’Afrique de l’Ouest, tandis que l’envoyé du Groupe international de contact pour le Venezuela un groupe composé d’États européens et latino-américains chargés d’envisager une solution diplomatique à la crise a dû annuler un déplacement très attendu vers Caracas au début du mois de mars pour des raisons liées au Covid-19.
Le virus pourrait également affecter les pourparlers de paix entre les parties au conflit en Afghanistan, prévus après l’accord préliminaire de février entre les États-Unis et les Taliban, ou du moins réduire le nombre de participants (néanmoins, si le groupe se limite aux décideurs et au personnel de soutien essentiel, cela pourrait permettre de mener de réelles négociations).13 Plus généralement, le virus implique que les dirigeants internationaux, parce qu’ils doivent traiter de graves priorités nationales, ont peu, voire pas de temps à consacrer à la gestion des conflits ou aux processus de paix.
Les diplomates qui travaillent pour éviter un bras de fer meurtrier dans le Nord du Yémen ont cruellement besoin d’obtenir le temps et l’attention des hauts représentants saoudiens et américains, mais signalent que les réunions sont annulées ou écourtées. Le président kényan Uhuru Kenyatta a annulé le sommet du 16 mars qui devait se tenir en présence de ses homologues éthiopien et somalien et visait à limiter la dangereuse exacerbation des tensions entre Nairobi et Mogadiscio, pour, selon les dires des responsables kényans, se concentrer sur la nécessité d’arrêter la propagation du virus. Un sommet entre des dirigeants européens et les pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) sera également annulé, ce qui met à mal les efforts déployés pour consolider les opérations de lutte contre le terrorisme dans la région.
Le virus pourrait également avoir une incidence sur les initiatives multinationales de consolidation de la paix et d’assistance à la sécurité. Début mars, le secrétariat des Nations unies a demandé à neuf pays fournissant des contingents y compris la Chine et l’Italie de suspendre la rotation de certaines ou de toutes leurs unités auprès des opérations de maintien de la paix, en raison des risques de propagation du Covid-19.
Les opérations des Nations unies ont annoncé, depuis lors, de nouvelles restrictions relatives aux rotations des contingents, ce qui implique que la période d’affectation des Casques bleus sera prolongée d’au moins trois mois dans des missions difficiles telles que la République centrafricaine ou le Soudan du Sud, ce qui pourrait affecter leur moral et leur efficacité. Une décision du Conseil de sécurité de mettre sur pied une nouvelle mission politique chargée de soutenir la transition du Soudan vers un régime civil pourrait être reportée du fait de la modification du calendrier des réunions du Conseil de sécurité approuvée par ses membres dans le cadre des mesures de confinement.
La crise mettra les organisations internationales dans des situations délicates, tout comme les organes de presse et les ONG, qui pourraient avoir du mal à couvrir un conflit ou une crise du fait des restrictions de voyage, même si de nombreux lecteurs et spectateurs seront, au moins temporairement, moins intéressés par les informations qui ne seront pas liées au Covid-19. Certains gouvernements autoritaristes semblent prêts à se servir de la crise pour limiter l’accès aux médias. L’Égypte a, par exemple, censuré les journalistes occidentaux chargés de couvrir l’évolution de la pandémie dans le pays en retirant son accréditation à un journaliste britannique de The Guardian tandis que la Chine a renvoyé certains des principaux correspondants des États-Unis.
III. Risques pour l’ordre social
Le Covid-19 pourrait exercer une forte pression sur les sociétés et les systèmes politiques, créant ainsi potentiellement de nouvelles flambées de violence. A court terme, la menace de la maladie aura probablement un effet dissuasif sur l’agitation populaire, car les manifestants éviteront les grands rassemblements. L’émergence du Covid-19 en Chine a accéléré le recul des manifestations anti Beijing à Hong Kong (même si le malaise de la population face aux éléments radicaux du mouvement de protestation pourrait également avoir joué un rôle).
Le virus pourrait également avoir une incidence sur les initiatives multinationales de consolidation de la paix et d’assistance à la sécurité. Début mars, le secrétariat des Nations unies a demandé à neuf pays fournissant des contingents y compris la Chine et l’Italie de suspendre la rotation de certaines ou de toutes leurs unités auprès des opérations de maintien de la paix, en raison des risques de propagation du Covid-19
L’opposition russe a largement approuvé la décision des autorités, prétendument justifiée par des raisons de santé, de bloquer les manifestations contre la décision du président Vladimir Poutine de réécrire la constitution pour prolonger son mandat. Au moins une exception à cette prudence généralisée s’est produite au Niger, où les manifestants sont descendus dans la rue pour protester contre les règles interdisant les manifestations, que le gouvernement a étendues en invoquant le Covid-19.
Trois civils ont été tués par les forces de sécurité le 15 mars. Pourtant, le calme dans les rues peut être un phénomène temporaire et trompeur. Les conséquences de la pandémie sur la santé publique et l’économie sont susceptibles de mettre à rude épreuve les relations entre les gouvernements et les citoyens, en particulier lorsque les services de santé sont défaillants. Préserver l’ordre public pourrait s’avérer difficile lorsque les forces de sécurité sont débordées et que les populations sont de plus en plus frustrées par la réaction du gouvernement face à la maladie.
Les premiers signes de troubles sociaux sont déjà visibles. En Ukraine, des manifestants ont attaqué des bus transportant des évacués ukrainiens de Wuhan, en Chine, en réponse à des allégations selon lesquelles certains d’entre eux étaient porteurs de la maladie. Des évasions de prison ont été signalées au Venezuela, au Brésil et en Italie, les détenus réagissant violemment aux nouvelles restrictions associées au Covid-19, tandis qu’en Colombie, des émeutes dans les prisons et une déclaration d’évasion, déclenchées par la perception d’un manque de protection contre la maladie, ont entrainé la mort de 23 détenus à la prison de La Modelo le 21 mars.
En Colombie également, des pillards ont attaqué des camions de nourriture en direction du Venezuela, au moins en partie pour protester contre les effets économiques de la décision prise par Bogota et Caracas de fermer la frontière entre la Colombie et le Venezuela pour des raisons sanitaires. Même des précautions raisonnables peuvent susciter des réactions de colère. Au Pérou, les autorités ont arrêté des centaines de citoyens qui avaient enfreint les règles de quarantaine, ce qui a parfois entrainé des violences.
Plus largement, l’impact économique catastrophique du virus pourrait bien semer les germes de troubles à venir. Les risques sont là, que les pays en question aient connu ou non des flambées massives de la maladie, même s’ils seront plus importants dans ceux qui en auront souffert. Une récession mondiale d’une ampleur encore sans précédent se profile à l’horizon ; les restrictions de transport liées à la pandémie perturberont le commerce et l’approvisionnement alimentaire, d’innombrables entreprises seront contraintes de fermer et le nombre de chômeurs risque de grimper en flèche.
Les gouvernements qui ont des liens commerciaux étroits avec la Chine, notamment certains en Afrique, ressentent déjà les conséquences du ralentissement provoqué par l’épidémie de Wuhan.
Des pays comme le Nigeria, qui entretient des liens solides d’import-export avec la Chine et qui dépend des prix du pétrole pour soutenir ses finances publiques, en souffrent. Abuja aurait envisagé de réduire ses dépenses de 10 pour cent en 2020, ce qui signifie que les autorités pourraient ne pas tenir leurs promesses d’augmenter le salaire minimum. De telles mesures d’austérité, combinées aux autres effets économiques du Covid-19 tels que la disparition des touristes dans les régions qui dépendent fortement des visiteurs étrangers pourraient entrainer des chocs économiques qui durent bien au-delà de la crise immédiate, créant ainsi potentiellement des perturbations prolongées du travail et une instabilité sociale.
Le potentiel évident du Covid-19 à déclencher un sentiment xénophobe est également un phénomène préoccupant, en particulier dans les pays où les communautés d’immigrants sont importantes. Au début de la crise, les travailleurs chinois au Kenya ont été victimes de harcèlement à cause des soupçons selon lesquels les vols de China Southern Airline faisaient entrer le coronavirus dans le pays. Certains hommes politiques occidentaux, notamment le président américain Donald Trump, ont tenté d’attiser le ressentiment de Beijing par des plaisanteries sur le «virus chinois». Il y a certaines indications selon lesquelles on assisterait à une augmentation des préjugés à l’égard des personnes d’origine chinoise aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux, ainsi qu’un risque sérieux que la maladie n’alimente encore davantage la violence raciste et dirigée contre les étrangers.
IV. Exploitation politique de la crise
Dans ce contexte de pressions sociales, les dirigeants politiques ont toute latitude pour tenter d’exploiter le Covid-19, soit pour consolider le pouvoir dans leur pays, soit pour poursuivre leurs intérêts à l’étranger. A court terme, de nombreux gouvernements semblent pris de court par la rapidité, la portée et le danger de l’épidémie et, dans certains cas, la maladie a infecté les élites politiques.
Les élections prévues pour le premier semestre de 2020, voire plus tard, risquent également d’être reportées; là aussi, la justification immédiate de santé publique peut être valable, mais la tentation d’utiliser le virus comme prétexte pour des retards supplémentaires et un resserrement de l’espace politique n’est pas loin. En effet, il y aura probablement de bonnes raisons pratiques de retarder les élections dans de tels cas.
La pandémie, non seulement compliquera la planification nationale, mais elle entravera également le déploiement de missions internationales de soutien électoral et, le cas échéant, d’observation. Néanmoins, les partis d’opposition vont probablement soupçonner des tricheries, en particulier dans les pays où la confiance politique est réduite, où l’instabilité est récente, ou encore dans les cas où le gouvernement jouit d’une légitimité discutable ou a déjà manipulé les calendriers électoraux par le passé.
Le potentiel évident du Covid-19 à déclencher un sentiment xénophobe est également un phénomène préoccupant, en particulier dans les pays où les communautés d’immigrants sont importantes
Là encore, il existe déjà des exemples. La présidente par intérim de Bolivie, Jeanine Añez, a annoncé le 21 mars que l’élection présidentielle prévue le 3 mai pour trouver un remplaçant à temps plein à Evo Morales que les militaires ont évincé après des scrutins controversés en 2019 serait reportée à une date future non précisée. Au Sri Lanka, une décision de la Commission électorale de reporter les élections parlementaires pour des raisons de santé publique pourrait accorder des pouvoirs accrus au président Gotabaya Rajapaksa un nationaliste de la ligne dure associé à des violations des droits humains à l’encontre des minorités et de ceux qui critiquent le régime.
Même si Rajapaksa a initialement souhaité que les élections puissent se dérouler normalement (ce qui témoigne de l’espoir d’une victoire écrasante), s’il décidait de refuser de rappeler le parlement tant que les élections n’auront pas eu lieu, la durée et la légalité de son régime provisoire pourraient bien susciter des controverses.
Certains dirigeants pourraient également voir le Covid-19 comme une couverture pour se lancer dans des aventures étrangères déstabilisantes, que ce soit pour détourner le mécontentement national ou parce qu’ils ont le sentiment qu’ils ne seront guère confrontés à une opposition structurée dans le contexte de la crise sanitaire mondiale. Aucune situation de ce type ne s’est encore présentée, et les analystes risquent désormais d’attribuer au Covid-19 des crises qui sont engendrées par d’autres facteurs.
Néanmoins, alors que la pandémie préoccupe les grandes puissances et les organisations multilatérales, certains dirigeants pourraient considérer qu’ils peuvent s’affirmer d’une manière qu’ils jugeraient trop risquée dans une situation normale. Une série d’attaques contre des cibles américaines par des milices chiites soutenues par l’Iran en Iraq pourrait bien faire partie d’un effort déjà très actif de Téhéran pour pousser les États-Unis hors du Moyen-Orient. Mais étant donné que les dirigeants iraniens subissent déjà une énorme pression intérieure, le bilan du coronavirus pourrait également affecter ses calculs. Comme nous l’avons écrit, «se sentant assiégé et sans issue diplomatique manifeste, l’Iran pourrait conclure que seule une confrontation avec les États-Unis pourrait changer une trajectoire qui prend une direction très dangereuse».
De même, pour les groupes jihadistes, la crise pourrait créer des occasions de lancer de nouvelles offensives contre des gouvernements affaiblis d’Afrique et du Moyen-Orient. Jusqu’à présent, ni l’État islamique (EI) ni aucune des différentes branches d’Al-Qaïda n’a affiché une vision stratégique claire concernant la pandémie (bien que l’EI ait diffusé des conseils sanitaires à ses militants sur la manière de gérer la maladie en se basant sur les paroles du Prophète Mahomet). Néanmoins, comme l’a déjà fait valoir Crisis Group, les forces jihadistes ont tendance à «exploiter le chaos», en gagnant du terrain et des adeptes là où il existe déjà des conflits ou lorsque des États faibles sont confrontés à des troubles sociaux. L’EI, par exemple, a tiré parti du chaos post-2011 en Syrie pour arriver à un niveau de pouvoir que l’organisation n’aurait jamais atteint autrement.
V. Un tournant dans les relations entre les grandes puissances?
Les effets potentiels du Covid-19 sur des points de tension spécifiques sont amplifiés par le fait que le système mondial était déjà en cours de réalignement.32 Ainsi, la période actuelle se distingue des autres crises internationales, encore relativement récentes. Lorsque la crise financière a provoqué un ralentissement économique mondial en 2008, les États-Unis avaient encore suffisamment d’influence pour façonner la réponse internationale par l’intermédiaire du G20, même si Washington a pris soin d’impliquer Beijing dans le processus.
En 2014, les États-Unis ont pris les choses en main pour répondre d’une manière tardive et multilatérale à la crise d’Ebola en Afrique de l’Ouest, avec l’aide de pays tels que le Royaume-Uni, la France, la Chine ou Cuba. Aujourd’hui, les États-Unis dont l’influence internationale s’était déjà considérablement affaiblie ont simultanément mal géré leur réponse nationale au Covid-19, n’ont pas réussi à rassembler d’autres nations et ont suscité un ressentiment international. Le président Donald Trump n’a pas seulement insisté sur les origines chinoises de la maladie, mais a également critiqué le cafouillage de l’UE concernant le confinement.
En revanche, la Chine, après avoir dû faire face aux conséquences de la flambée initiale du virus, à sa décision précoce et couteuse de retenir l’information et à ses propres réactions inégales, et après avoir parfois cherché à blâmer les États-Unis en menant une campagne de désinformation irresponsable, voit maintenant dans la crise sanitaire une occasion de gagner de l’influence sur d’autres États par des gestes humanitaires.
La Chine a fait monter en puissance sa machine diplomatique pour se positionner comme chef de file de la réponse internationale à d’éventuelles épidémies généralisées de Covid-19 sur le continent africain. Le 16 mars, le milliardaire chinois Jack Ma a annoncé que sa fondation donnerait 20 000 kits de test, 100 000 masques et un millier d’unités d’équipements de protection à chacun des 54 pays du continent. Il a déclaré qu’il ferait transiter les dons par l’Éthiopie, et qu’il chargerait le Premier ministre Abiy Ahmed, lauréat du prix Nobel de la paix en 2019, de coordonner la distribution.
Dans l’ensemble, malgré les appels à l’unité de l’OMS, la pandémie prend une dimension géopolitique qui divise. Certains dirigeants l’ont formulée très clairement en ces termes. Le président serbe Aleksandar Vučić, par exemple, a déclaré que, faute d’un véritable soutien de l’UE, «tous mes espoirs personnels sont tournés vers la Chine et son président». Alors que Riyad, qui préside actuellement le G20, a appelé à un «sommet virtuel» des dirigeants (similaire à celui déjà tenu par le G7), la crise pourrait renforcer les tensions entre Washington, Beijing et d’autres puissances.
Les experts de l’UE ont indiqué que la Russie propageait la désinformation sur le Covid-19 dans les pays occidentaux. Le fait de se jouer des grandes puissances pour profiter du désordre général pourrait non seulement compliquer la coopération technique contre le Covid-19, mais aussi rendre plus difficile pour les puissances de s’entendre sur la manière de gérer les différends politiques que le virus crée ou exacerbe.
VI. Opportunités à saisir
De nombreux voyants sont au rouge dans le contexte de la crise de Covid-19, mais il y a également des lueurs d’espoir. L’ampleur de l’épidémie permet des gestes humanitaires entre rivaux. Les Émirats arabes unis ont, par exemple, acheminé par avion plus de 30 tonnes d’aide humanitaire à l’Iran pour lutter contre la maladie (le Bahreïn, en revanche, a profité de l’occasion pour accuser la République islamique d’«agression biologique»).
Le président Trump a écrit au dirigeant de la Corée du Nord, Kim Jong-un, pour lui faire part de sa volonté d’aider Pyongyang à lutter contre la maladie, ce qui a suscité un message de gratitude. Malgré la fermeture de ses frontières avec le Venezuela, le gouvernement colombien a également eu son premier contact officiel avec Caracas depuis plus d’un an, sous l’égide de l’Organisation panaméricaine de la santé, dans le cadre d’une téléconférence visant à discuter d’une réponse commune en matière de soins de santé dans les zones frontalières. Les responsables politiques anti-chavistes ont également pris des mesures provisoires pour travailler avec leurs rivaux afin de résoudre la crise, comme cela s’est produit dans l’État frontalier de Táchira.
Il ne s’agit là que de mesures positives relativement modestes. Mais à mesure que la catastrophe s’étend et que les économies se contractent, les pressions pourraient se renforcer sur les gouvernements et l’opposition dans des situations polarisées pour trouver un terrain d’entente si c’est une condition préalable à la stabilité et pour bénéficier de l’aide internationale. Des études universitaires montrent que les parties en guerre réagissent souvent aux catastrophes naturelles par des accords visant à réduire la violence. Une dynamique similaire pourrait s’appliquer dans certains conflits face au Covid-19, même si, étant donnée l’ampleur de la crise et sa nouvelle incidence sur la diplomatie internationale, les médiateurs extérieurs et les organisations multilatérales pourraient rencontrer plus de difficultés à soutenir les initiatives de paix que dans un contexte plus habituel.
VII. Mesures potentielles d’atténuation de la crise
A l’avenir, les gouvernements devront décider s’ils soutiennent des approches plus coopératives pour gérer la crise, non seulement en termes de santé publique mondiale, mais aussi dans sa dimension politique et sécuritaire. Les pressions augmentent sur les dirigeants pour qu’ils se concentrent sur les priorités nationales, qu’ils y consacrent de l’argent et du capital politique, et, en particulier, qu’ils ignorent les risques de conflits dans les États faibles pouvant sembler difficiles à résoudre ou simplement pas assez importants pour qu’on s’en préoccupe. Mais il y aura un après Covid-19, et si la période à venir n’est pas gérée avec sagesse, elle pourrait être marquée par des perturbations majeures dans des zones déjà en proie à des conflits, l’éruption de nouvelles violences et un système multilatéral beaucoup plus fragile.
Dans cet esprit, et pour atténuer le risque que le Covid-19 entraine une nouvelle génération de crises sécuritaires, les gouvernements attachés à limiter l’impact de la pandémie pourraient envisager les mesures suivantes:
- Suivre les évaluations des besoins des Nations unies, du Comité international de la Croix-Rouge et d’autres organismes compétents, et injecter les fonds essentiels liés au Covid-19 dans l’aide humanitaire, en particulier pour les réfugiés et les personnes déplacées, en tenant compte des risques sans commune mesure pour les femmes déplacées;
- Travailler avec les Nations unies, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale qui ont déjà commencé à mobiliser des fonds pour remédier aux défaillances des systèmes de santé et aux secousses économiques résultant du Covid-19 pour évaluer les chocs sociaux et politiques que la pandémie pourrait faire subir aux gouvernements des États faibles, et proposer une aide financière et un allègement de la dette;
- Offrir une aide aux États touchés par le Covid-19 et faisant l’objet de sanctions, par le biais de cadres multilatéraux tels que l’UE ou l’ONU, ou par la suspension de sanctions unilatérales, selon le cas, ne serait-ce que temporairement, pour des raisons humanitaires, et supprimer tout obstacle à l’acheminement de biens humanitaires;
- Lorsque les autorités retardent les élections ou d’autres scrutins pour des raisons légitimes liées au Covid-19, proposer un soutien extérieur comme des déclarations d’assistance électorale supplémentaire une fois que la maladie aura disparu, ou une diplomatie discrète entre les parties pour signaler aux citoyens qu’ils pourront bien finalement voter;
- Dans la mesure du possible, établir ou renforcer les voies diplomatiques à double sens entre les États et les acteurs non étatiques les plus touchés par la crise afin de communiquer sur les risques potentiels d’escalade dans les régions tendues.
La pandémie du Covid-19 promet d’être longue et épuisante. Elle rendra la diplomatie, et surtout la diplomatie de crise, plus difficile. Mais il est crucial de maintenir les canaux de communication et l’esprit de coopération intacts dans une période où le système international semble plus que jamais prêt à se fragmenter.
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