Auteur (s) : Olivier Lamm
Organisation Affiliée : Libération
Type de Publication : Article
Date de Publication : Juillet 2017
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Dans «Kalakuta Republik», le chorégraphe Serge Aimé Coulibaly solde l’héritage politique du musicien combattant. Avec «Libération», il parcourt le berceau toujours vibrant de l’afrobeat à la rencontre de ses descendants.
« Lagos, ville monstrueuse et surréaliste, se devait d’accoucher d’un monstre sacré.» La phrase est extraite de Musique au poing, fameux portrait de Fela Anikulapo Kuti tourné au Nigeria par Jean-Jacques Flori et Stéphane Tchalgadjieff pour la télévision française en 1981 alors que le musicien était à son pic de popularité – et faisait l’objet d’un harcèlement particulièrement acharné du gouvernement d’Alhaji Shehu Shagari.
Serge Aimé Coulibaly la cite de mémoire, comme un manifeste, ou un talisman. Il a sans doute vu toutes les archives disponibles en ligne sur Fela, mais c’est cette sentence qu’il retient quand on lui demande par quelles voies, quels détours il en est arrivé à consacrer son nouveau spectacle à Fela et à son fameux sanctuaire, le Shrine. Un spectacle qui s’intitule Kalakuta Republik – du nom du domaine mythique où vivait Fela, aujourd’hui transformé en musée.
« Lagos est à l’avant-garde de l’Afrique contemporaine. Pour un créateur, c’est un lieu d’une richesse incroyable, qui concentre tous les éléments qui font la société africaine, les inégalités absolues ou le remplacement des traditions et des instances politiques ancestrales par un impensé qui fait tourner le pays en dépit de tout bon sens. »
Nous sommes en juin 2017, à quelques mois du vingtième anniversaire de la mort du plus célèbre musicien africain du XXe siècle (le Felabration 2017, festival qui le célèbre annuellement, s’étalera sur une semaine entière en octobre). Installé à une table de la Bogobiri House, lieu d’art réputé et hôtel établi à Ikoyi, quartier insulaire huppé du sud-est de la tentaculaire mégalopole nigériane – auquel Fela reprocha un jour son isolement volontaire dans la chanson Ikoyi Blindness -, Serge Aimé s’octroie une pause. Il est venu à Lagos entre la préparation d’un spectacle en Australie et des représentations au Festival des arts africains de Cologne, pour fouler de nouveau avec nous quelques traces de son inspiration et consolider quelques liens avec la famille Kuti.
« Incroyable densité »
Originaire de Bobo-Dioulasso, deuxième ville du Burkina Faso moins dense et bien moins furieuse, le danseur, acteur et chorégraphe se souvient d’un premier contact avec Lagos en forme de descente dans une poudrière. «J’avais 18 ans, j’étais danseur dans une compagnie. Nous étions arrivés du Bénin par la route. Quand nous sommes rentrés dans Lagos, l’Institut français nous a fourni une escorte policière.
Je ne sais plus par où nous étions passés mais j’avais été frappé par l’incroyable densité d’hommes et de véhicules. Les rues étaient tellement noires de monde et de circulation que c’était un enfermement. Dès que tu passais sur une bretelle d’autoroute, tu voyais un tapis jaune de taxis qui s’étendait à perte de vue.»
Lagos, ville monstrueuse et surréaliste, se devait d’accoucher d’un monstre sacré
Il poursuit : «Nous étions logés dans un des nombreux palaces de la ville, l’Eko Hotel, et j’avais été frappé par sa taille immense, et le fait qu’il était rempli de Nigérians. Le choc entre ce luxe incroyable, la surprotection paranoïaque partout et les bidonvilles à chaque coin de rue m’a paru terrifiant. Quand je suis revenu seul il y a un an, je voulais revivre ça. J’ai pris une chambre dans une petite guest house, j’ai décidé de me débrouiller avec les taxis. Et j’ai trouvé la ville presque normale. Mais j’ai vu beaucoup d’autres pays entre-temps.» D’ailleurs, il aimerait présenter un jour Kalakuta Republik à Lagos, quand il en aura le temps.
Le soir de notre arrivée, nous sommes venus directement de l’aéroport au New Afrikan Shrine, complexe établi à Ikeja, à 30 km au nord d’Ikoyi par Femi Kuti (55 ans) et Oluwayeni Kuti, dite «Yeni» (56) sur le modèle libertaire des deux premiers Shrine – Fela en avait installé un dans les quartiers pauvres de Mushin, puis un autre à Ikeja, sur Pepple Street. Entre l’odeur unique d’herbe et de pétrole mêlés et le son des «tchips» des vendeurs ambulants de brochettes ou poisson cru qui passent incessamment entre les tables, Femi Kuti y jouait, comme chaque jeudi soir, en répétition publique, gratuite et sans costume mais entouré de son groupe (Positive Force) et de ses danseuses, en préparation du concert hebdomadaire – payant, celui-là – du dimanche.
Dans le Shrine ressuscité, aussi, Serge Aimé a pu vérifier sur pièces ce que le lieu incarne encore de la lutte de Fela le combattant. «Tu le ressens immédiatement : le public vient là parce qu’il aime Fela, Femi, Seun [le benjamin de la fratrie, qui joue une fois par mois, ndlr], mais surtout parce qu’il se sent en sécurité. Ce qui se raconte partout dans le lieu, des murs à la scène, fait résonner quelque chose que les Nigérians ont envie d’entendre, par rapport au pouvoir, aux abus de la police, ce qui se passe ailleurs dans le pays.
Quand le peuple s’identifie et s’approprie un lieu, les riches n’y sont plus les bienvenus. Et quand tu es au Shrine, tu ne peux pas échapper à la réalité. Il y a ces slogans peints sur les murs, des articles de presse affichés dans le moindre recoin. Pour mon spectacle, la première chose que j’ai eu l’idée d’emprunter, c’est la typographie de ces messages.»
Lagos est à l’avant-garde de l’Afrique contemporaine. Pour un créateur, c’est un lieu d’une richesse incroyable, qui concentre tous les éléments qui font la société africaine, les inégalités absolues ou le remplacement des traditions et des instances politiques ancestrales par un impensé qui fait tourner le pays en dépit de tout bon sens
Pour autant, Kalakuta Republik n’est pas un énième spectacle sur Fela. Plutôt un hommage à son militantisme, voire à l’art engagé dans son entier. Jamais pourtant il n’avait interrogé à ce point le lien contradictoire et néanmoins étroit entre l’afrobeat, ce mélange explosif de funk, jazz et traditions yoruba inventé par Fela à l’orée de la décennie 1970, et l’animal politique qu’il était. «La première chose qui m’a fasciné dans cette musique, c’est qu’elle est fabuleusement entraînante.
Elle t’embarque, te fait voyager malgré toi. Puis si tu commences à écouter les paroles, il y a de grandes chances qu’elle t’amène à réfléchir. C’est exactement la dualité que je souhaitais reproduire dans Kalakuta Republik. Je voulais embarquer le spectateur et en même temps le confronter à une violence – attendre qu’il soit monté à bord du bateau avant de lui dire la vérité. C’est un spectacle violent, même dans les mouvements de la chorégraphie, mais on s’en rend à peine compte. On affronte le monde, mais en dansant.»
Originaire d’Abeokuta, à une soixantaine de kilomètres au nord de Lagos, et issu d’un milieu très privilégié (son père était enseignant et pasteur, sa mère une notable féministe avant l’heure à l’influence décisive), Fela Kuti n’est pas devenu militant du jour au lendemain. Loin de là même, puisque c’est lors d’une tournée aux Etats-Unis, après s’être épris de la jeune Black Panther Sandra Smith, qu’il a découvert les chantres du panafricanisme moderne à la fin des années 60, en premier lieu le Ghanéen Kwame Nkrumah.
Ce qui se raconte partout dans le lieu, des murs à la scène, fait résonner quelque chose que les Nigérians ont envie d’entendre, par rapport au pouvoir, aux abus de la police, ce qui se passe ailleurs dans le pays
Son fils Seun, né en 1983, a eu moins de temps pour se décider. Musicien depuis l’adolescence, il est devenu le principal porte-flambeau du versant sanguin de l’afrobeat et joue accompagné d’Egypt 80, le dernier ensemble formé par son père. Surtout, il a hérité de sa colère et de sa sensibilité aiguë aux dérives de son pays, de la corruption aux exactions de la police. Même si le Nigeria contemporain est très différent de celui dans lequel vivait son père – Internet et les réseaux sociaux ont tout changé, ici comme ailleurs.
Moulin à paroles
Le lendemain du concert au Shrine, une immersion dans son univers mental turbulent et son antre étouffante d’Ikeja, située à quelques pâtés de maison de Kalakuta Republik, a permis de dessiner les traits d’un artiste à la limite de la rupture de ban, un moulin à paroles furibard et fabuleusement perspicace, autant capable de relayer les pires théories complotistes que de dresser un état du monde scrupuleusement désespéré.
Morceau choisi : «Le panafricanisme commence avec la connaissance de soi. Les saboteurs, les dirigeants, les rois ont réduit cette fierté en morceaux en encourageant l’ignorance. On n’étudie pas Kwame Nkrumah dans les écoles. On ne connaît pas l’histoire des guerres d’indépendance. On n’enseigne que les dates. On connaît le nom de Nnamdi Azikiwe, mais on ne sait rien de ce qu’il fait. Je suis d’extraction yoruba. Mon peuple a au moins 8 000 ans. Mais les livres d’histoire font remonter mon histoire à la fondation des colonie et protectorat du Nigeria par l’Empire britannique, en 1914. Ça n’a aucun sens. Je refuse d’être un produit politique de l’homme blanc.»
Place de l’artiste
Que peuvent la danse et le théâtre pour l’Afrique, la manière dont elle se voit et dont la regarde le reste du monde ? Kalakuta Republik pose des questions sur la place de l’artiste dans la société. De quoi on parle quand on crée ? Je choque souvent les gens en disant que la danse ne m’intéresse pas. Mais tout ce qui compte, c’est ce que j’ai à dire. Il se trouve seulement que la danse et la chorégraphie sont les deux formes d’expression que je maîtrise le mieux, donc je l’exprime à travers ça.»
Jamais pourtant il n’avait interrogé à ce point le lien contradictoire et néanmoins étroit entre l’afrobeat, ce mélange explosif de funk, jazz et traditions yoruba inventé par Fela à l’orée de la décennie 1970, et l’animal politique qu’il était
Nourri par Fela, par Lagos, par leurs contradictions autant que leur immense vitalité, c’est un spectacle qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’Afrique occidentale contemporaine, cet endroit du monde qu’on continue à croire excentré quand s’y joue dans un grand éclat de vie le futur imminent de l’humanité.
«La violence, le chaos à Lagos, on peut les regarder de deux manières. Comme un désastre ou comme le témoignage d’une vivacité incroyable. Tout reste à faire. Et la société avance, malgré tout. La classe moyenne s’est énormément développée. Il y a une plus grande source de vie ici qu’en Europe. Pourquoi le dit-on si peu ? Il faut que les Africains s’emparent du discours sur l’Afrique, que le monde la rencontre à travers la manière dont elle est racontée par les artistes africains.»
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