Dans cet entretien, Julie Owono, avocate camerounaise et directrice exécutive d’Internet Sans Frontières évoque le phénomène de “l’infodémie” en Afrique et donne des pistes pour lutter contre la prolifération de contenus haineux sur les réseaux sociaux. Elle revient sur les lacunes du droit dans les pays africains dans l’encadrement de l’usage des réseaux sociaux et les enjeux de souveraineté des pays Africains dans le cyberespace.
Réseaux sociaux et infodémie en Afrique
Les réseaux sociaux comme Internet sont le reflet de notre société.La question des fausses informations comme on les appelle maintenant et plus généralement la question autour de la propagande au niveau politique ne sont pas nouvelles. Ce qui est nouveau et qui n’a pas de précédent dans l’histoire, c’est l’existence d’un média qui, en quelques secondes, à la vitesse de la lumière, permet de diffuser une information qu’elle soit vraie ou fausse.
Les réseaux sociaux ont eu un impact sur un phénomène qui existait déjà et qui était le reflet de dysfonctionnements dans nos sociétés telles qu’elles existaient avant Internet. Je dirais que c’est plus l’apport technique qui fait la différence aujourd’hui avec la capacité de toucher un très grand nombre en quelques secondes.
Usage des réseaux sociaux afin de lutter contre la prolifération de messages aux contenus haineux
Si pour certains les réseaux sociaux servent à diffuser ces contenus négatifs qui impactent nos sociétés, ils peuvent aussi être utilisés à des fins plus positives pour les communautés. D’ailleurs, quand on regarde un peu la genèse de ces réseaux sociaux et pourquoi ils sont devenus si populaires, c’est parce qu’ils ont permis et permettent toujours aux sociétés de s’exprimer, de s’organiser, de se faire entendre. Je pense qu’il y a aussi une possibilité d’utiliser l’influence de ces médias pour parler à la psyché collective, rappeler ce qui nous rassemble au lieu de servir de porte-voix à ce qui nous sépare..
Ensuite, à titre personnel, je ne suis pas une très grande fan des solutions uniquement technologiques. Bien sûr, nous pouvons utiliser la technologie pour diffuser des messages positifs, mais ça ne dédouane pas de ce qu’en tant qu’humain, en tant que citoyen, nous pouvons faire de sorte qu’il y ait une meilleure éducation à l’information.
Ce n’est pas uniquement le rôle de Twitter, de Google ou de Facebook. Je dirais même que ce n’est pas leur rôle premier. Ce projet entre dans la responsabilité de l’État et beaucoup d’États africains tendent à l’oublier. Ils se concentrent sur la technique, sur la censure des réseaux sociaux qui poseraient des problèmes qu’ils n’arrivent pas à régler, mais ils ne pensent pas à l’autre versant.
Le cadre législatif n’est pas du tout adapté en Afrique, particulièrement en Afrique de l’Ouest. Il n’est pas du tout adapté aux réalités du numérique et à son évolution. Aujourd’hui, nous sommes dans les débats qui sont liés à l’intelligence artificielle et même à l’intelligence quantique. En Afrique, nous en sommes encore à la cybercriminalité et aux « fake news »
Le premier versant se décline comme étant la responsabilité de l’État de faire en sorte que les citoyens ne restent pas en marge de cette société de l’information et ne restent pas uniquement consommateurs de cette information, mais qu’ils soient aussi acteurs critiques de celle-ci. On a tendance à l’oublier. Bien sûr, il y a la responsabilité individuelle qui veut que quand vous recevez une information, avant de la partager, d’en prendre connaissance vous-même et vous assurer qu’elle répond à tous les canaux classiques d’une information claire, transparente et vraie.
J’ai du mal à utiliser ce mot parce qu’il y a beaucoup de choses qui étaient vraies, qui ne le sont plus, mais en tout cas une information en laquelle on peut avoir confiance et qu’on peut critiquer. Il y a cette responsabilité individuelle, mais encore une fois, il n’y a pas que ça. Je pense qu’il y a un volet qu’on oublie beaucoup, qui concerne le fait de demander des comptes à nos États aussi, sur leur rôle pour créer cet écosystème informationnel qui est bénéfique pour tout le monde et pour la société en général.
Les principaux défis du métier de journalisme à l’ère des réseaux sociaux
Il y en a énormément. D’abord, je tiens vraiment à insister sur ceci : dans un monde dans lequel les réflexes autoritaires font leur retour, le rôle de la presse et du journaliste en particulier est extrêmement important. c’est pour cela d’ailleurs que le premier réflexe d’une administration comme celle de Trump, qui n’était pas connu pour son caractère très attaché à la démocratie et aux principes démocratiques, a été de taper sur la presse et de la persécuter.
On peut dire qu’aux États-Unis, il y a eu une persécution des journalistes. Il est primordial de se protéger contre les assauts autocratiques. La première chose est de continuer à informer et apporter une information de confiance. Je n’ai pas envie de dire seulement vrai, parce que ça va au-delà du vrai. On est vraiment sur la notion de confiance. Est-ce que je peux me fier à ce que le quatrième pouvoir dit ?
L’autre enjeu aujourd’hui, c’est, pour que le citoyen puisse se fier à ce que la presse dit, il faut que la presse puisse vivre, voire survivre. Or, aujourd’hui, il y a des enjeux économiques énormes pour les métiers de la presse, pour faire le travail de journaliste, c’est un sacerdoce pour beaucoup aujourd’hui, notamment en Afrique de l’Ouest. Donc, je crois qu’il faut les accompagner aussi sur ce défi qui est de faire en sorte que la profession soit pérenne. Il y a différentes manières de le faire. Je pense que l’on est dans un moment unique dans l’histoire où des choses peuvent être explorées avec les réseaux sociaux et les outils numériques en général.
Le droit africain dans l’encadrement de l’usage des réseaux sociaux
Je pense qu’il n’est pas du tout à jour. Je pense qu’il n’évolue pas du tout avec la technologie. Dans l’arsenal législatif qui existe aujourd’hui, les préoccupations sont surtout autour de la cyber sécurité, de la cybercriminalité. Ce sont des problèmes sérieux, mais il y a des choses plus importantes de mon point de vue. La cybercriminalité est le fait que des individus vont chercher des opportunités économiques sur le numérique.
Il y a certainement des débats à avoir là-dessus, mais je dirais qu’il y a des choses plus intéressantes avec le numérique que beaucoup d’États gagneraient à renforcer. Par exemple, il y a beaucoup de créateurs de contenus africains qui pourraient gagner beaucoup d’argent, créer des emplois, créer des entreprises mais ils n’ont absolument aucun soutien. Ils reçoivent peu de rémunération de la part de certaines plateformes qui commencent à peine à penser que quand on travaille sur le numérique, on crée du contenu.
C’est un travail qui doit être payé et encore il y a des inégalités. On sait très bien que les créateurs noirs, afro descendants et en particulier même les créateurs africains, sont totalement désavantagés par rapport aux créateurs occidentaux et européens descendants. Il faudrait que les États soutiennent les créateurs de contenu parce que ça a un effet positif sur la société. Il y a le cadre législatif aujourd’hui, qui est aussi obsédé par la lutte contre les « fake news ».
On voit proliférer des lois contre ce phénomène sans même définir ce qu’est une « fake news ». On voit très bien comment ces lois sont ensuite utilisées, notamment en Afrique de l’Ouest. L’exemple de Ignace Sossou, ce journaliste béninois qui a été emprisonné au Bénin par les autorités qui ont utilisé une loi contre les « fake news » adoptée en 2015 pour le condamner. Pour nous, c’est clairement un problème.
Aujourd’hui, en Afrique, on peut instrumentaliser ce problème pour mieux contrôler la conversation ou mieux contrôler l’information, contrôler la parole sur les réseaux sociaux, sur Internet en général. Le cadre législatif n’est pas du tout adapté en Afrique, particulièrement en Afrique de l’Ouest. Il n’est pas du tout adapté aux réalités du numérique et à son évolution. Aujourd’hui, nous sommes dans les débats qui sont liés à l’intelligence artificielle et même à l’intelligence quantique. En Afrique, nous en sommes encore à la cybercriminalité et aux « fake news ».
Les enjeux de souveraineté dans le cyberespace
On sait très bien qu’en Afrique de l’Ouest, c’est beaucoup plus compliqué qu’on ne le dit. Je ne crois pas que ce soit le numérique qui menace nos sociétés. Je crois que ce sont nos gouvernements qui sont en retard, qui ne comprennent pas. Il y a beaucoup de créateurs de contenus qui se font de l’argent. Il y en a beaucoup qui vivent une vie plutôt confortable parce qu’ils ont compris qu’au 21ème siècle, c’est possible de s’affranchir des freins territoriaux qui ne veulent absolument rien dire.
Aujourd’hui, il est important aussi de redéfinir la notion de souveraineté. On n’en parle pas. On calque les débats du 20ème, du 19ème siècle sur des outils qui, par définition, n’ont pas de frontières, ne savent pas ce qu’est la nationalité. Ce sont nos gouvernements qui ne veulent pas se réveiller et ont accusé 30 ans de retard. Pas qu’en Afrique, même en Europe on a 20 ou 30 ans de retard au moins. Et qu’est-ce qu’on fait quand on a 20 ou 30 ans de retard et qu’on est un État et qu’on se rend compte peut être qu’on est en panne, quand on a l’impression qu’on est en train de perdre du pouvoir ?
Je pense qu’il y a d’autres pistes d’action, qu’on peut innover même en matière de souveraineté, mais les États n’y pensent pas encore. On se réveille soudainement, on est en retard, donc on régule les conversations, on contrôle. Ce n’est pas ça la question. La question, c’est comment tirer profit de ce nouvel espace de liberté, de ces nouvelles possibilités qui nous sont offertes aujourd’hui ? En étant intelligent, on peut faciliter la fourniture de services à ses citoyens.
On peut fluidifier cette fourniture de services, s’affranchir des lourdeurs administratives dont se plaignent beaucoup de citoyens dans leurs rapports avec leurs gouvernements. Mais cette conversation, on l’a à peine dans les pays africains. On pense à la souveraineté, mais souveraineté sur quoi ? Je suis un peu radicale. Je m’excuse, mais je trouve cela est vraiment anachronique d’avoir un débat sur la souveraineté alors que nous n’avons pas même pas de débats sur le numérique.
La posture des hommes politiques sur ces plateformes.
Les hommes politiques doivent être humbles et apprendre des jeunes. Par exemple ce qui s’est passé au Nigeria, c’est l’exemple de ce qu’il ne faut absolument pas faire. Le gouvernement nigérian, tout comme Twitter ont des torts à ce propos. Les gouvernants doivent faire preuve d’humilité, admettre qu’ils doivent encore apprendre. On a tout à apprendre.
Personne n’est né en sachant très bien comment fonctionne Tik-Tok. C’est cette humilité malheureusement, qui fait défaut à beaucoup de nos gouvernants, et qui leur fait prendre des décisions totalement anachroniques. Il faut de l’humilité et de l’apprentissage. On ne finit jamais l’apprentissage, la magie d’Internet nous rappelle cela. On peut mourir même en apprenant.
Le travail d’Internet Sans Frontières dans la lutte contre les coupures d’internet
Internet sans frontières est vraiment très mobilisé sur cette question. Depuis 2016, nous participons à une coalition de lutte contre les coupures Internet qui s’appelle « Keep it on » qui réunit aujourd’hui plus de cent cinquante organisations dans le monde. Je pense qu’il faut essayer de comprendre d’abord pourquoi il y a une recrudescence, une augmentation exponentielle des coupures d’Internet. Ensuite, nous pouvons avoir certaines clés sur les solutions.
Aujourd’hui, il est important aussi de redéfinir la notion de souveraineté. On n’en parle pas. On calque les débats du 20ème, du 19ème siècle sur des outils qui, par définition, n’ont pas de frontières, ne savent pas ce qu’est la nationalité. Ce sont nos gouvernements qui ne veulent pas se réveiller et ont accusé 30 ans de retard
De plus en plus d’États ont l’impression de perdre le contrôle sur cet espace sans frontières et sans gouvernement. C’est vraiment une crainte qui est née d’une peur de l’inconnu, du fait qu’ils ne comprennent pas et qu’ils ne connaissent pas. Donc je pense qu’il faut d’abord créer des canaux de dialogue et pourquoi pas de collaboration entre ceux qui connaissent ces outils et ceux qui ne les connaissent pas, entre la société civile, les citoyens qui connaissent très bien, les entreprises et les États.
Une fois qu’on a cette plateforme de discussion, de collaboration, de dialogue, je pense qu’on va casser beaucoup de préjugés qui font que beaucoup d’États prennent des décisions aussi catastrophiques pour leur économie, pour leurs citoyens. Donc, c’est la première des choses, instaurer un dialogue, et c’est ce que nous essayons de faire à Internet sans frontières. On a organisé, par exemple, un dialogue multi-acteurs qui réunissait les entreprises du privé, les associations camerounaises de défense des droits numériques, des organisations de défense des droits des femmes, etc.
Le fait d’avoir eu cette plateforme a permis à l’État de comprendre que s’il coupait Internet pendant l’élection présidentielle de 2018, cela allait leur coûter beaucoup plus cher que d’essayer de trouver des solutions avec les autres acteurs du numérique concernant les problèmes qui les préoccupent, notamment autour de la diffusion de l’information et de la diffusion de discours haineux. On est dans un moment vraiment important dans l’histoire du numérique. Il faut instaurer plus de dialogue entre les différents acteurs parce que les problèmes qui se posent sur le réseau sont le reflet exact de la société.
Si vous avez un problème dans un point A du réseau, vous devez forcément interroger le point C etc. C’est la même chose pour les problèmes que vous voulez régler. L’État ne peut pas se lever pour dire qu’il a la solution contre les discours haineux par exemple. Cette haine a une histoire, elle provient d’une société, d’un écosystème, il faut amener cet écosystème-là dans la recherche de la solution à la haine et malheureusement pour l’instant, les solutions trouvées ne reflètent pas cette interconnexion.
La nécessité de contrôler le pouvoir des plateformes digitales sur nos sociétés
On a vu que ces réseaux sociaux ont un impact extrêmement important sur la société. Mais c’est vrai aussi que ceux qui détiennent ces réseaux sociaux ont eux-mêmes de plus en plus un pouvoir trop grand sur les conversations, sur le débat public. Ce pouvoir n’est pas contrôlé par qui que ce soit. Par exemple, on voit très bien l’exemple du Nigeria. Une décision prise à huis clos de censurer le président Buhari peut avoir un impact sur une démocratie aussi grande que le Nigeria avec 200 millions de citoyens.
Je pense que ce pouvoir doit être contrôlé. Il doit être transparent. Il faut que ces entreprises rendent plus de comptes. Pourquoi vous arrivez à ces décisions ? Pourquoi vous avez sanctionné Donald Trump ? Pourquoi vous avez supprimé les posts de militants palestiniens qui se battent pour alerter sur les violations des droits de l’homme dont ils sont témoins?
Beaucoup de plateformes ne donnent pas de réponses à ces questions cruciales. Nous rentrons dans une ère où, vu l’impact de ces outils sur notre société, ces plateformes doivent pouvoir répondre de leurs actes et répondre d’une manière démocratique, c’est à dire d’une manière transparente, qui puisse être critiquée et améliorée par le grand public.
Source photo : Vie Publique
Julie Owono est une avocate camerounaise. Elle est la directrice exécutive d’Internet Sans Frontières, une ONG de défense et de promotion des droits et libertés sur Internet, notamment la liberté d’expression et le droit à la vie privée.