Quelles réformes constitutionnelles pour la cohésion sociale en Côte d’Ivoire
De tous les régimes politiques, la démocratie se présente comme celui qui est censé domestiquer la violence politique. C’est une évidence, dans un environnement post-conflictuel, que l’ordre politique régi par la constitution a été incapable de résoudre, de manière pacifique, une question qui concerne l’un des points saillants du vivre-ensemble.
Aujourd’hui, l’idée d’un intérêt général est fortement remise en question en Côte d’Ivoire. Face à la société ivoirienne plus que jamais divisée, il urge de susciter des mécanismes inclusifs de gestion de la chose publique loin de l’unique bulletin de vote. Cela n’est possible que si nous parvenons à circonscrire la trame organisationnelle et institutionnelle de notre pays dans une nouvelle constitution.
Cette analyse gravitera autour de quatre axes de recherches dont le premier se préoccupera du contenu de la justice transitionnelle, le second se penchera sur la nécessité des réformes institutionnelles, le troisième étudiera la problématique des réformes constitutionnelles en contexte post conflictuel quand le quatrième questionnera la possibilité de l’implication de la société civile dans la gestion de la chose publique.
La justice transitionnelle
Au cours des dernières décennies, des mécanismes judiciaires et non judiciaires ont été mis en place par les États sortant de conflits ou de régime autoritaire afin de traiter des violations graves et massives des droits de l’homme commises sur leur territoire.
Cet essor a été reconnu par les Nations Unies dans un rapport du Secrétaire Général du 23 août 2004 (S/2011/634) qui définira le concept de justice transitionnelle ou justice de transition comme étant l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. Elle est essentiellement axée autour de quatre mécanismes principaux :
- Les poursuites pénales (par des tribunaux nationaux, internationaux ou hybrides);
- Les enquêtes visant à établir la vérité sur les exactions passées (soit via les enquêtes nationales officielles telles que les commissions vérité, soit via les commissions d’enquête internationales, les mécanismes des Nations Unies ou les efforts des ONG);
- Les réparations (compensatoires; symboliques; sous forme de restitution, de réhabilitation);
- Les réformes institutionnelles (comprenant les réformes du système de la sécurité et les réformes judiciaires, la révocation des auteurs d’exactions des postes de la fonction publique et la formation en droits de l’homme des fonctionnaires).
Retenons que ce contexte post conflictuel ivoirien offre un cadre exceptionnel en vue d’un nouveau pacte social entre les habitants en vue de la cohabitation pacifique. En quoi ce nouveau pacte implique-t-il des réformes constitutionnelles ?
De la nécessité des réformes institutionnelles
Avec la fin du cycle Bédié-Gbagbo-Ouattara, il faut avoir le courage de reconnaitre que notre constitution a vieilli et ne répond pas aux challenges politiques, stratégiques de notre époque. D’abord, ces trois leaders ne se définissent que par rapport à Houphouët-Boigny. Ensuite, cette constitution aurait été rédigée en fonction de ce qu’ils ressentent les uns pour les autres. Enfin, face au dynamisme économique et scientifique de notre époque, il nous faut impérativement redéfinir les acteurs du champ politique, économique, social de notre environnement en spécifiant nos attentes et leurs attributions.
La constitution est censée domestiquer la violence en régulant les relations sociales, professionnelles d’une communauté. La nôtre portait en elle-même les germes d’un violent conflit. Fruit du premier coup de force de l’histoire de la Côte d’Ivoire, elle n’a pu panser les plaies de la cohabitation socio-politique en terre d’Éburnie dont nous connaissons les référents historiques, sociologiques, démographiques, économiques… avec un fait majeur : plus de 26% de non nationaux ! Les faiblesses de notre constitution ne sont pas à limiter à son article 35.
Le Président de la République est le chef de l’administration (Art 46). A ce titre, sans consulter un quelconque organe, il nomme aux emplois civils et militaires. Il planifie seul les axes stratégiques de sa gestion (Art. 50). Il nomme le Médiateur de la république (Art. 116), le président du Conseil constitutionnel (Art. 90). Il préside le Conseil supérieur de la magistrature (Art. 104).
Comme nous pouvons le constater, le pouvoir exécutif jouit d’une puissance illimitée constitutionnellement définie. Or, depuis Montesquieu, nous savons que le pouvoir a tendance à corrompre celui qui l’exerce. Est-il possible d’avoir une gestion transparente avec de tels pouvoirs ? Notre constitution n’incite-t-elle pas au clientélisme ? Ne suscite-t-elle pas de fait l’État néo patrimonial caractérisé par la corruption structurelle ? Comment contrarier le Président de la République en cas d’errements, d’égarement ? Quelle autonomie pour la justice ? Aussi convient-il de souligner que la Haute cour de justice (Art. 108), prévue depuis août 2000, n’a pu voir le jour !
Dans les lignes qui suivent, nous analyserons les réformes constitutionnelles à entreprendre en vue du quatrième pilier de la justice transitionnelle : le droit aux garanties de non répétition.
Quelles réformes constitutionnelles?
Imaginons que nous, Ivoiriens, soyons tous devenus amnésiques (Rawls), de sorte nous avons tous perdu une grande partie de la mémoire. Nous ne savons plus qui nous sommes, quelle était la position sociale que nous occupions avant notre amnésie, le poste que nous occupions, nos projets de vie, notre niveau social, nos convictions morales et religieuses, etc.
Nous avons à présent pour tâche d’établir entre nous les principes sur lesquels nous allons ériger la société juste dans laquelle nous allons vivre. Du fait que chacun ignore sa situation réelle qu’il aura éventuellement dans la nouvelle société, il se trouvera forcé d’adopter un point de vue impartial et universel : si je devais vivre dans pareille société, que souhaiterais-je avoir?
En dehors même de l’approche par la théorie de l’Ivoirien amnésique, on ne peut tout de même pas faire comme si RIEN ne s’était passé. Il s’est passé ‘’quelque chose’’ dans ce pays. Il sied aux Ivoiriens de trouver des éléments de réponse en vue d’une paix durable.
- Les conditions d’éligibilité
On lit souvent que la constitution ivoirienne n’est pas une exception. Elle est comparée à celle de plusieurs pays dont le Gabon, l’Algérie, le Burkina Faso… En dehors du fait que les constitutions de ces pays n’ont pas fait 3 000 morts et une suspicion généralisée mêlée de rejet, la Côte d’Ivoire n’a pas la même histoire que ces pays. Notre pays ne partage pas forcément les repères sociologiques, économiques, culturels, géographiques…de ces pays. Pourquoi les comparer alors ?
La Côte d’Ivoire ne saurait ignorer qu’elle a plus de 26% de non nationaux sur son territoire. De cette cohabitation sont nés des enfants de diverses origines. On n’est pas simplement meilleur au nom des idiomes communautaires que sont la région, la religion, l’ethnie. Au nom de la liberté totale égale de tous les Ivoiriens, il faudra réformer les conditions d’éligibilité qui ont fait tant de torts à la Côte d’Ivoire.
Depuis 1994, combien de temps avons-nous consacré à cette question ? Que n’aurions-nous pas obtenu de meilleur si ce temps avait été consacré au dynamisme scientifique et technologique de notre époque? Que n’aurions-nous pas obtenu de meilleur si ce temps avait été consacré à des questions d’intelligence économique et de veille concurrentielle telles que le leadership régional ?
- La nature du régime
Les intellectuels ivoiriens, spécialistes des questions de gouvernance, doivent réfléchir sur la nature du régime ivoirien.
Questionnons les normes de gouvernance; les règles, les méthodes et procédures, les stratégies régissant la gestion de la chose publique. Questionnons la gouvernance en termes de communication, de participation, de consultation entre le détenteur du pouvoir exécutif et les autres Ivoiriens. Que voit-on ? Un président hyper puissant face à 23 millions de citoyens qui ne peuvent pratiquement rien faire pour empêcher les effets pervers du pouvoir. La Côte d’Ivoire ne devrait-elle pas changer la nature de son régime ?
- Du commandement au développement
Un des points très peu disputés de notre constitution qui doit être amendée est son article 46: ‘’le Président de la République est le chef de l’administration. Il nomme aux emplois civils et militaires’’. Avec un tel pouvoir constitutionnellement défini, comment passer d’une administration de commandement à une administration de développement ? Bref, comment des Ivoiriens compétents qui ne militent pas dans un parti politique peuvent-ils contribuer au développement de leur pays ? Il nous faudra définir d’autres formes de nomination aux postes clés de la République. L’on pourrait par exemple soumettre un appel d’offres et retenir les trois meilleurs profils qui seront soumis à un débat sous la supervision des députés en direct à la télévision nationale.
Chaque candidat exposerait son projet devant les députés qui leur poseraient des questions. L’on pourrait faire de même pour les militaires devant une cour spéciale en vue des nominations aux postes de chef d’État major, responsable des forces terrestres, de l’armée de l’air, de la gendarmerie, de la garde républicaine…
Cette procédure aura l’avantage de susciter une méritocratie qui verra les meilleurs des Ivoiriens aux postes clés. Cette procédure suscitera la culture du travail bien fait, gage du développement. Et, il y aura moins de place à la tricherie!
- La gestion de l’endettement
Les chiffres relatifs à l’endettement de la Côte d’Ivoire devraient susciter l’attention de tous.
Comment vivront les ivoiriens à partir de 2030 surtout que, selon les projections démographiques, 60% de cette population aura moins de 30 ans ? Pourront-ils supporter les dures conditionnalités des institutions de Bretton Woods (peut-être pires) comparables à celles que nous avons connues sous les programmes d’ajustement structurel ? Quelle lecture font les dirigeants de cet endettement ?
Nous pensons qu’il faudra inscrire une clause dans notre future constitution qui soumette tout projet d’endettement à l’accord préalable des députés qui se chargeront d’évaluer le projet pour lequel cette dette a été contractée.
- Le nombre de ministères
Sur cette question, regardons un peu du côté allemand. L’Allemagne, peloton de tête de l’Union Européenne. Combien de fois ce budget fait-il celui de la Côte d’Ivoire ? Et pourtant, l’Allemagne n’a que 13 ministres… En nous inspirant de ce mode de gouvernance, notre future constitution ne pourrait-elle pas fixer le nombre de ministères à 18 par exemple ?
Associer la société civile à la gestion de la chose publique
Certes, notre constitution reconnait la séparation des trois pouvoirs. Elle gagnerait toutefois à laisser la presse, les organisations de la société civile s’épanouir et croître. Pour ce, il conviendrait de donner un pouvoir constitutionnel aux organisations de la société civile. L’idée d’une nouvelle constitution définissant la gouvernance comme une forme avancée de la démocratie marquée par la participation, la proximité avec les citoyens, la transparence et l’efficience, le passage d’une administration de commandement à une administration de développement, la protection de l’administration publique des ingérences politiciennes… est à défendre.
Aussi, juste après avoir prêté serment, une clause constitutionnelle devra contraindre le nouveau Président (en accord avec le parlement, le patronat et la société civile) à nommer les membres puis à installer la Haute cour de justice avant la formation du nouveau gouvernement.
Nos sociétés contemporaines gagneraient à se constituer comme des sociétés de parties prenantes (Giddens), c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles tous ceux qui ont intérêt à agir doivent pouvoir parler. Dans une telle perspective, faire de la société civile un pilier de la décision politique devrait être une priorité de notre future constitution.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? » Telles sont les questions fondamentales que se pose Hannah Arendt dans son analyse des systèmes totalitaires. Notre objectif, tout au long de cette analyse, n’a jamais été de tenir un discours autoritaire. Nous nous sommes essayés à un discours d’ouverture en vue de la stabilité de notre pays.
Nous invitons chaque Ivoirien à s’approprier les trois questions qui ont guidé les recherches de Hannah Arendt en essayant de trouver des éléments de réponses au cas spécifique de la Côte d’Ivoire. N’est-ce pas en cela que Machado dit du chemin qu’il ne se trace qu’en marchant ?