Biographie :
Doyen honoraire de la faculté des sciences juridiques et politiques de l’université Gaston Berger de Saint Louis, Babacar Kanté a été vice-président du conseil constitutionnel du Sénégal de 2002 à 2008. Il préside depuis 2013 le Conseil scientifique de la Revue Africaine du Droit Public et est également membre du Conseil de rédaction de la Revue Africaine de la Démocratie et de la Gouvernance. Il est actuellement chercheur associé (Senior Fellow) au Centre for Global Cooperation Research, de l’Université de Duisburg-Essen (Allemagne). Il est aussi membre de l’association WATHI.
J’aimerais commencer par relativiser les critiques qui sont souvent adressées aux juridictions constitutionnelles africaines, non pas parce que je veux prendre leur défense, mais parce qu’il faut qu’on se rende compte qu’on ne peut pas claquer les doigts et basculer d’un système de dictature à une démocratie. Il faut du temps. On a l’impression que nous sommes en train de nous comparer à des systèmes démocratiques qui ont deux siècles ou plus. Il faudrait laisser un cycle se développer.
Pour analyser l’évolution de nos pays africains, je leur applique la théorie des cycles constitutionnels. Quarante années de dictature jusqu’aux années 90, après les conférences nationales, les pays ont basculé vers les transitions démocratiques. Avec une certaine candeur et une certaine naïveté, beaucoup pensent donc que tout va marcher et suivre une évolution linéaire alors qu’il est possible que l’on revienne à des phases dépassées.
La situation de la Gambie en donne un exemple. Après la première tentative de coup d’Etat dans le pays, certains ont présumé qu’il n’y aurait plus jamais de recul dans la construction démocratique. Après le coup d’Etat de Yahya Jammeh en 1994, on s’est rendu compte que les choses ne se passent pas de façon aussi automatique. Il va y avoir des va-et-vient, c’est ce qu’on appelle la théorie des cycles constitutionnels. La justice constitutionnelle est un élément de ce système. Ce qui explique qu’il y ait des périodes de réajustement. C’est un premier aspect de la question.
Les parlementaires doivent prendre conscience du fait qu’ils sont des représentants du peuple. Ils pourraient aborder la question de l’indépendance du juge en investiguant sur ceux qui ne se prononceraient pas sur l’égalité entre hommes et femmes par exemple. Mais ceci ne les passionne pas. Le code du travail contient certainement des dispositions discriminatoires mais ils n’en discutent pas. Finalement, beaucoup de gens ne savent pas quel est le rôle du juge
On se demande aussi comment faire pour qu’une justice soit indépendante. Je suis toujours étonné d’entendre les gens poser la question en termes d’indépendance alors que, d’un autre côté, on a toujours cette conception de la politique comme étant une politique politicienne. J’ai regardé les statistiques d’un certain nombre de juridictions constitutionnelles. Les 75% des décisions portent sur les élections. J’ai fait une conférence dans un pays africain en expliquant que ce sont les politiciens qui pervertissent le système. Ils sont responsables de la situation dans laquelle nous sommes en termes de justice.
En discutant avec le public, notamment avec certains parlementaires, nous avons mis le doigt sur le fait que peu d’entre eux adressaient des recours à leur juridiction constitutionnelle sur le droit du travail, sur le droit des femmes, sur les personnes infectées par le VIH Sida dont les droits sont brimés tous les jours, etc. En revanche, ils sont capables de saisir la juridiction dix fois parce que la couleur d’un bulletin est d’un rose un peu plus foncé qu’un autre, ou que les urnes n’étaient pas scellées dans un village qu’on ne peut même pas situer sur la carte du pays, ou que dans un département, on a vu un bulletin qui traînait dans la rue, ce qui leur donne une excuse pour dénoncer des fraudes dans l’organisation des élections.
Les parlementaires doivent prendre conscience du fait qu’ils sont des représentants du peuple. Ils pourraient aborder la question de l’indépendance du juge en investiguant sur ceux qui ne se prononceraient pas sur l’égalité entre hommes et femmes par exemple. Mais ceci ne les passionne pas. Le code du travail contient certainement des dispositions discriminatoires mais ils n’en discutent pas. Finalement, beaucoup de gens ne savent pas quel est le rôle du juge.
Il n’est pas question que des observateurs viennent, qu’ils observent les élections, qu’à l’unanimité tout le monde considère que les élections étaient démocratiques, puis tout le monde prend ses valises et s’en va. Et celui qui est élu dit qu’il a été élu démocratiquement et demande qu’on le laisse diriger le pays tranquillement. Ce n’est pas cela la démocratie. La démocratie, c’est lorsque vous avez été élu démocratiquement mais aussi et surtout lorsque vous respectez les droits de l’homme pendant l’exercice démocratique
Dans la vision que j’ai de la justice constitutionnelle, je pense que les partis politiques sont assez grands pour se défendre tous seuls. Ceux qui m’intéressent, ce sont les gens qui sont sans voix. Je suis frustré en tant qu’ancien juge constitutionnel de voir que les problèmes d’égalité entre hommes et femmes n’intéressent pas ceux qui sont habilités à saisir le juge constitutionnel.
C’est aussi le cas en matière de droit social, et le comble de tout cela, c’est le peu d’intérêt pour le budget national alors qu’il n’y a rien de plus politique que cela. Vérifiez cela dans les jurisprudences des juridictions constitutionnelles. L’élaboration du budget est l’occasion pour les parlementaires de se taper dessus comme dans une cour de récréation mais on ne saisit pas les juridictions constitutionnelles pour dire que la manière dont l’Etat est en train de fixer les règles qui régissent l’impôt n’est pas démocratique.
Il y a beaucoup de questions politiques à traiter comme le droit pour la femme de disposer de son propre corps, mais vous ne verrez pas des décisions prises dans ce sens-là. Ces questions que j’appelle politiques au sens noble du terme, qui régissent nos codes de conduite, nos rapports entre nous et par rapport à l’Etat, c’est cela qui fait défaut. En revanche, tout le monde examine la compétence ou le comportement de la juridiction constitutionnelle par rapport aux élections.
Il faudrait que nous orientions le juge constitutionnel vers les questions politiques, autrement dit la défense des droits de la personne
Les élections pour moi ne sont pas le fondement de la démocratie. Je suis beaucoup plus en faveur de la thèse de la démocratie continue. Il n’est pas question que des observateurs viennent, qu’ils observent les élections, qu’à l’unanimité tout le monde considère que les élections étaient démocratiques, puis tout le monde prend ses valises et s’en va. Et celui qui est élu dit qu’il a été élu démocratiquement et demande qu’on le laisse diriger le pays tranquillement. Ce n’est pas cela la démocratie. La démocratie, c’est lorsque vous avez été élu démocratiquement mais aussi et surtout lorsque vous respectez les droits de l’homme pendant l’exercice démocratique. On ne peut pas dire que les élections étaient démocratiques, et ensuite tirer les rideaux pour attendre la prochaine échéance.
Le problème de l’intervention du juge est un problème de fond. Il faudrait que nous orientions le juge constitutionnel vers les questions politiques, autrement dit la défense des droits de la personne. Quand vous regardez l’évolution des cours et juridictions constitutionnelles des grandes démocraties, c’est à partir du moment où le juge a commencé à s’intéresser à la défense des citoyens qu’il a mérité le titre de cour constitutionnelle. Mais cette manière quelque peu « archaïque » de juger les juridictions constitutionnelles uniquement par les élections me parait quelque chose qui ne tient pas compte de la préoccupation des populations.
Maintenant, puisqu’on pose la question, il ne faudrait pas l’éviter. Il faut bien trouver les solutions pour rendre les juges indépendants. Je n’ai pas de solution, je suis preneur de toute solution. Mais évitons encore une fois de copier tel système ou tel autre système. Si nous avons un système original qui nous permette de garantir l’indépendance des juges, je suis preneur. Le modèle à adopter ne se trouve pas forcément aux États-Unis ou en France. Il faut innover.
Nous faisons des réformes constitutionnelles qui sont en réalité des bricolages institutionnels sans tenir compte des valeurs fondamentales qui nous unissent
Au Rwanda par exemple, au sortir du génocide, ils ont créé les « gacaca ». En Afrique du Sud, après quarante à cinquante ans d’apartheid, ils ont créé des institutions qui étaient adaptées à leur situation. L’intelligence qu’ils ont eue, qui est une particularité que l’on ne voit pas beaucoup et que je regrette, c’est d’être passé par ce qu’on appelle une constitution intérimaire. Nous, dans le processus d’élaboration de nos constitutions, nous sommes trop pressés, parce que les gens veulent aller aux élections. Nous faisons des réformes constitutionnelles qui sont en réalité des bricolages institutionnels sans tenir compte des valeurs fondamentales qui nous unissent.
L’Afrique du Sud a eu l’intelligence de comprendre qu’on ne peut pas quitter une situation comme l’apartheid et basculer directement vers une démocratie sans une phase intermédiaire. C’est la raison pour laquelle ils ont adopté ce qu’on appelle en droit constitutionnel une « petite constitution », c’est-à-dire une constitution de transition, le temps de réfléchir sur leur passé et sur leur avenir. C’est après ce processus qu’ils ont bâti une constitution définitive. Mais ils ne se sont pas arrêtés là. Ils ont également une Cour constitutionnelle très puissante qui est très respectée et se fait respecter. C’est un modèle comme un autre, inspiré de l’histoire du pays, car c’est l’histoire qui doit guider la création du modèle d’un pays.
«Installer la démocratie tout en construisant l’Etat est un défi majeur»
Je pense que nous avons deux types de problèmes en ce moment quand on pense à l’Etat. Il ne faut pas oublier que l’Etat est tiraillé entre deux aspirations. La communauté internationale exerce une pression extrêmement forte sur l’Etat aujourd’hui : il y a énormément de normes internationales que les Etats sont obligés d’appliquer en interne. Au plan politique, il y a énormément de principes élaborés à l’échelle internationale auxquels nos Etats adhèrent, qu’ils le veuillent ou qu’ils ne le veuillent pas, et qu’ils sont tenus de respecter.
A côté de cela il y a en même temps, par le bas, une revendication identitaire de plus en plus forte dans pratiquement tous nos Etats. La difficulté pour l’Etat est de faire la synthèse entre ce qui relève des exigences internationales et ce qui relève des revendications identitaires qui viennent du bas. L’Etat est tendu entre ces deux exigences contradictoires. La deuxième difficulté de nos Etats, c’est essayer d’avoir une vision stratégique en même temps que de gérer le quotidien.
Toutefois, il y a une question de fond à poser. Si nous sommes en retard, c’est peut-être parce que nous voulons imiter ce modèle d’Etat occidental. On doit se demander si ce n’est pas une erreur. Par exemple, je me pose la question de savoir si nous sommes obligés d’élire le président de la République au suffrage universel
Toutefois, il y a une question de fond à poser. Si nous sommes en retard, c’est peut-être parce que nous voulons imiter ce modèle d’Etat occidental. On doit se demander si ce n’est pas une erreur. Par exemple, je me pose la question de savoir si nous sommes obligés d’élire le président de la République au suffrage universel. L’Afrique du Sud ne le fait pas. Mais puisque le suffrage universel a été déclaré comme valeur suprême de la démocratie, nous pensons qu’il faut l’adopter. Je me demande si nous ne devrions pas inventer des modèles étatiques qui soient adaptés à notre contexte. Il faut aller vers la sociologie, l’anthropologie, etc., comprendre un certain nombre de choses avant de proposer un modèle institutionnel. C’est ce croisement entre différentes approches qui nous manque.
«La durée du mandat du président relève des circonstances historiques du pays»
La question de la durée du mandat des présidents africains est souvent à mettre en relation avec la question de la concentration du pouvoir des présidents de la République dont nous avons déjà parlé. Le statut du président de la République est une question intéressante à analyser seulement quand on sort du cadre de la politique pour l’inscrire dans le cadre du politique.
Quand je parle du politique, je veux dire les mécanismes, les méthodes, les techniques, les voies et moyens que nous, en tant que collectivité, nous allons essayer d’imaginer et de mettre en œuvre pour trouver des solutions à nos problèmes. La politique, c’est la constitution d’une scène sur laquelle nous allons nous battre pour exercer le pouvoir. C’est la différence entre le politique et la politique. Il faudrait donc que nous apprenions à nous concentrer sur le politique beaucoup plus que sur la politique.
Quand je parle du politique, je veux dire les mécanismes, les méthodes, les techniques, les voies et moyens que nous, en tant que collectivité, nous allons essayer d’imaginer et de mettre en œuvre pour trouver des solutions à nos problèmes
Après avoir fait cela, il faut qu’on réalise que la question de la durée du mandant relève des circonstances historiques du pays. L’histoire d’un pays détermine les formes de limitation des mandats de ses dirigeants politiques. Dans certains pays, il n’y a pas de limitation. On cite souvent le cas d’Angela Merkel (chancelière de la République fédérale d’Allemagne depuis l’année 2005) mais on peut aussi penser à Helmut Kohl (ancien chancelier allemand de 1982 à 1998, soit pendant seize ans). Objectivement, le bilan de Helmut Kohl est un bilan positif : réunification de l’Allemagne, passage à l’euro, une économie très solide etc. Mais quand vous vous rendez compte qu’il y a des jeunes qui ont été éveillés à la vie, et qui l’ont vu à la télévision durant tout ce temps, il a été atteint par ce qu’on appelle l’usure du pouvoir, et à cause du mécanisme d’autorégulation de la société allemande, il est parti.
Donc si une société a ses mécanismes d’autorégulation, je ne vois pas de problème à ce qu’on ne limite pas le pouvoir. Mais en ce moment, nous vivons de nouvelles exigences démocratiques. Si dans les pays développés comme dans les pays sous-développés, on n’accepte plus l’idée que les dirigeants s’éternisent au pouvoir, je ne vois pas de problème non plus pour qu’on procède à la limitation des mandats. Parce que c’est une nouvelle façon de voir l’exercice du pouvoir. Mais ce qui me dérange un peu, c’est que nous sommes trop préoccupés par la politique partisane et non pas par l’intérêt du citoyen. C’est pour cela que la durée du mandat ne me préoccupe pas. Une société est tout à fait libre de limiter la durée du mandat comme elle le veut. Il n’y a pas de véritable modèle.
Photo: WATHI