Claude Altermatt
Etat de droit, discrétion, administration et politiciens proches des citoyens et de la citoyenne, éthique du travail élevée, peu de conflits sociaux, pas de guerres, un fonctionnement de l’Etat à trois échelons (Etat fédéral, 26 cantons, environ 2500 municipalités) et surtout la stabilité politique, voici ce qui fait le succès de la Suisse. Ce qui mérite d’être relevé aujourd’hui en particulier, c’est cette stabilité. La Suisse est politiquement le pays le plus stable au monde, mais aussi l’un des plus prospères.
A mon avis, cette stabilité découle directement du civisme. Le civisme implique la connaissance de ses droits comme celle de ses devoirs vis-à-vis de la société dans le cadre du système politique jouissant d’une haute légitimité populaire. Il y a aussi un rapport entre prospérité et civisme. Ce civisme s’explique par le comportement du citoyen et de la citoyenne face à l’Etat.
La Suisse est politiquement le pays le plus stable au monde, mais aussi l’un des plus prospères
Jetons un bref regard sur l’Etat moderne qui s’est développé en Europe d’abord, au cours des cinq derniers siècles. Il s’agit d’une évolution qui a pris beaucoup de temps. L’Etat moderne, en Suisse, s’est construit du bas vers le haut. Concrètement, dans les cantons, des petites Républiques s’installent dont la plupart remontent au Moyen-Âge, alors que dans les monarchies européennes, dominées par leurs souverains très puissants autrefois, c’était l’inverse.
1848, en Suisse, c’est le début de l’Etat moderne avec une constitution au niveau fédéral et une constitution propre à chaque canton. Il y a donc 27 constitutions en 2017 en Suisse.
Grâce à des circonstances uniques, la Suisse a su développer un système politique unique, qui repose sur le sens de responsabilité du citoyen et de la citoyenne, animé de ce que je nomme le civisme. Ce système politique, c’est la démocratie directe.
Depuis le dernier tiers du 19e siècle, la Suisse est gérée par l’instrument d’une démocratie directe dans le cadre d’un fédéralisme très développé, mais qui n’affaiblit pas le pouvoir fédéral pour autant. Des scrutins populaires tels que les initiatives et les différents types de référendums sont organisés trois ou quatre fois par an.
Formellement, il y a trois catégories d’objets : la modification de la constitution proposée par le gouvernement et le parlement, le référendum contre une loi décidée ou un traité voté par le parlement et l’initiative populaire qui d’ailleurs a célébré ses 125 ans d’existence en 2016.
Grâce à des circonstances uniques, la Suisse a su développer un système politique unique, qui repose sur le sens de responsabilité du citoyen et de la citoyenne
Le référendum, à l’échelon fédéral, existe depuis 1874. Pour pouvoir soumettre au verdict populaire la loi contestée, il faut procéder à la validation de 50 000 signatures de citoyens et citoyennes dans une période de 90 jours. Le processus est ouvert et n’importe quel citoyen peut lancer un référendum. Même des partis politiques qui font partie du gouvernement disposent de cette opportunité. Quant à l’initiative, elle est surtout le moyen d’expression des mouvements de l’opposition. Le parlement et le gouvernement fédéral n’appuient que rarement une initiative.
L’initiative doit être signée par 100 000 citoyens et citoyennes pour être recevable. Ces signatures sont validées dans les 18 mois. L’Assemblée fédérale peut déclarer nulle une initiative. Elle l’a fait quatre fois jusqu’à présent. Il n’y a pas de Cour constitutionnelle en Suisse.
Parmi les 206 initiatives qui sont passées en votation jusqu’en 2016, seules 22 ont été acceptées par le peuple et les cantons. Il faut en effet une double majorité, celle des votants dans l’ensemble de la Confédération, mais aussi celle des 23 cantons et 6 demi-cantons qui disposent de 26 voix en tout. La voix cantonale, c’est le résultat du vote populaire dans chaque canton.
Voici quelques exemples de votations populaires fédérales, le choix étant bigarré :
- 1920 Adhésion à la Société des Nations, proposition acceptée
- 1922 Impôt sur la fortune, refusée
- 1959 Suffrage féminin, première votation, refusée
- 1970 Contre la surpopulation étrangère, refusée
- 1971 Suffrage féminin, seconde votation, acceptée
- 1972 Accord de libre-échange avec la Communauté des Etats Européens, acceptée
- 1973 Abrogation des articles contre les jésuites et les couvents, acceptée
- 1978 Création du canton du Jura, acceptée
- 1978 Heure d’été, refusée
- 1980 Ceintures de sécurité et casques protecteurs obligatoires, acceptée
- 1986, Adhésion ONU premier vote, refusée
- 1989 La Suisse sans armée,refusée
- 1992 Adhésion Espace économique européen, refusée
- 2000 Accords bilatéraux avec Union Européenne, acceptée
- 2002 ONU deuxième vote, acceptée
- 2005 Adhésion aux accords Schengen, acceptée
- 2008 Passeport biométrique, acceptée
- 2009 Interdiction construction minarets, acceptée
- 2014 Les salaires minimums, refusée
- 2014 Acquisition de l’avion de combat Gripen, refusée
2016 (juin) le revenu inconditionnel minimal garanti – proposition refusée et le durcissement de la loi d’asile –acceptée (https://www.ch.ch/fr/votations/)
À l’occasion d’une votation, les citoyens et citoyennes sont appelés à se prononcer sur un ou plusieurs sujets. Le résultat d’une votation est contraignant, les autorités étant dans l’obligation d’appliquer le résultat du vote quelles que soient les recommandations qu’elles auraient pu communiquées avant le scrutin. Ce vote s’effectue de plus en plus par voie électronique. Depuis Yaoundé au Cameroun, je peux donc participer à tous les scrutins fédéraux.
Depuis la fin du XIXe siècle, les Suisses, et depuis 1971 également les Suissesses, ont pu se prononcer sur plus de 600 sujets au seul échelon fédéral. Ces référendums récurrents sur des sujets divers confèrent une grande légitimité aux décisions, prises en dernière instance par le peuple. C’est un grand élément de stabilité.
Ces référendums récurrents sur des sujets divers confèrent une grande légitimité aux décisions, prises en dernière instance par le peuple. C’est un grand élément de stabilité
Il faut y ajouter 50 élections fédérales, lesquelles ont lieu toujours sans votation fédérale, mais souvent en même temps que des votations cantonales et municipales.
L’information, c’est évidemment essentiel dans la démocratie directe. Ceci implique une lecture régulière de la presse, y compris sur internet, de regarder la télévision, surtout les discussions consacrées aux objets soumis au vote, d’écouter la radio et de fréquenter les proches et amis pour échanger avec eux sur les sujets soumis au vote, ne serait-ce que quelques minutes. Les réseaux personnels sont denses et les échanges intenses.
Ce qui compte, dans le contexte d’une votation, ce n’est pas seulement le résultat final. Certaines initiatives refusées ont cependant provoqué des ondes de choc et contribué à faire changer quelque chose en Suisse. Les citoyens et citoyennes peuvent corriger des décisions du gouvernement et du parlement. Et ils le font sans cesse. Ils peuvent même revenir sur certaines de leurs décisions, par exemple le suffrage féminin. Pourtant, ce régime politique en évolution permanente n’a jamais créé de crise majeure, c’est au contraire un élément de grande stabilité politique. De surcroît, ce système permet de déceler les soucis des gens beaucoup plus rapidement qu’ailleurs.
Ce qui compte, dans le contexte d’une votation, ce n’est pas seulement le résultat final. Certaines initiatives refusées ont cependant provoqué des ondes de choc et contribué à faire changer quelque chose en Suisse. Les citoyens et citoyennes peuvent corriger des décisions du gouvernement et du parlement. Et ils le font sans cesse
Si les votations et tous les débats qui s’ensuivent ont le potentiel de diviser le peuple, voire davantage, ils ne l’ont pas fait jusqu’à présent. Mais il y a eu des lendemains de votations qui n’ont guère été marqués par l’euphorie, certaines fractures au sein de la société devenant évidentes. La démocratie directe, ce n’est pas un champ qui se prête à des simplifications. Voter en Suisse, ce n’est pas cliquer « Like » sur Facebook, et une votation ne se laisse pas invalider rapidement par des résolutions sur Internet. La démagogie, elle, ne doit pas prédominer.
La base de la démocratie directe, c’est le civisme. Le civisme s’inspire, dans la culture politique suisse, et depuis fort longtemps, de l’idée d’une communauté de personnes plus ou moins égales, gérant des intérêts souvent opposés des divers milieux de la population, jusqu’à trouver un résultat qui convienne à une majorité, souvent occasionnelle, sans trop porter atteinte aux minorités. Ce système est marqué par des processus plutôt lents. Il faut aussi accepter les défaites. Il faut savoir qu’il n’y aura pratiquement personne, parmi les électeurs et électrices, qui, au moment des votations très fréquentes, gagnera toujours. Seuls les extrémistes perdent toujours. Donc, nous sommes plus ou moins tous habitués, en Suisse, à gagner et à perdre.
La Suisse a donc son propre système démocratique et surtout sa propre culture politique. Ce système se distingue sans équivoque par un large espace de droits réservés au peuple pour participer à la gestion des affaires publiques. Mais ces citoyens et citoyennes doivent également assumer leur responsabilité en acceptant les règles du jeu. Ceci s’appelle aussi le civisme.
La Suisse a donc son propre système démocratique et surtout sa propre culture politique. Ce système se distingue sans équivoque par un large espace de droits réservés au peuple pour participer à la gestion des affaires publiques
On l’a vu, rompus depuis le dernier tiers du 19ème siècle aux référendums et aux initiatives populaires, en règle générale, les Suisses font preuve d’une forte acceptabilité des décisions populaires. Ceci concerne également le gouvernement fédéral qui doit gouverner dans cette démocratie directe.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la stabilité est propre au Gouvernement fédéral. D’abord, le nombre de sept ministres fédéraux que l’on nomme conseillers fédéraux, est resté inchangé depuis 1848. Depuis 168 ans, le nombre de membres du collège gouvernemental fédéral s’élève à 116, ce qui est certainement un record mondial de stabilité. Seuls trois ministres ont démissionné suite à une défaite en votation fédérale. Mais pratiquement tous et toutes ont subi des revers aux urnes, sans pour autant devoir ou vouloir partir.
Quant au Parlement fédéral, il n’y a jamais eu de dissolution, ni d’élections anticipées depuis 1848
Quant au Parlement fédéral, il n’y a jamais eu de dissolution, ni d’élections anticipées depuis 1848. Je ne vous parlerai pas ici du système électoral suisse qui accorde aussi aux électeurs de larges droits, que l’on nomme chez nous « panacher » et « cumuler » ou tout simplement le droit de « biffer » un nom sur une liste de candidats comptant parfois beaucoup d’autres noms, et d’y ajouter d’autres.
L’application de la démocratie directe n’a connu depuis 168 ans aucune interruption, ni par une guerre, par une occupation étrangère, un coup d’Etat interne, une dictature, ni par une révolution et tout le sang qu’elle fait couler.
Nous autres Suisses, nous vivons sans grandes complications dans un pays qui n’est guère cartésien, est un peu compliqué mais qui est bien organisé, assez bien géré et qui fonctionne. Pour y parvenir, il y a une évolution qui prend du temps, parfois beaucoup de temps.
Le système suisse est-il pour autant un modèle ? Je suis d’avis que dans notre monde contemporain, agité et instable, il ne faudrait plus se cramponner à des modèles importés ( http://bit.ly/2jTwEkR ).
Claude Altermatt est historien formé aux Universités de Berne et de Fribourg. Diplomate, il est actuellement l’Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Suisse au Cameroun.