Gilles Olakounlé Yabi
Le 14 mai 2019, un hommage solennel était rendu à Paris à deux soldats de l’élite des forces françaises morts au combat. Hommage aussi à un citoyen béninois, guide du parc naturel de la Pendjari, exécuté par les auteurs inconnus de la prise d’otage des deux touristes français libérés quelques jours plus tard par l’opération militaire périlleuse qui a coûté la vie aux deux soldats. Une fois n’est pas coutume, la victime africaine de ce type de drame n’a pas été complètement occultée. En grande partie, grâce aux incontournables réseaux sociaux, la photo du visage souriant du guide béninois a beaucoup circulé.
La douleur des familles à la suite d’un décès brutal, qu’elles vivent dans un bourg français ou une petite ville du nord du Bénin, est la même. La mort fait partie de ces rares moments de la vie qui rappelle – et devrait rappeler – à chacun la stricte égalité de la condition humaine. De la France au Bénin, du Burkina Faso au Sri Lanka, du Mali à la Nouvelle-Zélande, la douleur et l’incrédulité de ceux qui perdent des proches dans des évènements soudains sont comparables.
Avec des variations significatives d’une localité à l’autre, la mort frappe beaucoup plus souvent au sein des catégories jeunes des populations dans les pays africains qu’en Europe. Des enfants et des jeunes victimes de maladies souvent banales, victimes de malnutrition, d’une mauvaise alimentation, d’accidents domestiques ou d’accidents de la route. Nous avions donc déjà beaucoup de manières de mourir et beaucoup de raisons de craindre de recevoir un jour ou l’autre un coup de fil annonçant l’assommante nouvelle d’un membre de la famille ou d’un ami brutalement fauché.
Une contagion régionale de la violence terroriste qui menace notre plus grande richesse
Depuis quelques années, les jeunes en Afrique de l’Ouest meurent aussi, et chaque année encore plus, de violences terroristes. A l’exception notable du Nigeria, les victimes du terrorisme en Afrique de l’Ouest restent numériquement limitées, en comparaison avec les autres formes de mort violente. Mais le nombre de victimes augmente de manière exponentielle, tout comme le nombre d’évènements liés au terrorisme. Ce n’est pas tant la mort qu’elle sème à coups d’attentats, de réponses militaires abusives ou inadaptées et de manipulations assassines de tensions intercommunautaires, qui est la conséquence la plus grave de la montée du terrorisme en Afrique de l’Ouest.
De la France au Bénin, du Burkina Faso au Sri Lanka, du Mali à la Nouvelle-Zélande, la douleur et l’incrédulité de ceux qui perdent des proches dans des évènements soudains sont comparables
C’est le mode de vie ouest-africain qui est attaqué. C’est le cœur de ce qui fait la grande richesse des populations de cette région : une certaine joie de vivre, même quand les conditions matérielles de la vie sont fort difficiles, même quand la vie s’arrête plus vite qu’ailleurs, faute de systèmes de santé efficaces, faute de revenus suffisants, faute de présence d’Etats organisés, bienveillants, utiles. C’est le plaisir de vivre ensemble, en sécurité, dans une fabuleuse diversité ethnoculturelle et religieuse, que le terrorisme menace partout en Afrique de l’Ouest.
Le Sahel n’a pas de frontières. Apparemment tout le monde ne le savait pas. On a d’abord redouté l’extension du problème du nord du Mali au centre de ce pays. Puis du centre du Mali aux zones frontalières avec le Niger et le Burkina Faso. Ce dernier est aujourd’hui dans une grave tourmente, frappée par des attaques récurrentes visant explicitement à détruire la cohésion interethnique et inter-religieuse. Le terrorisme a aussi déjà frappé la Côte d’Ivoire dès 2016 avec un attentat meurtrier sur la plage de Grand-Bassam, à l’atmosphère bien éloignée des rigueurs du Sahel.
Depuis quelques années, les jeunes en Afrique de l’Ouest meurent aussi, et chaque année encore plus, de violences terroristes
Et maintenant un incident terroriste au Bénin. Avant le Ghana ? Le Togo ? Le Sénégal ? La Guinée ? Nul ne le sait. Ce qui est certain, c’est que le phénomène terroriste se diffuse. Ce qui est certain, c’est que la focalisation sur le Sahel a montré ses limites. Le fait est que depuis le début de la crise au Mali en 2012, qui a suivi de près la déstabilisation irresponsable de la Libye, les multiples interventions extérieures n’ont pas contenu l’insécurité au Mali, ni empêché la propagation dans les pays voisins. Elles l’ont même très probablement favorisée.
De lourdes responsabilités politiques et un acharnement thérapeutique international
En 2019, six ans après la célébration de la libération des villes du nord du Mali par les forces françaises de Serval et les forces africaines engagées, les perspectives de sécurité dans toute l’Afrique de l’Ouest sont très inquiétantes. Les responsabilités politiques au niveau des Etats sont incontestables : peu ou point de signes d’une volonté de rupture dans la gouvernance au plus haut niveau, peu de signes d’une lutte crédible et résolue contre l’enrichissement illicite sous différentes formes, peu de signes d’une réduction drastique des usages les plus improductifs des ressources publiques. Peu de traces d’un engagement fort suivi d’actions concrètes pour réduire les inégalités économiques et sociales extrêmes.
Mais il faut aussi dénoncer un acharnement thérapeutique international qui consiste à persister à utiliser des recettes qui n’ont que peu de chances de ramener la paix et la sécurité dans la région. Toutes les initiatives, qu’elles soient militaires, politiques, économiques, qui ne portent pas en elles une composante majeure qui vise à construire ou à renforcer de manière durable les capacités internes des Etats de la région sont au mieux efficaces à court terme, improductives à moyen terme et contreproductives à long terme. Au pire inefficaces à court terme, contre-productives à moyen terme et gravement nocives à long terme.
C’est le plaisir de vivre ensemble, en sécurité, dans une fabuleuse diversité ethnoculturelle et religieuse, que le terrorisme menace partout en Afrique de l’Ouest
Tous les acteurs internationaux disent aujourd’hui, bien plus qu’il y a six ans, qu’il faut renforcer les Etats, plus spécifiquement renforcer la présence de l’Etat dans les zones longtemps abandonnées à elles-mêmes puis aux jihadistes et à d’autres groupes criminels. Découvre-t-on vraiment aujourd’hui l’importance capitale de reconstruire, de construire, de consolider et de transformer les Etats ?
Combien a-t-on dépensé précisément dans le renforcement des administrations publiques, civiles et militaires ? Avec quel horizon d’engagement ? Quelle priorité a-t-on accordé à des plans de formation de jeunes cadres capables de redynamiser durablement les institutions publiques et quelle attention a-t-on accordé à l’introduction de dispositifs d’incitations au travail, au professionnalisme et à l’intégrité dans les Etats des pays du Sahel ?
Entre les plans d’action et les actions concrètes, le chaînon manquant des institutions publiques
La lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent génère depuis des années une forte demande d’experts variés sur le Sahel dans les organisations internationales, qu’elles soient intergouvernementales ou non gouvernementales. Elle alimente une production intellectuelle remarquable, un foisonnement de publications et une flopée de conférences, d’ateliers, de séminaires partout dans le monde, dont les conclusions et les recommandations sont invariablement les mêmes.
Il faut une approche multidimensionnelle. Il faut réformer les armées. Il faut réformer la justice. Il faut une coopération régionale. Il faut une meilleure gouvernance. Il faut des projets de développement dans les zones marginalisées. Il faut lutter contre le chômage des jeunes. Il faut investir dans l’éducation. Il faut, il faut…
Peu ou point de signes d’une volonté de rupture dans la gouvernance au plus haut niveau, peu de signes d’une lutte crédible et résolue contre l’enrichissement illicite sous différentes formes, peu de signes d’une réduction drastique des usages les plus improductifs des ressources publiques
Mais qui va faire tout cela ? Où sont les hommes et les femmes qui vont s’atteler à la tâche alors même que les ressources humaines bien formées dans les pays sahéliens oeuvrant dans les ministères sont largement insuffisantes par rapport aux besoins de réflexion stratégique, de planification et de mise en œuvre des politiques et des projets et qu’elles sont constamment happées par les interactions avec les partenaires internationaux ?
Comment travailler efficacement ou travailler tout court avec des dizaines d’interlocuteurs qui n’arrêtent pas de proposer de nouveaux projets, de nouvelles approches, de nouvelles méthodes pour aider dans tel ou tel domaine ? Et comment recruter et garder au moins quelques-uns des jeunes cadres les mieux formés encore intègres et les plus prometteurs dans les institutions étatiques avec la concurrence des ONG et agences internationales dans tous les domaines de l’action publique ?
Il n’ y a pas d’alternative au renforcement et à la rénovation des Etats
Les enjeux sont désormais trop importants pour l’avenir de chacun des pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest pour continuer à fermer les yeux sur la logique d’une machine internationale qui se nourrit d’une foule de concepts, de modes, d’initiatives, d’épais rapports, d’annonces de généreuses contributions et de grandes conférences et de plans d’action.
Cette machine qui ne manque pas, elle, de ressources humaines africaines et non africaines qualifiées, travaillant dans des conditions confortables, noie sous son hyperactivité quotidienne les institutions publiques nationales grippées, désuètes, dégarnies, censées transformer les plans d’action en actions sur le terrain. C’est comme si on continuait à surcharger de bidons d’eau des dromadaires déshydratés et à bout de souffle dans le désert au lieu de commencer par leur offrir de l’eau…
Comment travailler efficacement ou travailler tout court avec des dizaines d’interlocuteurs qui n’arrêtent pas de proposer de nouveaux projets, de nouvelles approches, de nouvelles méthodes pour aider dans tel ou tel domaine ?
On continue par exemple à faire comme si la création de nouveaux mécanismes de coopération régionale, voire de nouvelles organisations régionales dans le Sahel, pourraient miraculeusement remédier aux dysfonctionnements et aux faiblesses structurelles patents des institutions nationales, qu’il s’agisse des appareils de défense et de sécurité que des ministères et agences chargés du développement économique, de l’agriculture, de la santé ou de l’éducation.
L’épopée du G5 Sahel en fournit une illustration aussi éclatante que douloureuse : quand sa force conjointe sera enfin convenablement financée et opérationnelle, et que son ambitieux programme d’investissements prioritaires commencera peut-être à devenir réalité, il n’y aura peut-être plus d’Etat ni de cohésion nationale, ni de paix à préserver dans nombre de pays de la région. Ce sera simplement trop tard.
L’épopée du G5 Sahel en fournit une illustration aussi éclatante que douloureuse : quand sa force conjointe sera enfin convenablement financée et opérationnelle, il n’y aura peut-être plus d’Etat ni de cohésion nationale à préserver
Investir dans le renforcement des Etats en mettant le paquet sur les ressources humaines qui doivent les animer et les mettre au service des populations, aujourd’hui et demain, c’est le seul moyen de lutter simultanément et durablement contre le terrorisme, contre les idéologies extrémistes, contre l’ignorance, contre l’errance des jeunes, contre la corruption, contre les maladies, contre les catastrophes évitables et contre tous les autres fléaux qui obscurcissent l’avenir de la région. C’est aussi le seul moyen de préserver la qualité des interactions sociales qui sont au cœur du mode vie auquel sont attachées les populations ouest-africaines, sahéliennes ou non.
Crédit photo :VOA Afrique/Bagassi Koura
Economiste et analyste politique, Gilles Olakounlé Yabi est le président du Comité directeur de WATHI, le laboratoire d’idées citoyen de l’Afrique de l’Ouest. Ancien directeur pour l’Afrique de l’Ouest de l’organisation non gouvernementale International Crisis Group, il a aussi été journaliste. Les opinions exprimées sont personnelles.
2 Commentaires. En écrire un nouveau
Si seulement les nombreuses approches réalistes pouvaient être mises en oeuvre, on aurait évoluer sur la question.Mais trop souvent, on a l’impression que les différents acteurs qui doivent mettre en application ces recommandations n’en ont rien à foutre. Au contraire, ils utilisent les mécanismes juridiques à leur portée pour aggraver les choses.Je suis entièrement d’avis sur l’analyse de monsieur Gilles et mon souhait est qu’un jour, nous ayons des personnes ayant à cœur l’intérêt général au détriment des intérêts égoïstes au pouvoir dans nos pays car tout est question de volonté politique selon moi.
Au Burkina Faso, on a pris le chemin inverse. Pour soit disant lutter contre le terrorisme, on a mis de côté la loi :des centaines de personnes ont été enlevées par les FDS, les corps de certains ont été retrouvés, d’autres restent disparues. Aucune procédure judiciaire n’est allée plus loin que la fameuse formule “les enquêtes sont en cours”.
Au nom de la lutte contre le terrorisme, le gouvernement s’apprête à faire voter une loi qui vise à criminaliser le seul fait d’évoquer simplement sur les médias ou les réseaux sociaux, les opérations des FDS dans cette lutte. Désormais c’est l’armée qui aura le monopole des informations à donner ou non sur le terrorisme.
Le plus grave est la légitimation de ces gravissimes dérives par toute la classe politique, la société civile et une grande partie de l’opinion, toute voix discordante ou critique est traité de “complicité de terrorisme”