Claude Biao
Le 19 septembre 2019, dans le numéro 200 de son magazine de propagande Al Naaba, l’État islamique (EI) a revendiqué l’attaque sanglante de Koutougou qui a fait 24 morts un mois plus tôt, au sein des forces armées burkinabè. Cette attaque, la plus meurtrière contre l’armée burkinabè depuis l’attaque du camp de Nassoumbou (au cours de laquelle 12 militaires avaient été tués par Ansarul Islam en décembre 2016) révèle un activisme renouvelé de l’EI sur le continent africain depuis la perte de ses bastions territoriaux en avril 2019.
D’un côté, il apparaît que l’EI tente de consolider ses partenariats africains (avec l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP) et l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) en particulier) et de les multiplier (avec notamment les annonces de la création d’un État Islamique en Afrique centrale, ISCAP). D’un autre côté, la multiplication des attaques et surtout leur revendication semblent démontrer un renouveau de la stratégie “Baqiya wal Tatamadad” (persistance et diffusion, traduction libre) qui avait permis à l’organisation de survivre à une fin quasi inévitable en Libye en 2014.
Consolider les partenariats africains, ISWAP, EIGS et… ISCAP ?
Les nombreuses luttes internes de ces dernières années au sein de Boko Haram et de ses diverses factions dont l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP) d’une part, et la lutte acharnée des militaires français de l’Opération Barkhane dans le Sahel d’autre part, avaient sensiblement affaibli l’emprise de la shura (Conseil central) de l’EI sur ses partenaires africains depuis le début de l’année. En mars 2019, le désaveu annoncé d’Abu Mossab al-Barnawi, jusque-là leader de l’ISWAP, avait entraîné une scission de facto entre une petite faction de fidèles, et le reste du groupe resté loyal au nouveau chef, Abdullah Ibn Umar al-Barnawi.
La lutte sanglante et la surenchère de violences qui en avaient résulté, avaient été marquées par des attaques de plus en plus audacieuses. L’on se souvient de l’embuscade de Baley Beri au Niger le 14 mai 2019 qui a causé la mort de 28 militaires ou encore de l’attaque d’un poste défensif de la Force multilatérale mixte (FMM) à Baga au Nigeria le 28 juillet 2019. 25 militaires et une quarantaine d’assaillants furent tués ce jour-là. Ces attaques créent une atmosphère de relative confusion entre les factions responsables des attaques, d’autant plus que les combattants changent régulièrement d’allégeance ou commettent des attaques au nom d’autres factions.
Une telle confusion et perte de vitesse ne jouaient pas en faveur de l’État islamique qui venait de perdre son dernier bastion à Baghouz en Syrie. Ainsi, deux mouvements stratégiques ont pu dès lors être observés au sein de l’EI. En premier lieu, le lancement d’une vaste campagne de propagande “Et le meilleur résultat est pour les Justes” semblait poursuivre l’objectif précis de renouveler les alliances de l’EI avec diverses mouvances terroristes de par le monde. En Afrique particulièrement, au moins deux vidéos successives de propagande et d’allégeance ont été publiées dans la foulée par l’ISWAP, faction d’Abdullah Ibn Umar al-Barnawi et l’État Islamique dans le Grand Sahara (EIGS) d’Adnane Abou Walid al-Sahraoui.
Le retour de revendications dans une zone du Sahel où traditionnellement très peu d’attaques terroristes étaient formellement revendiquées, est-il le signe d’un renouveau de la stratégie de dissémination de l’EI ?
C’est aussi le moment choisi par l’EI pour revendiquer sa première attaque en Afrique Centrale sous le nom de l’ISCAP (contre une base militaire à Bovota, dans le parc des Virunga, près de la frontière ougandaise). Il est encore difficile de définir si l’attaque de Bovota est le fait de l’ISCAP ou des milices ougandaises des « Forces démocratiques alliées » (ADF) qui disposent d’une faction islamiste radicale appelée “Madinat Tawhid-wa-I-Muwahidin” (MTM) ou la “Ville du monothéisme et des monothéistes” (traduction libre). En revanche, cette revendication révèle le second mouvement stratégique effectué par l’EI sur le continent depuis avril 2019 : le retour des revendications d’attaques.
Persistance et diffusion
Entre 2011 et 2014, la multiplication anarchique des groupes et milices armés aux intérêts idéologiques et économiques divergents après la chute du guide libyen Mouammar Kadhafi, avait permis l’arrivée des premiers combattants de l’EI sur le sol libyen. En l’absence de structures déterminées, ces combattants avaient adopté une stratégie théorisée plus tard sous le nom de “Baqiya wal Tatamadad” (persistance et diffusion, traduction libre).
Elle consistait à diffuser la menace terroriste par la dissémination de petites, voire très petites structures mobiles sur le territoire, difficiles à contrer, et pourtant capables de revendiquer des attaques régulières au nom de l’EI – seules preuves de son existence et de sa capacité de nuisance sur le territoire. Le retour de revendications dans une zone du Sahel où traditionnellement très peu d’attaques terroristes étaient formellement revendiquées, est-il le signe d’un renouveau de la stratégie de dissémination de l’EI ?
Plusieurs éléments permettent de répondre à cette question. D’abord, même si le contexte libyen de 2014 présente peu de similarités avec le contexte du Sahel, la présence de forces étrangères dont certaines possèdent un mandat offensif (c’est le cas de l’opération Barkhane) incite les groupes terroristes de la région, et les opérateurs de l’EI le cas échéant, à éviter le contact frontal et à adopter des tactiques de diffusion de la menace. L’EI peut ainsi « sous-traiter » des attaques audacieuses à fort effet psychologique, dont la revendication systématique le positionnerait comme un acteur toujours pertinent dans l’environnement sécuritaire et terroriste dans la région.
Les attaques répétées contre les écoles ont entrainé la fermeture de plusieurs centaines d’entre elles dans toute la région.
Cela correspondrait ensuite à l’ultime message de la campagne de propagande “Et le meilleur résultat est pour les Justes” qui consiste à rappeler la persistance d’une menace réelle et crédible du groupe malgré la défaite de Baghouz. Enfin, il est raisonnable de craindre qu’une telle dynamique de « sous-traitance » d’attaques d’envergure, et les possibilités économiques qu’elle ouvre, favorisent la remontée en puissance de groupes terroristes qui commençaient à faiblir. C’est le cas d’Ansarul Islam dont la perte de vitesse est progressive et constante depuis la mort d’Ibrahim Dicko.
Les perspectives d’un « redéploiement » par persistance-diffusion de l’État islamique dans le Sahel sont inquiétantes. La structure administrative des pays de la région (en particulier le Mali, le Niger et le Burkina Faso) est profondément déstabilisée par la menace terroriste. Les attaques répétées contre les écoles ont entrainé la fermeture de plusieurs centaines d’entre elles dans toute la région. La présence de forces armées ou de police n’est plus tout à fait rassurante pour les populations. Les craintes d’une implantation territoriale de l’EI dans une zone ou l’autre de la région semblent lointaines et bien vagues. En revanche, les autorités auront la difficile mission de circonscrire la menace pour mieux la traiter, si de plus en plus de groupes terroristes locaux trouvent en la stratégie de l’EI une nouvelle occasion d’expansion.
Crédit photo : koulouba.com
Claude Biao est spécialiste des conflits et du terrorisme en Afrique. Depuis 2016, il est analyste politique principal et cofondateur du cabinet d’études-conseil Stake experts, spécialisé dans l’analyse et la veille sécuritaire, et l’aide à la décision en contextes sécuritaires volatiles sur le continent.