Auteur : Eliethe P. Éyébiyi
Site de publication : Open Edition Journals
Type de publication : Article
Date de publication : 2011
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Démocratisation de l’Université et contrecoups
Avec l’essoufflement de l’État providence et la crise du système éducatif en Afrique (cf. Hugon, 1994), les crédits publics ne suffisaient plus pour assurer un enseignement adéquat à une pléthore de nouveaux étudiants affluant chaque année sur le marché universitaire public. Si les effectifs estudiantins ont augmenté au Bénin, entre 1994 et 2007, de 354 %, passant à 50 000 étudiants dans le public (MESRS, 2008 : Banque mondiale, 2009) pour 696 enseignants (dont 49,4 % d’assistants), l’enseignement supérieur privé a connu plus de 1 000 % de croissance, passant de 751 à 7 782 étudiants en 2005 ; et cette tendance se maintient, ainsi que le confirme Marone (2001). Il faut constater que la concurrence des universités privées n’a pu interférer avec la dégradation du système public : faiblesse des lignes budgétaires, déficit d’infrastructures et de matériels didactiques, problème de formation des enseignants et enlisement de la recherche lorsqu’elle existe. Le Bénin consacre ainsi 3,09 % de son PIB au secteur de l’éducation, dont seulement 17 % à l’enseignement supérieur – respectivement 4,56 % et 25 % en Côte d’Ivoire ; et 3,17 % et 23 % au Sénégal pendant que le Niger alloue 2,79 % de son PIB à l’éducation dont 20 % au sous-secteur de l’enseignement supérieur (UEMOA, 2004 ).
En fait, la démocratisation de l’enseignement supérieur public a eu des répercussions sur la qualité de la formation, en dépit de la bonne volonté de certains enseignants et responsables de filières qui, de plus, ont assisté à la réduction de leurs budgets qui ne répondent plus à des besoins toujours croissants. C’est dans ce contexte qu’est intervenue l’ouverture du champ universitaire, avec l’entrée de promoteurs privés sur un marché autrefois exclusivement du ressort du système public. Ce marché privé du savoir est animé par des universités et centres de formation qui échappent quasiment au contrôle de l’État.
Si l’appropriation locale du schéma européen du Processus de Bologne oblige les universités africaines – et béninoises, donc – à intégrer la réforme du LMD, sa mise en œuvre demeure multiforme selon la nature des institutions universitaires. La transformation-rénovation des cursus ne s’est pas encore généralisée au sein des universités publiques, qui ont choisi de faire évoluer les structures pas à pas dans le cadre sous-régional. En effet, l’adoption du système LMD oblige les institutions universitaires du “Sud” à réformer de fonds en combles leurs systèmes – jugés inadaptés aux besoins du marché de l’emploi. Plusieurs aspects sont concernés : l’architecture globale, les curricula, la diplomation, les passerelles entre “anciens” et nouveaux parchemins estampillés LMD, la formation des formateurs, etc.
La mise en œuvre ouest-africaine du LMD
Le processus de Bologne, adopté en 1998, visa à construire un espace européen commun d’enseignement supérieur, à l’échéance 2010, et à favoriser la mobilité des enseignants et des étudiants. Cependant, chaque système universitaire avait la latitude de définir ses propres modalités d’intégration. Le postulat était de faire converger tous les systèmes dans le cadre d’un marché de l’enseignement supérieur unifié. Largement inspirée du modèle anglo-saxon des undergraduate et postgraduate, cette réforme s’articule autour de deux cycles : un premier cycle de six semestres sanctionné par une licence (L), puis un second cycle conduisant à une maîtrise universitaire ou master (M) en quatre semestres.
Elle insiste également sur la mise en place d’un système harmonisé de crédits sanctionnant chaque programme exécuté. Les crédits sont normalement capitalisables et transférables au sein des universités de l’espace universitaire européen. Enfin, le LMD postule la finalisation des formations. L’objectif visé est de permettre l’intégration des étudiants sur le marché de l’emploi, la lisibilité des diplômes et l’amélioration de la compétitivité de l’enseignement supérieur. La déclaration de Bologne a permis d’amorcer un processus dont l’ambition repose, pour quarante-six pays, sur l’atteinte de six objectifs fondamentaux.
L’historique du LMD montre que, loin d’être finalisée, cette réforme est un processus continu de transformation du champ européen de l’enseignement supérieur, de périodicité bisannuelle. La convergence attendue se passe donc selon une modalité dynamique et “pas à pas”, avec un raffermissement progressif d’une politique publique européenne en passe également de s’africaniser. En clair, les changements annoncés sont de nature à bouleverser non seulement les modes habituels d’élaboration des curricula ainsi que des parcours, mais aussi la construction des savoirs dispensés aux apprenants. C’est le visage de l’institution universitaire qui changera si elle parvient à opérer effectivement cette réforme, qui connaît une forte réceptivité auprès des systèmes d’enseignement supérieur au “Sud”, notamment en Afrique francophone, comme l’attestent les discours politique et académique.
Les multiples visages du LMD au Bénin
L’enseignement supérieur au Bénin, comme ailleurs, est bipolaire. Le pôle public est fait de deux universités publiques, l’université d’Abomey-Calavi (UAC) et l’université de Parakou (UP), toutes deux ayant sous leur tutelle respective plusieurs centres universitaires (Porto-Novo, Lokossa, etc.). Le pôle privé est constitué de plusieurs universités privées (UATM, UADC, UHETEC, UPIB, Université Cerco, etc.) et des écoles et instituts spécialisés. Comme nous l’avons précisé, les universités privées ont pris une longueur d’avance sur le public en proclamant leur alignement, depuis plusieurs années, sur le standard LMD – malgré quelques biais et grâce à la délocalisation des formations en partenariat avec des écoles et universités européennes (Eyebiyi, 2009 et 2011).
La mise en forme ouest-africaine du LMD se fait dans le creuset du REESAO et selon la vitesse institutionnelle, voire capacitaire, de chaque université (publique). Le modèle d’implémentation du LMD au sein du REESAO reprend celui, ternaire, de la France : domaine, mention et spécialités (le domaine englobant de multiples mentions et spécialités). Le REESAO a défini huit domaines : 1) sciences de la santé, 2) sciences et technologies, 3) sciences juridiques, politiques et administratives, 4) sciences économiques et de gestion, 5) sciences de l’Homme et de la Société, 6) Lettres, langues et arts, 7) sciences agronomiques, et 8) sciences de l’éducation et de la formation (cf. UAC, 2008).
Avant l’introduction du LMD, la plupart des universités francophones d’Afrique subsaharienne étaient déjà gouvernées par une sorte de “tradition française”. Les diplômes délivrés par le public et le privé étaient quasiment “classifiés” et il n’existait pas de passerelles formelles. Réservé aux étudiants désireux de s’engager dans la recherche académique et l’enseignement supérieur, le diplôme d’études approfondies (DEA) s’opposait au diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) considéré comme étant “plus professionnel”, permettant à son détenteur d’accéder directement à un emploi. Pour effectuer une thèse, en dehors de quelques exceptions et dérogations, la plupart du temps un titulaire de DESS ou d’un titre d’ingénieur devait passer par un DEA considéré comme “plus théorique” et destiné à la recherche.
Ainsi, le LMD promet d’uniformiser la vision des diplômes de niveau bac+5, au profit d’un parchemin unique, le Master. Or, sur le marché local du travail, les titulaires de diplômes professionnalisés (DESS, Master pro) ont davantage de “valeur” que ceux porteurs d’un DEA, ce qui a fait grimper en flèche le prix des formations professionnelles, avec un ratio de trois ou quatre selon que l’on passe du public au privé. Ne disposant pas souvent des moyens nécessaires pour créer des laboratoires de recherche, les universités privées se replient sur les diplômes professionnels, au détriment des diplômes académiques. Alors que les universités publiques sont soupçonnées d’offrir des formations trop généralistes voire “académiques”, les établissements privés, au contraire, s’enorgueillissent de “professionnaliser” leurs étudiants, et pratiquent une politique sélective par alignement du choix des filières de formation sur les besoins du marché.
Ainsi, l’enseignement supérieur privé au Bénin a favorisé une diversification des titres délivrés, organisés autour du noyau central du LMD depuis les années 2005. La réalité du LMD dans ce secteur béninois évolue entre praxis chaotique et persistance discursive d’une adaptation qui respecte très peu les exigences de Bologne. Par exemple : le recrutement des enseignants demeure marqué par un amalgame d’enseignants qualifiés issus des universités publiques et de chargés de cours aux statuts divers ; les parcours de formation n’existent pas au sens de la réforme ; les unités d’enseignement ne sont pas ou peu définies ; les cours ne sont pas semestrialisés.
Bien que l’option LMD participe d’abord d’une volonté académique de construire un espace commun scientifique, le politique eût tôt fait de récupérer cette opportunité pour, non seulement, réclamer des ressources humaines capables de théoriser et de concevoir des programmes de développement, mais surtout pour former des cadres techniques, opérationnels dans la mise en œuvre des innombrables programmes et projets de développement. En offrant aux apprenants une sortie au niveau L, il s’agit de permettre l’augmentation du nombre de techniciens en changeant la donne actuelle, caractérisée par une pléthore d’ingénieurs et un nombre réduit de techniciens. Le passage au LMD apparaît de ce fait comme une massification et une “industrialisation” de la formation. Il donne l’espoir d’augmenter le nombre de cadres techniques.
Avec le filtrage des rares étudiants qui pourront accéder aux cycles supérieurs, la FSA veut garantir la qualité qui a toujours fait sa renommée. En sus, la multiplication des spécialisations diversifie les parcours et met sur le marché des techniciens spécialisés dans diverses options, mais pose aussi le problème des compétences visées. En effet, on peut se demander si des techniciens formés en trois ans, dans des conditions encore très éloignées de la pratique européenne, peuvent effectivement relever les défis qui les attendent, ou s’ils ne seront pas le produit d’un nivellement correspondant à la recherche d’une qualité filtrée par un système de quota annuel, et donc forcément victimes d’une certaine discrimination.
Conséquences et implications de la réforme du LMD
L’exemple béninois – et notamment le cas de la FSA, à travers l’étude des effets induits par l’opérationnalisation du LMD – peut être, à quelques variantes mineures près, étendu au marché ouest-africain de l’enseignement supérieur. Il s’agit notamment de la question centrale de la coopération universitaire et de la formation des formateurs, du changement de destin auquel sont soumis les étudiants et, parfois, les institutions académiques, ainsi que des stratégies d’alignement que l’on peut observer. Or la FSA se singularise par une importante et dynamique activité de coopération universitaire. Elle dispose d’un réseau coopératif très varié, au Bénin (avec l’université de Parakou), mais ailleurs aussi en Afrique (Nigéria, Ghana, Sénégal, Cameroun, etc.), dans le monde (Belgique, Pays-Bas, Danemark, Suède, France, États-Unis, etc.) et auprès d’institutions internationales (Institut international d’agriculture tropicale IITA, Fondation Ford, UNESCO, FAO, OMS, etc.). Les chercheurs et les enseignants de cette Faculté mettent à contribution leurs relations personnelles pour élargir leur réseau institutionnel aux universités étrangères (Wageningen, Bonn, etc.) dans lesquelles ils ont étudié ou séjourné. Ainsi, tous les départements de cette Faculté se sont engagés dans des programmes (trans)nationaux de recherche et d’échanges.
L’application de la réforme laisse entrevoir un changement de destin tant – pour les étudiants, autour de la notion de professionnalisation, que pour les institutions universitaires, appelées à changer de mode d’action et à se tourner vers le marché du travail. Autrefois, on entrait à la FSA pour un bail rigide de cinq années et l’obtention d’un titre d’ingénieur très prisé par la fonction publique, le secteur privé, les institutions internationales de développement, ou même pour effectuer une thèse de doctorat et entamer une carrière d’universitaire. Avec la réforme, le destin unitaire dans cette Faculté change : la licence LMD est une première soupape installée dans le cursus pour permettre à l’étudiant d’intégrer plus tôt le marché du travail professionnel, muni d’une compétence pratique. En dernière instance, l’étudiant est obligé de sortir en licence et ne peut compter que sur ses résultats universitaires pour poursuivre éventuellement ses études en cycle supérieur.
En adoptant et adaptant le modèle d’homogénéisation de l’enseignement supérieur européen, l’Afrique de l’Ouest cherche à s’arrimer à ce wagon pour participer au projet d’espace universitaire unique. Ce faisant, les universités publiques – peu autonomes et financièrement pauvres, en dépit de quelques îlots particulièrement bien dotés –, et celles privées – a contrario dynamiques et profondément moulées dans les logiques du capitalisme de marché mais parfois à la limite de la survie – s’inscrivent dans un mouvement global qui structure et recompose les champs locaux et nationaux du savoir : la mondialisation.
Des savoirs partagés entre “intranéité” et extranéité
L’un des principes fondamentaux de la mise en œuvre du LMD est la semestrialisation des programmes et leur organisation en unités d’enseignements. Cette formule se substitue à une organisation annualisée. Pour les facultés fonctionnant déjà sur le système des UV capitalisables nécessaires pour passer en classes supérieures (cas des sciences humaines et sociales au Bénin), la question est alors de moindre importance. La modélisation en UV existant déjà, il s’agit de définir la pondération de chaque enseignement et le nombre de crédits associés. Par ailleurs, la semestrialisation nécessite de redimensionner les enseignements et leurs contenus pour tenir compte des tranches horaires allouées durant un ou plusieurs semestres. Certains enseignants estiment que la semestrialisation induira une augmentation des charges ; cette affirmation n’est pourtant pas vérifiée. La semestrialisation accroît plutôt la responsabilité des différents acteurs dans le déroulement de l’année universitaire. Au Sénégal, Babacar Niasse craint également que les vacataires de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (notamment ceux des facultés de lettres et sciences humaines ou encore, de la faculté des sciences et technologies), autrefois payés trimestriellement, ne voient leur paiement « uniformément semestrialisé »
En guise de conclusion
Depuis deux décennies, l’enseignement supérieur ouest-africain est aux prises avec la massification de l’enseignement. Il doit prendre en charge les contrecoups du désengagement d’États de plus en plus incapables d’assumer leur rôle. Du fait de son arrimage au système français, l’Afrique de l’Ouest francophone s’est retrouvée confrontée à la logique du processus de Bologne. Son inévitable alignement sur la réforme européenne du LMD est devenu dans les états francophones subsahariens un impératif, tant pour les institutions privées qui développement des stratégies diverses pour offrir des parchemins estampillés LMD, que pour les universités publiques, regroupées en réseau. Chaque pays, région, Université, école ou Faculté met en œuvre la réforme à son rythme (Moodie, 2008). Bien que l’adoption du LMD ait fait l’objet, entre autres, d’une décision académique (CAMES) et politique (UEMOA) à l’échelle sous-régionale, et qu’elle ait bénéficié du soutien de plusieurs organisations internationales, l’opérationnalisation reste totalement locale.
En interrogeant le cas du Bénin, membre du CAMES et du REESAO en ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest, cette contribution montre que l’intégration du LMD a poussé les universités du “Sud” dans un processus d’alignement sur le modèle européen d’un marché unique de l’enseignement supérieur. Cette adaptation permet une (re)construction locale des savoirs autour des besoins et enjeux nationaux, sous couvert de la professionnalisation des formations offertes.
En interrogeant le cas du Bénin, membre du CAMES et du REESAO en ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest, cette contribution montre que l’intégration du LMD a poussé les universités du “Sud” dans un processus d’alignement sur le modèle européen d’un marché unique de l’enseignement supérieur. Cette adaptation permet une (re)construction locale des savoirs autour des besoins et enjeux nationaux, sous couvert de la professionnalisation des formations offertes. L’exemple de la FSA témoigne de la capacité des responsables d’institutions universitaires à mettre en œuvre, localement et en “avant-garde”, une réforme internationale.
L’européanisation de l’enseignement supérieur confirme la “globalisation” du monde et atteste de la circulation des savoirs dans le cadre de la recomposition des champs nationaux du savoir. Pourtant, malgré un discours prônant les mérites du LMD, il est intéressant de se demander si les nouveaux cadres produits par cette réforme pourront efficacement prendre en charge les missions et responsabilités qui leur sont assignées, au regard des problèmes récurrents d’infrastructures, de ressources humaines, de formation continue des formateurs, ou encore les spécificités endogènes en ce qui concerne la conception de l’éducation dans chacun des pays ouest-africains.
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