Dans le cadre du débat sur les systèmes de santé en Afrique de l’Ouest, WATHI a rencontré le Dr. Moumouni Kinda, responsable de programmes à l’ONG ALIMA, pour discuter du rôle et des défis de la médecine humanitaire en Afrique. Il répond à nos questions dans cet entretien :
- Quel est le rôle d’une ONG humanitaire spécialisé dans le domaine de la santé ?
ALIMA est une ONG humanitaire médicale qui intervient essentiellement en Afrique, dans onze pays différents. Son action consiste principalement en des réponses d’urgence à des problématiques médicales comme les épidémies, la malnutrition ou encore la santé de la reproduction et la pédiatrie. Le contexte actuel implique une extension du champ d’action de notre organisation qui s’intéresse également aux déplacements de populations, notamment dans la région du lac Tchad et au Nigéria.
Le mode opératoire d’ALIMA en fait une organisation humanitaire à part, puisqu’elle intervient avec d’autres ONG implantées au niveau local. Ainsi, ALIMA travaille en collaboration avec des organisations comme BEFEN (Bien être de la femme et de l’enfant au Niger), Alerte Santé au Tchad, l’AMCP (Alliance Médicale contre le Paludisme) au Mali ou encore SOS Médecins et Keoogo au Burkina Faso. Cette méthode nous permet de mieux prendre en charge les urgences et de gagner en résilience sur les terrains sur lesquels nous intervenons.
- Comment ALIMA contribue concrètement à la recherche dans la médecine humanitaire d’urgence ?
Chez ALIMA, l’innovation et la recherche sont étroitement liées. Nous essayons de documenter tous les changements positifs que nous faisons de sorte qu’à l’avenir les bonnes pratiques ne soient pas faites de manière arbitraire. Nous avons eu l’idée de créer des passerelles avec des chercheurs chevronnés d’Afrique et des pays du nord pour faire avancer la recherche en médecine humanitaire d’urgence. Les sujets sur lesquels nous travaillons, comme par exemple la maladie à virus Ebola, sont assez complexes, et il est donc important de permettre aux chercheurs d’accéder directement au terrain pour faire avancer la connaissance sur ces questions.
Nous essayons de documenter tous les changements positifs que nous faisons de sorte qu’à l’avenir les bonnes pratiques ne soient pas faites de manière arbitraire.
Nous comptons beaucoup sur l’innovation et l’amélioration des techniques d’intervention d’urgence. Un exemple de cette innovation est l’approche « PB mères » que nous avons mise en place et qui consiste à mettre les familles au centre de la prise en charge de la malnutrition aiguë au moyen d’un outil qui est le ruban PB (ruban de mesure du périmètre bracchial). Cet outil permet aux mères de mesurer directement le périmètre du bras de leur enfant pour savoir s’il est en situation de malnutrition aiguë ou pas.
Auparavant, les seuls habilités à faire cela étaient les professionnels de santé, et les mères se trouvaient donc cantonnées à une position d’observatrices. Grâce à ce dispositif, on améliore la prévention de la malnutrition tout en respectant les relations familiales.
- Quels sont selon vous les secteurs dans lesquels les innovations les plus urgentes doivent être menées à l’heure actuelle ?
Le continent africain a besoin d’innovations qui vont sauver des millions de vies. C’est pour cela que chez ALIMA, nous sommes convaincus que la médecine humanitaire est un des secteurs dans lesquels les innovations sont extrêmement urgentes car, par définition, c’est là que le plus de vies humaines pourront être sauvées. Or, actuellement seuls 2% des essais cliniques sur la planète ont lieu en Afrique selon clinicaltrials.gov.
L’innovation humanitaire peut se décliner de plusieurs manières : d’un outil de diagnostic de la malnutrition simple dont le coût est réduit à 60 FCFA et que les familles peuvent utiliser chez elles (voir le projet PB mères) à un outil comme la CUBE, une chambre d’urgence bio-sécurisée pour les épidémies qu’ALIMA a développée. La CUBE transforme la prise en charge d’Ebola pour les patients et pour les soignants. Il s’agit d’une tente transparente de 3 mètres sur 2 mètres qui permet de soigner les patients Ebola sans utiliser les combinaisons jaunes et les centres de traitement Ebola (CTE) classiques jugés peu humains.
La médecine humanitaire est un des secteurs dans lequel les innovations sont extrêmement urgentes car, par définition, c’est là que le plus de vies humaines pourront être sauvées. Or, actuellement seuls 2% des essais cliniques sur la planète ont lieu en Afrique
Il faut aussi que des essais cliniques soient menés sur le continent pour les pathologies qui affectent les populations africaines. On parle de recherche pour trouver de nouveaux traitements contre le virus Ebola ou la fièvre de Lassa, mais aussi trouver des nouvelles manières de vacciner contre la rougeole ou un nouveau protocole de la prise en charge de malnutrition aiguë.
L’innovation peut consister en des choses très simples qui se situent à la périphérie du domaine médical, par exemple l’utilisation qu’ALIMA fait de la téléphonie mobile pour permettre une prise en charge des populations nomades de zones difficiles d’accès au Niger.
- Quels sont les enseignements principaux qu’a pu tirer ALIMA du traitement de la crise d’Ebola ?
ALIMA retient d’abord de cette crise que l’on peut toujours mieux faire et qu’il ne faut en aucun cas se reposer sur ses acquis. Il faut toujours se remettre en question en gardant à l’idée que nous soignons des épidémies qui peuvent atteindre des taux de mortalité avoisinant les 60 %. Cette remise en question passe impérativement par des partenariats. Si ALIMA ne s’était pas associée avec d’autres personnes et structures de façon intelligente, comme le ministère de la Santé en Guinée par exemple, on ne serait pas arrivé à développer ce que nous avons mis en place. Là encore tout l’enjeu réside dans l’anticipation, il faut donc vraiment travailler ensemble à l’identification des faiblesses des systèmes de santé afin de pouvoir les corriger à temps.
- Pensez-vous que les systèmes de santé ouest-africains sont désormais prêts à répondre à de futures crises sanitaires ?
Pour une crise on n’est jamais prêt, on s’améliore. Il est impossible de dire que l’on est totalement prêt. Ce que je peux dire par contre c’est que les moyens ne sont pas suffisants par rapport aux besoins qui sont identifiés en Afrique. On peut clairement dire que la situation n’est pas idéale.
- Notez-vous un progrès dans la capacité des systèmes de santé des Etats d’Afrique de l’Ouest à répondre aux situations d’urgence depuis ces dernières années ?
Cela dépend en grande partie du pays concerné. Quand je prends le Sahel, on a des pays qui étaient plutôt sur une bonne lancée mais qui ont subi des événements qui ont ralenti ou dégradé leurs progrès en matière d’intervention médicale. Le Burkina Faso correspond à ce cas de figure, puisque les choses allaient relativement dans le bon sens sur le plan médical, mais les troubles rencontrés par ce pays ces dernières années ont dégradé profondément la situation. Ce qui est sûr c’est qu’on peut avancer plus vite, mais cela demande du travail et une remise en question de tout le monde, que ce soit les ONG, la société civile, ou bien les systèmes de santé eux-mêmes.
- Pour un pays comme le Burkina Faso, quelles sont les limites principales du système de santé ?
Le Burkina est à l’image des autres pays de la région. Les limites concernent principalement la formation des agents de santé. Ils ne sont clairement pas en nombre suffisant ni équitablement répartis sur le territoire par rapport aux besoins identifiés. L’autre limite concerne les populations qui n’ont pas les moyens de supporter par elles-mêmes les coûts de la santé. Il faut donc trouver des moyens de partager la charge des coûts de soins.
Les limites concernent principalement la formation des agents de santé. Ils ne sont clairement pas en nombre suffisant et équitablement répartis sur le territoire par rapport aux besoins identifiés. L’autre limite concerne les populations qui n’ont pas les moyens de supporter par elles-mêmes les coûts de la santé.
- Vous avez parlé du fait qu’ALIMA coopère avec des ONG locales, comment s’opère le choix de ces ONG ? Visez-vous leur autonomisation ?
L’enjeu est avant tout de trouver des ONG avec lesquelles nous partageons la même vision. Cette vision consiste à mettre le patient au centre de toutes les préoccupations. C’est cela, le premier élément. Si on arrive à trouver une ONG locale qui est motivée, qui a vraiment envie de faire changer les choses au profit de populations qui en ont besoin, on peut éventuellement travailler avec elle. En ce qui concerne l’autonomisation, cela ne vient que dans un second temps. C’est après nous être focalisés sur les bénéficiaires que nous renforçons les capacités de ces ONG-là par de la formation et des échanges. Mais notre vocation première n’est pas vraiment de travailler spécifiquement pour que ces ONG soit vraiment indépendantes, ce n’est pas notre priorité.
- N’est-ce pas la responsabilité de l’Etat d’accompagner ces organisations-là ?
Aujourd’hui on a besoin de partenariats. Nos Etats ont besoin de supports, que ce soit de la part des ONG locales ou de la société civile. C’est pour cela que le partenariat Nord-Sud est à mes yeux vraiment important. Un Etat a beau avoir la volonté de travailler sur la recherche, s’il n’a pas les ressources humaines adaptées, il ne pourra pas avancer. Le fait de faire ces passerelles avec les équipes du Nord permet des échanges et permet aux gens de pouvoir se former. Pour moi, on ne devrait donc pas limiter les échanges et les lire à l’aune de rapports Nord-Sud, car je pense que tout échange qui peut contribuer à améliorer la situation est le bienvenu.
Nos Etats ont besoin de soutien, que ce soit de la part des ONG locales ou de la société civile. Un Etat a beau avoir la volonté de travailler sur la recherche, s’il n’a pas les ressources humaines adaptées, il ne pourra pas avancer.
Par ailleurs, ALIMA contribue dans les faits à l’augmentation des échanges Sud-Sud parce que nous travaillons avec des ONG de différents pays comme le Mali, le Tchad, ou encore le Burkina Faso. Grâce à notre plateforme, les ONG se parlent et collaborent. Il est par exemple arrivé que des équipes de la Guinée aillent en République Démocratique du Congo (RDC) pour partager leurs compétences dans la prise en charge d’Ebola, ou que des équipes du Niger aillent aider leurs homologues au Tchad.
- Selon vous, quelle serait la plus grosse lacune des systèmes de santé de la région pour faire face aux situations d’urgence ?
Le principal problème est en termes d’anticipation. Les pays du Sud gagneraient à faire avancer leurs systèmes de santé sur l’anticipation des crises. Nous savons pertinemment qu’une épidémie de méningite revient de manière cyclique au Burkina Faso ou au Niger. Si on se prépare à affronter ces épidémies que ce soit au niveau logistique, financier, humain, ou en termes de participation de la population, on n’aura aucun mal à y répondre.
Je pense aussi qu’il faut plus de concertation avec les ONG locales et internationales qui travaillent sur place parce que, pour moi, elles font partie intégrante des systèmes de santé des pays de la région. Anticiper les besoins, cela peut consister aussi très concrètement à pré-positionner par exemple des vaccins, à préparer les agents de santé, à informer les populations. Il va sans dire que si on a des premiers cas de méningite ou de choléra et que les équipes médicales sur place sont bien formées pour y répondre, on pourra sans problème contenir ces épidémies et ces crises !
Le principal problème est en termes d’anticipation. Les pays du Sud gagneraient à faire avancer leur système de santé sur l’anticipation des crises.
- Y-a-t’ il des Etats avec lesquels il est plus ou moins facile de travailler ?
De manière générale les Etats sont plutôt volontaires. Bien évidemment, il y a des situations plus sensibles, notamment les situations « sécuritaires ». Il est clair que dans ces cas-là, on peut avoir des situations où le partage de l’information ou l’accord pour intervenir rapidement peuvent demander un délai plus long. Mais pour le moment, nous avons toujours réussi à dialoguer avec les Etats, et à conjuguer nos efforts pour travailler ensemble. C’est une question de confiance entre les systèmes de santé, les gouvernants et les différents acteurs. Pour améliorer cette confiance, il faudrait créer des échanges permanents et un cadre de concertation entre les différents acteurs. Cela permettrait d’enlever de nombreuses barrières plus rapidement.
- En quoi pourraient consister concrètement ces échanges permanents ?
Je pense que le plus important avant tout est de se parler, ce qui passe bien évidemment par des réunions. Il faut que les acteurs locaux soient pleinement impliqués. Par ailleurs, une véritable confiance ainsi qu’une connaissance réciproque des acteurs est indispensable. Il faut une vraie concertation pour que des visions et des positions communes émergent. Sans concertation, on prend le risque de traiter chaque situation de façon chaotique. Nous devons donc travailler sur une vision de long terme portant sur des problématiques précises, comme la méningite au Sahel, ou le choléra au Congo et permettant de déboucher sur des plans de travail concrets.
Crédit photo : Etinosa Yvonne / ALIMA-NGO
Docteur Moumouni Kinda est un médecin généraliste de nationalité burkinabè diplômé de l’université de Ouagadougou. Il est responsable de programmes pour le Desk 1 d’ALIMA qui a en charge le Cameroun, le Niger, la République Démocratique du Congo et le Tchad. Il assure actuellement l’intérim de la direction des opérations pour cette ONG.