Auteur (s): Serigne Bamba Gaye
Organisation affiliée: Friedrich-Ebert-Stiftung, Paix et Sécurité
Type de publication: Etude
Date de publication: 2017
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De par sa position géographique, le Sahel a été et demeure encore une zone de transit et d’échanges entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Plusieurs communautés y cohabitent à l’intérieur d’Etats, qui ont du mal à contrôler leurs frontières. Il existe ainsi au Sahel de vastes zones, qui échappent au contrôle des Etats. C’est dans ces espaces que prospèrent des groupes djihadistes et où s’établissent des réseaux multiformes de trafics illicites connectés au crime transnational d’Europe, d’Asie et d’Amérique latine. Le continuum Sahel-Sahara est une plaque tournante dans la géopolitique du crime organisé.
Analyse du contexte
La faible présence de l’Etat et l’extrême pauvreté seront un terreau fertile pour le développement de la contrebande et des trafics longtemps tolérés ou ignorés par les autorités locales. Des activités illicites sont menées par les populations des zones frontalières à travers des réseaux communautaires établis de part et d’autre des frontières. Des produits venant d’Algérie, par exemple, comme la farine de blé, le sucre et le pétrole sont frauduleusement vendus dans les pays limitrophes comme le Mali ou le Niger. Les populations ont pu avoir accès à des produits de base, à des prix bas, que les Etats ne pouvaient pas leur offrir. Petit à petit, les économies des zones frontalières se détachent des circuits économiques nationaux pour s’intégrer à des circuits transnationaux dominés par des trafiquants et des contrebandiers.
L’enclavement des régions périphériques va également nourrir les frustrations des populations et va contribuer à la naissance de plusieurs « générations » de rébellions contre les gouvernements nationaux en particulier au Mali dans les années 1960, 1990 et 2000. Ces rébellions ont été fomentées par des leaders touarègues. Ce fut également le cas au Niger. Au Tchad pendant les 30 premières années de l’indépendance, on a assisté à la naissance de plusieurs rébellions déclenchées par des seigneurs de guerre issus des communautés Nord du pays (Toubous, Gorans, Arabes, etc.).
Le dénominateur commun de toutes ces rébellions, c’est leur dénonciation des inégalités de développement entre les régions du Sud et celles du Nord dans les pays concernés et l’incapacité des Etats à mettre en œuvre des politiques publiques inclusives, capables de répondre aux besoins de base des populations singulièrement celles vivant dans les régions périphériques.
La faible présence de l’Etat et l’extrême pauvreté seront un terreau fertile pour le développement de la contrebande et des trafics longtemps tolérés ou ignorés par les autorités locales
Ces rébellions avaient également des motivations économiques, car elles se battaient pour contrôler les circuits économiques et les routes stratégiques dans le Sahel, par où transitent des quantités importantes de produits issus de la contrebande. Il y a eu une convergence d’intérêts stratégiques entre les différentes rébellions du Sahel à cette époque et les réseaux de trafiquants.
A partir des années 2000, le Sahel va connaître deux basculements géopolitiques, qui vont profondément bouleverser ses équilibres politiques et sociaux et accentuer sa fragilité sur le plan sécuritaire. Il s’agit du changement d’itinéraires dans l’acheminement de la cocaïne de l’Amérique latine vers l’Europe et de l’implantation du terrorisme d’inspiration salafiste après son échec en Algérie dans plusieurs pays sahéliens. Ces deux phénomènes vont constituer les deux principales menaces auxquelles tous les pays de l’Afrique de l’Ouest et particulièrement du Sahel, font face actuellement.
Analyse des acteurs
La contrebande, depuis les années 60, a connu un développement fulgurant dans le Sahel. En effet, face à l’enclavement des régions périphériques, une économie parallèle prend naissance petit à petit à travers des réseaux de trafic de produits (ciment, médicaments, pétrole etc.). Ces activités frauduleuses vont permettre à des acteurs locaux de s’enrichir, mais elles vont donner naissance à des réseaux de commerce illicite avec plusieurs types d’intervenants : transporteurs, guides, commerçants, revendeurs, agents de l’administration ou des FDS.
Ces réseaux vont opérer avec la complicité des autorités locales qui souvent en font partie mais également des communautés qui vivent de part et d’autre des frontières. Si ces réseaux ont pu connaître une expansion au Niger, au Mali c’est grâce à la présence de communautés touarègues et arabes, qui vivent dans la bande sahélienne et dans le Sahara et qui maitrisent très bien les différentes voies de communication ainsi que les endroits pour stocker ou cacher les produits de la contrebande.
A partir des années 2000, le Sahel va connaître deux basculements géopolitiques
Plusieurs groupes touarègues ne veulent pas perdre leur contrôle qu’ils exercent sur les trafics à destination du Maroc, de l’Algérie, de la Mauritanie et du Niger. Il en est de même pour les arabes Kounta, qui contrôlent une bonne partie du commerce transsaharien depuis longtemps. Pour s’assurer de leur collaboration et de leur coopération, les entrepreneurs criminels sont prêts à nouer des alliances conjoncturelles afin de sécuriser les itinéraires de trafics et de contrebandes. Dans cette même veine, plusieurs responsables algériens d’AQMI comme Moctar Belmoktar ont contracté des mariages au sein des communautés arabes ou touarègues du Nord Mali. Il a marié une malienne d’ethnie bérabiche. Ces liens matrimoniaux participent à l’encrage local du crime organisé et du terrorisme dans le Sahel.
Les réseaux criminels internationaux ont besoin d’un ancrage local pour se développer et prospérer. Au Sahel, ils vont travailler avec les acteurs locaux pour contrôler des marchés très florissants comme la cigarette et la drogue. En effet, aucun trafic ne peut avoir lieu sans que les groupes tribaux, ancrés localement, n’y soient associés, les personnes participant à ce trafic sont également issues de ces communautés. Parmi les membres de ces réseaux qui alimentent le trafic de drogue et de la contrebande au Sahel, on distingue : les cartels latino-américains (cocaïne), les cartels d’Asie (héroïne), les mafias locales, les diasporas africaines installées en Occident, les mafias du Maghreb, les membres de communautés locales et des agents corrompus des administrations locales.
Il s’agit du changement d’itinéraires dans l’acheminement de la cocaïne de l’Amérique latine vers l’Europe et de l’implantation du terrorisme d’inspiration salafiste
Les réseaux criminels et djihadistes opèrent depuis les années 2000 sur des territoires à cheval sur le Sahara et le Sahel. Ces zones qui traversent plusieurs pays sont vastes et instables et le plus souvent marquées par des conflits violents, des tensions intercommunautaires ou des menaces asymétriques. Le contrôle de ces zones depuis les indépendances a toujours été un défi de taille pour les FDS qui manquent soit de moyens ou sont peu préparées pour affronter de telles menaces.
Le cas d’AQMI est emblématique de cette collusion. Ce groupe djihadiste s’installe dans le Nord du Mali en 2004 pour relancer son projet de djihad après l’échec des islamistes en Algérie. Pour survivre, AQMI va se lancer dans deux types d’activités : les enlèvements d’occidentaux et la protection et la sécurisation des convois de drogues et de contrebande moyennant une taxe.
L’autre maillon faible de la plupart des FDS des pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, c’est la corruption
Une autre source de revenus des groupes djihadistes provient de l’argent qu’ils tirent de la protection des convois qui traversent les zones qu’ils contrôlent. AQMI est également impliqué dans le trafic des armes au Sahel, phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur. On estime que plus de 80 000 kalachnikovs circulent dans cette zone. Elles proviennent de plusieurs sources d’approvisionnement comme la région du Mano Rivers, le Tchad, le Darfour, le Soudan. Mais une grande partie des ALPC circulant dans le Sahel proviennent des arsenaux de la Libye de Kadhafi.
Les groupes djihadistes et le développement de la criminalité organisée ont déstabilisé la plupart des pays sahéliens et ont surpris les FDS, qui soit n’étaient pas bien préparées pour les affronter soit manquaient de moyens pour organiser une riposte conséquente contre les criminels et les terroristes.
L’autre maillon faible de la plupart des FDS des pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, c’est la corruption. En effet, les réseaux criminels ont réussi à corrompre certains éléments de la police, de l’armée, de la douane, etc. Pire, la plupart des scandales liés à la drogue comme celui d’Air Cocaïne au Mali, ont impliqué des responsables des FDS. Le manque d’équipements notamment aériens et maritimes explique en partie pourquoi les pays côtiers de l’Afrique de l’Ouest sont devenus des zones de transit de la cocaïne venue d’Amérique du Sud.
Les réponses et stratégies des acteurs nationaux et régionaux face à la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel
Pour lutter contre la criminalité organisée et les réseaux djihadistes et diminuer la vulnérabilité structurelle du Sahel, les Etats de la sous-région ont élaboré plusieurs réponses comme l’adoption de lois, de normes et la mise en œuvre de politiques publiques pour accompagner la résilience des populations et des communautés. D’abord au plan législatif, la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest ont adopté des lois pour lutter contre le crime organisé et le terrorisme. Parmi ceux-ci, on peut citer le Sénégal, le Mali, le Burkina Faso, le Niger, etc. Ces lois sont destinées à corriger les lacunes contenues dans les textes qui répriment le crime organisé et à punir sévèrement les actes terroristes.
Une autre source de revenus des groupes djihadistes provient de l’argent qu’ils tirent de la protection des convois qui traversent les zones qu’ils contrôlent
La coopération entre pays de la sous-région a donné des résultats très fructueux avec la saisie de quantités énormes de drogues dans la plupart des aéroports de la région et de certaines zones frontalières. L’appui d’Interpol aux polices nationales a permis également d’aboutir à ces résultats encourageants. Ainsi, on a saisi entre 2005 et 2012 près de 20 tonnes de drogues (cocaïne et héroïne) principalement en mer en Afrique de l’Ouest. La coopération sous régionale a permis un plus grand contrôle des flux illégaux et une plus grande application des lois, mais la corruption dans les hautes sphères des administrations nationales demeure encore forte.
Au plan continental, l’Union africaine (UA) s’est dotée d’instruments juridiques pour lutter contre le terrorisme et le crime organisé. On note de plus en plus une volonté politique au niveau sous-régional et continental pour lutter contre ces deux menaces. Mais la pléthore d’instruments nationaux et continentaux ainsi que l’absence de stratégies claires constituent des handicaps majeurs pour impulser une dynamique africaine pour faire face efficacement à la menace terroriste et au crime organisé.
Mais le changement géopolitique le plus important, depuis l’éviction des groupes djihadistes dans le Nord du Mali, a été incontestablement l’extension du radicalisme violent dans les pays limitrophes avec la création d’Ansarul Islam dirigée par Malam Diko dans la province du Soum au Burkina Faso. Les régions burkinabé frontalières du Mali deviennent des zones d’opération de mouvements djihadistes. Ces actions se soldent par des attaques contre les forces de défense et de sécurité mais également des kidnappings comme ce fut le cas pour le couple Australien enlevé à Djibo en janvier 2016 par Ansar Dine.
Se bat pour sa survie, il en est de même pour les autres mouvements djihadistes qui opèrent dans le Sahel depuis la libération du Nord Mali par les forces internationales
La création du G5 Sahel qui regroupe le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso entre dans ce cadre. Mais l’absence de l’Algérie soulève beaucoup d’interrogations sur la volonté de ce pays à combattre le terrorisme au-delà de ses frontières ainsi que sur la pertinence de son leadership au Sahel. Ce pays, qui a obtenu des résultats tangibles en matière de lutte contre le terrorisme dans les années 90, peut-il garantir sa sécurité dans un contexte régional marqué par la dégradation sécuritaire au Sahel ?
Face à la montée en puissance de la FMM, Boko Haram a adapté sa stratégie pour survivre. Ce ne sont plus des centaines de combattants qui attaquent les FDS mais plutôt de petits groupes très mobiles qui sont envoyés au front. Le groupe terroriste semble opter pour une décentralisation de ses opérations à travers le bassin du Lac Tchad afin de disperser la FMM mais également de mener des opérations spectaculaires, car il a encore la capacité d’exécuter des actions notamment des attentats-suicides grâce à la dissémination autour du bassin du Lac Tchad de réseaux actifs et de militants très motivés pour commettre des forfaits. Ce mouvement se bat pour sa survie, il en est de même pour les autres mouvements djihadistes qui opèrent dans le Sahel depuis la libération du Nord Mali par les forces internationales.
La militarisation du Nord Mali et le recul des groupes djihadistes dans cette zone ont eu également comme conséquence une réorientation des itinéraires de la drogue et des trafics illicites dans le Sahel. D’autres voies s’ouvrent ou se renforcent. Parmi celles-ci, on peut mentionner celles qui passent par la Libye. Ce pays, instable depuis la chute de Kadhafi en 2011, est devenu une plaque tournante de plusieurs trafics. Pour éradiquer les menaces régionales auxquelles fait face le Sahel, il est impératif de mettre fin au chaos dans ce pays et de le stabiliser durablement sinon tous les pays frontaliers en particulier le Niger et le Tchad seront en permanence les victimes de ce chaos et la stabilisation du Sahel va ressembler à un combat à la Sisyphe, un éternel recommencement !
Les défis à relever et les opportunités à saisir pour lutter durablement contre le crime organisé et le terrorisme au Sahel
La stabilisation du Sahel est le principal défi que les pays de cette région devront relever pour lutter de manière concomitante contre le crime organisé et le terrorisme. Un consensus est en train de se dégager, à la lumière des leçons apprises dans le monde, que pour gagner la lutte contre le terrorisme, il faut s’attaquer à ses racines, à savoir lutter contre les inégalités sociales et de développement à l’intérieur des pays. La militarisation n’est pas la panacée.
Pour venir à bout des groupes terroristes, il faut certes avoir une bonne stratégie militaire, mais la stratégie la plus pérenne, qui consiste à aller aux sources de la question, c’est de lutter contre la radicalisation des jeunes à travers d’une part, un combat contre les interprétations erronées du Coran qui font l’apologie de la violence et de la haine et d’autre part, la formation d’imams et de prédicateurs qui professent un Islam de tolérance et d’ouverture. Ces mesures doivent venir en complément de l’élaboration et de la mise en œuvre de politiques publiques inclusives qui luttent contre les disparités régionales et des inégalités sociales.
Il faut également travailler à trouver des cadres de concertation consensuelle à l’image de la Haute autorité à la consolidation de la paix (HACP) au Niger. Ce cadre qui intègre en son sein la plupart des leaders locaux du Nord du pays permet de détecter les tensions et d’alerter les autorités sur les risques de conflits.
Il est illusoire d’éradiquer totalement le crime organisé en Afrique de l’Ouest et au Sahel mais, on peut le contenir, le combattre efficacement si une volonté politique forte existe à l’intérieur de chaque Etat, sinon, les réseaux vont continuer à évoluer dans le vaste espace ouest africain et sahélien et l’économie criminelle va saper les fondements des Etats et des sociétés. Certains Etats vont devenir à la longue des narco-Etats et cela va accentuer la fragilité de plusieurs pays et la déstabilisation de la région. Les connexions entre crime organisé et terrorisme vont continuer à se renforcer et ce malgré la militarisation du Sahel.
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