Auteur (s): Denis TULL
Organisation affiliée: Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM)
Type de publication: Note de recherche
Date de publication: 27 septembre 2017
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La politique africaine allemande
Pendant la décennie qui a précédé la « découverte de l’Afrique par l’Allemagne », en occurrence la période de 2004 à 2014, le continent a connu une attention mitigée. D’un côté, l’Afrique restait une région assez secondaire comme l’illustre le fait que la Chancelière Merkel n’ait entamé que deux voyages officiels pendant cette période. Pourtant, l’intérêt allemand pour l’Afrique s’est légèrement mais progressivement accru, notamment par la participation renforcée aux missions et opérations de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE. De ce point de vue, le « tournant africain » en cours est l’aboutissement d’un changement graduel porté depuis environ dix ans par des questions sécuritaires. Toujours est-il que la « crise des réfugiés » et ses répercussions sur le plan de la politique intérieure ont incité la chancelière Angela Merkel, jusque-là peu intéressée par le continent, à reconsidérer son approche mesurée.
C’est à partir de 2014 que la posture de l’Allemagne envers l’Afrique et le regard qu’elle porte sur le continent ont changé d’une façon sensible
En termes d’investissement politique, et malgré un désintérêt manifeste, l’Allemagne entretient depuis de nombreuses années un des réseaux diplomatiques les plus étendus, avec 38 ambassades sur le continent. Sur le plan sécuritaire, l’Afrique n’a jamais été perçue comme un lieu stratégique, malgré des coopérations ponctuelles bilatérales. Au fond, cette situation n’a pas changé avec la montée en puissance des activités de l’UE à partir de 2003 (Opération Artémis en République démocratique du Congo, RDC) et le fait que l’Afrique soit devenue de très loin la région la plus ciblée par les missions et opérations de l’UE – au nombre de 17 jusqu’à aujourd’hui.
Le tournant africain de l’Allemagne
C’est à partir de 2014 que la posture de l’Allemagne envers l’Afrique et le regard qu’elle porte sur le continent ont changé d’une façon sensible. Plusieurs facteurs y ont contribué. Prise de responsabilités internationales Le premier vecteur de ce changement est une modification générale de la politique étrangère allemande. En 2014, la grande coalition entre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates a fait émerger un nouveau discours qui a affiché la volonté de l’Allemagne d’assumer davantage de responsabilités sur la scène internationale, notamment dans la gestion des crises, perçues comme de plus en plus nombreuses (Syrie, Ukraine, Libye, zone Euro). Un indice de la mise en œuvre de ce volontarisme a été la réorganisation au sein du ministère des Affaires étrangères qui a abouti, en 2015, à la création d’une vaste division « prévention de crises, stabilisation et gestion post-conflit » dotée de moyens importants (personnel, budget).
Un deuxième indice de cette volonté de prendre davantage de responsabilités est la participation allemande à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) à partir de 2013, première participation allemande d’envergure en termes d’effectifs à une opération de paix des Nations unies. Cet engagement a en réalité précédé l’appel de la France à la solidarité de ses partenaires fin 2015. En tout état de cause, ce sont les manifestations concrètes de l’existence d’une crise régionale, voire globale, au Sahel (conflits armés, criminalité organisée, terrorisme, « effondrement étatique », etc.) qui ont contribué, selon des diplomates allemands, à une prise de conscience à Berlin de cet enjeu majeur dans le voisinage immédiat de l’Europe. Néanmoins, l’attention du gouvernement allemand s’est portée, au fur et à mesure, sur une thématique sahélienne – la migration – dont les liens avec les défis de sécurité sont loin d’être évidents, comme nous l’expliquerons plus loin et qui est perçue comme nettement plus importante que la question du terrorisme.
La crise des réfugiés
Le deuxième vecteur d’un changement politique a été « la crise des réfugiés ». Si la politique d’accueil de quelque 890 000 réfugiés (surtout syriens et irakiens) au cours de l’année 2015 a été largement soutenue par la majorité des partis politiques et par la population allemande, il a aussi créé des tensions politiques importantes. Par conséquent, la migration est devenue un enjeu de la politique intérieure. Dans ce contexte, la chancelière a attiré l’attention sur l’Afrique, les déplacements de populations et migrations ainsi que la croissance démographique, déclarant que la migration africaine serait un « problème capital » qui exigerait de l’Allemagne qu’elle s’intéresse nettement plus au continent. Si ce virage vers l’Afrique était inattendu, voire surprenant, Angela Merkel l’a soutenu depuis, laissant peu doute sur le fait que la question des migrations africaines vers l’Europe ainsi que celle de la croissance démographique sont devenues une préoccupation affichée. Déclarant que le développement de l’Afrique serait « le plus grand défi de notre époque », elle a créé un discours qui établit un lien entre pauvreté et migrations et qui exigerait donc des politiques de développement plus efficaces, davantage d’investissements privés, la création d’emplois, etc.
Perceptions allemandes de la politique africaine de la France
Le tournant africain de l’Allemagne a eu comme résultat notable que les gouvernements français et allemand s’accordent pour la première fois sur l’idée que l’Afrique – et notamment le Sahel – constitue un enjeu stratégique. Même si les priorités des uns (le terrorisme pour la France) et des autres (les migrations pour l’Allemagne) ne sont pas identiques, elles apparaissent néanmoins largement compatibles, voire congruentes surtout en ce qui concerne la sécurisation de l’Afrique et de ses frontières, conçue comme un lieu de menaces et de risques.
Une « Françafrique » qui a la vie dure
Si une coopération franco-allemande renforcée est aujourd’hui à l’ordre du jour, elle n’est pas aussi évidente qu’elle n’y paraît. Traditionnellement, dans les milieux politiques et ministériels berlinois, la réputation de la politique française en Afrique est, d’une façon générale, assez mauvaise. Il y prévaut la perception d’une politique africaine française qui poursuit sans relâche des intérêts économiques et politiques particuliers, recourt à des pratiques douteuses (« mallettes »), soutient des dictateurs et ne se soucie guère des valeurs démocratiques, droits de l’homme, etc. Selon cette perception, la politique africaine de la France serait caractérisée par le paternalisme, le court-termisme et une attitude de « grande puissance dépassée ». Bref, on y reconnaît le cliché d’une « Françafrique » qui a la vie dure.
En outre, il prévaut à Berlin la perception selon laquelle la France reste enfermée dans une logique excessivement militaire qui manquerait d’explorer suffisamment des voies et solutions politiques dans la gestion des crises, et qui négligerait en amont les conséquences de ses interventions militaires, par exemple en Libye en 2011.
Dans le même ordre d’idées, les efforts français récurrents pour mobiliser l’Union européenne en Afrique ont été souvent soupçonnés de vouloir instrumentaliser les opérations de la PSDC et donc de mobiliser les alliés afin de poursuivre des intérêts particuliers. Selon une opinion répandue, le cas d’école est celui de la mission EUFOR Tchad/RCA (2008-2009) qui a fortement endommagé la crédibilité de la politique française, comme d’ailleurs le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012) en général, en raison, entre autres, de l’intervention en Libye.
La politique africaine de la France serait caractérisée par le paternalisme, le court-termisme et une attitude de « grande puissance dépassée »
De façon plus positive, les milieux berlinois reconnaissent de façon unanime le vaste réservoir d’expertise et d’expériences ainsi que les réseaux dont la France dispose en Afrique. En ceci, celle-ci « joue dans une autre division » que l’Allemagne. La compétence de l’appareil diplomatique et militaire français est reconnue. Pour ce qui est du premier, un diplomate allemand a apprécié « le tour de force » de la diplomatie française par rapport à la gestion de la crise malienne en 2013 et sa capacité à mobiliser des soutiens internationaux (ONU, UE).
En résumé, les mauvaises perceptions de la « Françafrique » sont nettement en recul en Allemagne, surtout au sein de la bureaucratie gouvernementale, ce qui facilite sans doute une coopération franco-allemande renforcée au Sahel. Toutefois, il reste quelques appréhensions sur la manière d’approcher cette coopération sur laquelle pourtant, peu de divergences de fonds sont perceptibles.
Perspectives pour la coopération franco-allemande au Sahel
Un choix plus probable : renforcer les capacités des partenaires locaux
Plus qu’un engagement militaire accru de la part de l’Allemagne, l’issue la plus probable consistera en une montée en puissance de la politique de renforcement des capacités des forces de l’ordre au Mali et ailleurs dans la région, par le biais de formations et la fourniture d’équipements. Depuis 2013, le gouvernement a développé un programme à cet effet (Ertüchtigungsinitiative) dont l’idée principale a été par la suite ancrée au niveau de l’UE ( Enable and Enhance , puis Train and Equip). En 2017, le gouvernement a pour la deuxième année consécutive prévu un fonds budgétaire (130 millions d’euros), conjointement géré par le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères, afin de financer des projets à cet effet. Pour le moment, certains pays africains font partie des principaux bénéficiaires, notamment le Mali, le Nigeria et la Tunisie. Un projet au profit du Niger est en cours de préparation pour la fourniture de camions, conjointement avec la France, dans le cadre du soutien pour le G5 Sahel.
Les gouvernements malien et nigérien ont tendance à accueillir toute aide, sans forcément tenir compte des besoins propres et des exigences de durabilité
Le fait que l’Allemagne et la France aient pris les devants sur ces questions, en dehors du cadre de l’Union européenne, est sans doute un signal fort, en attendant que soient surmontés les divers obstacles légaux et bureaucratiques qui freinaient jusqu’alors la mise en œuvre d’un tel outil au niveau de l’UE. Au regard de l’incapacité légale et financière des projets de formations (EUCAP Sahel Mali et Niger et EUTM Mali) à satisfaire les besoins exprimés par le Niger et le Mali, et en réponse à la volonté généralisée de voir la montée en puissance de la Force Conjointe du G5 Sahel, il est probable que la coopération franco-allemande dans la matière se voit renforcée. En parallèle, les deux pays poursuivront leurs efforts destinés à convaincre d’autres pays membres de l’UE de se joindre à cet axe de coopération. Une étroite coordination s’impose dans ce domaine pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que les gouvernements malien et nigérien ont tendance à accueillir toute aide, sans forcément tenir compte des besoins propres et des exigences de durabilité. Deuxièmement, les équipements de ces armées, notamment des forces maliennes, ont déjà des origines très diverses, ce qui ne renforce pas leur efficacité. Troisièmement, une coordination étroite devrait aussi contribuer à la pérennité des mesures de renforcement, sans pouvoir toutefois la garantir, ce qui est un problème continu dans ce type de coopération.
Conclusion
La coopération franco-allemande fonctionne globalement bien, mais elle reste peu équilibrée. Ceci est surtout évident dans le domaine militaire. Il serait peut-être plus productif de construire une coopération ayant pour objectif d’aller au-delà d’une complémentarité ou encore une simple répartition des rôles qui repose principalement sur les compétences comparatives français et allemands et qui a tendance à associer la France avec l’action militaire dure (contre-terrorisme) et l’Allemagne avec « le développement », le renforcement des capacités, etc.
Tant que l’Opération Barkhane existe, l’image de la prépondérance militaire et politique française persistera au Mali et ailleurs
Une plus grande efficacité internationale pourrait exiger aussi un plus grand partage des responsabilités entre la France et ses partenaires, qu’ils soient allemands, européens ou internationaux. L’objectif serait de dépasser une configuration qui fait de la France – à tort ou à raison – le leader des efforts franco-allemands, européens, internationaux au Sahel et qui définit la ligne de conduite internationale. Ceci aidera à pleinement impliquer les Allemands et les autres partenaires qui ne se sentent pas toujours pris au sérieux par leurs homologues français. De façon convergente, il est aussi dans l’intérêt de la France d’atténuer cette impression de domination française car elle prévaut parmi de nombreux acteurs maliens et peut-être nigériens.
D’ailleurs, la présence de l’Allemagne et d’autres partenaires connaît des limites pour ce qui est de rectifier la perception au Mali que la France « n’est plus seule » et agit en concert avec la communauté internationale. Ce message politique, tant recherché, est affaibli en ce que l’opération Barkhane est perçue comme le plus puissant instrument qu’un seul acteur extérieur, en l’occurrence la France, ait mis en place au Mali et au Sahel. Par conséquent, tant que l’Opération Barkhane existe, l’image de la prépondérance militaire et politique française persistera au Mali et ailleurs.
Finalement, le tournant africain de l’Allemagne est peut-être aussi une opportunité pour dépasser la seule question sahélienne. La France bénéficierait de ce que l’intérêt allemand pour l’Afrique se consolide au-delà de la situation actuelle (migrations, Sahel, présidence du G20), une perspective qui ne peut pas être automatiquement présupposée, surtout en vue des multiples crises concurrentielles internationales que Berlin pourrait avoir tendance à considérer comme plus importantes. D’où l’intérêt de la France à chercher activement des pistes permettant d’ancrer le continent comme une thématique stratégique dans les relations franco-allemandes et au sein de l’UE, dépassant un intérêt largement focalisé sur des enjeux sécuritaires et en développant des formes de coopérations inter-régionales plus ambitieuses sur des sujets (commerce, environnement, changement climatique) qui ne sont pas moins stratégiques pour l’avenir de l’Afrique et de l’Europe. Le prochain sommet UE-Afrique à Abidjan en novembre 2017 sera une bonne occasion.
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