Auteur (s): Daniel Eizenga
Organisation affiliée: Centre FrancoPaix | Chaire Raoul-Dandurand | Université du Québec à Montréal (UQAM)
Type de publication: Bulletin FrancoPaix
Date de publication: Mars 2019
Crise interminable ou nouvelle politique ?
Il y a un peu plus de sept ans, le 21 mars 2012, le capitaine Amadou Sanogo dirigea le coup d’État qui chassa Amadou Toumani Touré du pouvoir au Mali. Bien qu’il ne s’agisse que d’un événement parmi tant d’autres, les crises politiques et sécuritaires qui s’en suivirent ont finalement déclenché une intervention militaire française, une mission de maintien de la paix des Nations Unies et la création de la force conjointe régionale du G5 Sahel. Bien que chacune de ces interventions se poursuivent aujourd’hui sous une forme ou une autre, des événements récents indiquent une aggravation persistante de l’insécurité. L’intensification des activités des acteurs violents a, à juste titre, alarmé les responsables des gouvernements régionaux qui estiment que la situation pourrait s’aggraver, voire commencer à déstabiliser les pays côtiers du golfe de Guinée.
Ces craintes ne sont pas injustifiées. Depuis l’insurrection initiale dans le nord du Mali, plusieurs nouvelles petites insurrections rurales ont éclaté et divers groupes armés se sont livrés à des actes de violence meurtriers dans le centre du Mali qui ont considérablement dégradé les conditions de sécurité au Burkina Faso et au Niger. Conjuguée aux activités insurrectionnelles de Boko Haram et à leur impact humanitaire sur le bassin du lac Tchad, cette violence et cette insécurité, qui se déroulent dans une zone géographique à peu près de la taille de l’Europe occidentale, devraient alarmer les observateurs. Surtout si l’on considère que ces insurrections ont éclaté en dépit des efforts considérables déployés par les acteurs régionaux et internationaux pour rétablir la stabilité et la paix, et peut-être même en réponse à ces interventions.
La crise actuelle au Burkina Faso
Plusieurs événements récents ont ravivé l’attention sur la détérioration de la situation sécuritaire au Burkina Faso. Les attaques de plus en plus fréquentes de «djihadistes» ou de «terroristes», le déclenchement et la propagation d’affrontements ethniques dans tout le pays, ainsi que le banditisme et le vigilantisme croissants sont parmi les événements violents que le pays a connus récemment. En revanche, en 2012, le Burkina Faso a accueilli des milliers de réfugiés du nord du Mali, et même après l’insurrection populaire qui a chassé Blaise Compaoré du pouvoir en 2014, le pays est resté relativement stable et pacifique. En effet, les élections qui ont eu lieu fin 2015 sont considérées comme les plus compétitives, libres et équitables de l’histoire du pays.
Les attaques de plus en plus fréquentes de «djihadistes» ou de «terroristes», le déclenchement et la propagation d’affrontements ethniques dans tout le pays, ainsi que le banditisme et le vigilantisme croissants sont parmi les événements violents que le pays a connus récemment
Cependant, la sécurité dans le pays est en baisse constante depuis 2015, à la suite de la progression de « l’extrémisme violent » dans le nord du pays. En 2017, la plupart des observateurs internationaux et des responsables de la sécurité burkinabè ont attribué la responsabilité de cette insécurité à un petit groupe armé, connu sous le nom d’Ansarul Islam. À l’époque, Ansarul Islam était dirigé par Malam Ibrahim Dicko, qui avait été influencé par des groupes armés dans le centre et le nord du Mali.
L’histoire de ce groupe et de son émergence dans la région tisse un récit de la politique locale, des doléances sociales et d’une idéologie islamiste radicale ou djihadiste, que les autorités burkinabè et leurs partenaires sécuritaires occidentaux qualifient de terrorisme. Il a également été commodément vu et décrit par les analystes, les citoyens burkinabè et les fonctionnaires comme un «problème du Nord» et a été considéré comme un sous-produit des événements au Mali, qui nécessitait une préoccupation limitée pour le reste du Burkina Faso.
Cependant, aujourd’hui, en 2019, le gouvernement a considérablement changé d’avis alors qu’il fait face à des insurrections de plus en plus intenses dans les régions du nord, de l’est et du sud-ouest du pays. Dès les premiers mois de 2019, selon certaines estimations, plus de 70 000 personnes auraient fui la violence dans les régions du nord et de l’est du Burkina Faso. Avant même le début de 2019, le président burkinabè Roch Kaboré a annoncé que les provinces de sept des treize régions administratives du pays seraient en état d’urgence en raison de la prévalence croissante d’attaques violentes à petite échelle visant les forces de sécurité, les responsables gouvernementaux, les écoles et les civils.
La grande majorité des provinces touchées par l’état d’urgence se situent le long des frontières du pays avec le Mali et le Niger, mais déjà en 2019, des violences importantes se sont produites dans le centre-nord du Burkina Faso. Sous la pression et la désapprobation croissantes de l’opinion publique face à la gestion de l’insécurité par le gouvernement, M. Kaboré a limogé son premier ministre et son équipe de sécurité nationale, nommant un nouveau ministre de la Défense et de nouveaux dirigeants à la tête de l’armée nationale.
Le président burkinabè Roch Kaboré a annoncé que les provinces de sept des treize régions administratives du pays seraient en état d’urgence en raison de la prévalence croissante d’attaques violentes à petite échelle
Jusqu’à présent, l’état d’urgence n’a guère contribué à prévenir de violentes attaques dans les régions du nord ou de l’est du Burkina Faso. Des attaques continuent de se produire sous une forme ou une autre presque quotidiennement dans ces régions, attirant l’attention du Conseil de sécurité de l’ONU. Les forces de sécurité de l’État et les groupes « terroristes » auraient procédé à des exécutions extrajudiciaires de civils et les engins explosifs improvisés auraient fait un nombre croissant de victimes, en particulier dans l’est du pays.
Le Burkina peut-il rester debout ?
La situation sécuritaire au Burkina Faso s’est progressivement détériorée ces dernières années en raison de nombreux facteurs. Parmi les plus importants figurent le manque de politiques, de ressources et de personnel de sécurité efficace, une variété de griefs sociaux et de questions politiques locales dans les régions périphériques les plus touchées par l’insécurité, et la persistance de groupes criminels et insurgés qui cherchent à exploiter cette dynamique.
D’une manière générale, les types d’événements violents quasi quotidiens qui caractérisent les régions frontalières du Niger et du Mali – de la zone des trois frontières (Liptako-Gourma) aux régions orientales – semblent peu susceptibles de se répandre dans tout le pays. Cependant, les violences communales récentes et sans précédent à Yirgou et d’autres affrontements dans le sud-ouest du Burkina Faso sont extrêmement préoccupants. Les événements de Yirgou montrent à quel point les relations intercommunautaires sont devenues tendues, notamment en ce qui concerne la communauté peule.
À la suite d’une attaque perpétrée par un groupe armé au début du mois de janvier de cette année, au moins sept personnes, dont le chef local Mossi, ont été tuées. Des miliciens locaux, connus sous le nom de Koglweogo, ont mené des attaques de représailles contre les campements peuls voisins. Officiellement, ces événements ont fait 49 morts, mais selon d’autres estimations locales, le nombre de morts s’élèverait à plus de 70, ou même 200. L’ampleur de ces représailles intercommunautaires est sans précédent dans la société burkinabè et peut suggérer que l’impuissance des forces de sécurité à prévenir efficacement la violence au sein des communautés vulnérables est une préoccupation pour le pays tout entier.
Certains médias et personnalités publiques ont blâmé indûment certaines communautés, principalement les Peuls, pour les attaques terroristes et la violence qui ont été perpétrées dans les zones proches des frontières avec le Mali et le Niger. Ce blâme a conduit à stigmatiser les membres de ces groupes minoritaires
Les gouvernements burkinabè et régionaux doivent s’attaquer de manière productive et proactive à la stigmatisation et à la marginalisation de ces groupes spécifiques. Certains médias et personnalités publiques ont blâmé indûment certaines communautés, principalement les Peuls, pour les attaques terroristes et la violence qui ont été perpétrées dans les zones proches des frontières avec le Mali et le Niger. Ce blâme a conduit à stigmatiser les membres de ces groupes minoritaires, laissant parfois même entendre qu’ils font partie de réseaux terroristes plus vastes ou qu’ils sont d’une manière ou d’une autre directement liés au terrorisme au Burkina Faso.
Ce type de stigmatisation peut rapidement exacerber les tensions latentes entre les groupes, ce qui entraîne le genre de violence communautaire que l’on a vu à Yirgou en janvier dernier. Si ces formes de violence se multiplient au Burkina Faso ou chez ses voisins, la capacité des acteurs criminels et extrémistes violents d’exploiter la situation à leur profit ne fera que croître et perpétuera le cycle d’insurrection qui se déroule dans cette région fragile.
Enfin, si l’état d’urgence déclaré au Burkina Faso n’a pas complètement dissuadé les acteurs violents, il a certainement encouragé le gouvernement à utiliser ses forces de sécurité de manière plus agressive dans ces régions. Début février, le gouvernement a prétendu avoir « neutralisé » 146 terroristes, dans les départements de Kain, Banh et Bomboro, situés au nord du Burkina Faso près de la frontière du centre du Mali.
La gouvernance, notamment en ce qui concerne le professionnalisme des forces de sécurité et leur responsabilité dans le respect des droits humains, doit jouer un plus grand rôle dans la résolution des différents conflits au Sahel
En présentant cela comme une victoire bienvenue et une contre-attaque réussie après des mois de revers, le nouveau leadership de la défense a profité de l’occasion pour affirmer son soutien total aux forces de l’ordre et sa tolérance zéro envers ceux liés aux activités terroristes. Ces déclarations soulignent l’approche de plus en plus politisée et problématique du gouvernement face à l’insécurité croissante.
Plusieurs organisations, dont le Mouvement Burkinabè des Droits de l’Homme et du Peuple (MBDHP), ont depuis affirmé que pendant cette opération, au moins 60 civils avaient été exécutés sommairement par les forces de sécurité et qu’il y avait eu de multiples incidents de violence. De telles revendications ne sont pas nouvelles et alimenteront sans aucun doute les griefs en cours contre le gouvernement et ses agents.
C’est peut-être l’aspect le plus préoccupant pour l’avenir du Burkina Faso, et plus largement dans la région. La gouvernance, notamment en ce qui concerne le professionnalisme des forces de sécurité et leur responsabilité dans le respect des droits humains, doit jouer un plus grand rôle dans la résolution des différents conflits au Sahel.
Si les forces de sécurité commencent à cibler les civils ou sont incapables de contenir les représailles des groupes d’autodéfense entre les différentes communautés, la situation actuelle au Burkina Faso, dans l’ensemble de la région du Sahel, et potentiellement dans le golfe de Guinée risque de se détériorer davantage et rapidement.
La démocratisation au Sahel et les institutions politiques qui s’y trouvent semblent être les dernières victimes du clientélisme néopatrimonial qui a continuellement érodé la légitimité des institutions gouvernementales dans l’État africain post-colonial
La récente décision du gouvernement burkinabè de décréter l’état d’urgence dans de nombreuses régions frontalières, initialement destiné à renforcer et rétablir leur sécurité, pourrait avoir l’effet contraire si le gouvernement n’est pas en mesure d’assurer le professionnalisme de ses forces de sécurité en leur fournissant les ressources et la formation nécessaires pour remplir efficacement leurs fonctions. La présence accrue des forces de sécurité peut tout aussi bien éroder la confiance entre les communautés locales vis-à-vis des acteurs étatiques qu’améliorer la sécurité.
L’état post-colonial et la stabilité de la guerre perpétuelle
Plus généralement, l’échec de l’État africain postcolonial est à l’origine des problèmes de gouvernance rencontrés dans tout le Sahel. Cet échec s’accompagne des promesses vides de réforme politique que les élites ont défendues pendant les décennies de démocratisation et qui sonnent aujourd’hui creux aux oreilles des citoyens sahéliens.
Au lieu de mettre en place des institutions politiques populaires et fortes capables d’agréger efficacement la volonté du peuple et de désagréger équitablement cette volonté à travers la société, la démocratisation au Sahel et les institutions politiques qui s’y trouvent semblent être les dernières victimes du clientélisme néopatrimonial qui a continuellement érodé la légitimité des institutions gouvernementales dans l’État africain post-colonial.
Les élites politiques se sont montrées à maintes reprises capables et désireuses de s’enrichir aux dépens de la population qu’elles servent. Malgré les transitions démocratiques célébrées au Sahel dans les années 1990, la même élite politique domine les pays sahéliens dans un contexte de résilience de la politique autoritaire. Cela a conduit à des systèmes politiques incapables de répondre efficacement aux doléances sociopolitiques des citoyens sahéliens et a permis la perpétuation de la violence dans la région et une désillusion croissante qui caractérise une grande partie de la politique sahélienne actuelle.
Il faut également se pencher sérieusement sur les partenaires internationaux qui sont censés « faire progresser la stabilité » et la « légitimité politique » au Sahel. Est-il surprenant que la France, compte tenu de son héritage colonial et de ses intérêts géopolitiques à contenir les flux migratoires, ait tant investi pour maintenir la stabilité dans la région ?
Est-il surprenant que de nouvelles rébellions, menées par des citoyens mécontents, insatisfaits et désabusés, qui prennent les armes et espèrent un meilleur système politique pour faire avancer leur vie, soient délégitimées et reléguées comme «groupes terroristes» par une élite plus puissante et des acteurs internationaux ? Est-il surprenant que ces acteurs internationaux promeuvent l’idée que ces rébellions s’inscrivent dans un conflit moral, de civilisation, entre les démocraties libérales capitalistes et des extrémistes islamiques arriérés ?
Au final, les réseaux d’élites transnationales continuent de profiter de ces systèmes politiques brisés, malgré, ou peut-être à cause, de l’insécurité qui, à son tour, renforce les inégalités et les injustices vécues par les citoyens de ces États «démocratiques». Ces relations, combinées à la manipulation et à la mauvaise interprétation des crises politique et sécuritaire par les acteurs internationaux, pour leurs propres intérêts, ne font que contribuer à la propagation de la violence dans cette région fragile.
Tant que ces pratiques politiques ne s’éloigneront pas de la légitimation de la violence au profit d’une représentation équitable des intérêts en dehors des réseaux politiques élitaires, la vie quotidienne des citoyens sahéliens ordinaires restera probablement marquée par l’incertitude et la menace de l’insécurité.
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