Auteur (s) :
Ibrahima H. DEME, Magistrat Substitut Général Cour d’Appel de Dakar, Sénégal
Date de publication :
2015
« La justice n’habite jamais les âmes où l’ambition demeure » El Hadji Ibrahima SALL, Demain, la République, p. 54
L’importance de la justice, sa place centrale dans notre démocratie et le rôle essentiel qu’elle joue dans l’équilibre de la société ne saurait être discutée. Il n’y a pas de démocratie, de liberté ni d’équité si la justice n’est pas libre. C’est pourquoi l’indépendance de la justice, c’est à dire l’absence de toute soumission des magistrats à des pouvoirs extérieurs dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle doit être une constante préoccupation. Cette nécessité est solennellement proclamée par la Constitution qui dispose en son article 88 que «le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif…».
C’est pourquoi, la réforme du Conseil Supérieur Magistrature (C.S.M.) reste un enjeu crucial, surtout par rapport aux éventuels risques d’immixtion du pouvoir exécutif dans la nomination des magistrats et partant de sa mainmise sur les postes clés du système judiciaire. Comme beaucoup de magistrats mais aussi d’observateurs avertis du milieu judiciaire, nous pensons que le CSM, dans sa composition actuelle par les seuls magistrats et le pouvoir exécutif, n’est pas de nature à lui permettre de s’imposer avec une légitimité et une crédibilité suffisantes pour remplir son rôle de garant de l’indépendance de la justice. Il n’est pas en effet assez représentatif des différents segments de la magistrature, mais aussi du corps social pour remplir sa mission constitutionnelle dans toute sa plénitude. Une réforme en profondeur s’impose, pour la pérennité même de l’institution judiciaire. Chacun doit en être conscient.
Seulement, on constate que la justice sénégalaise, jusque-là assez discrète, occupe depuis quelques années le devant de la scène à cause du traitement par les magistrats de certaines affaires médiatisées. D’une justice respectée et même idéalisée, incarnée par d’illustres magistrats, connus au-delà de nos frontières, nous assistons actuellement à une justice décriée, qui ne manifeste selon ses détracteurs, aucune réelle indépendance à l’égard de l’autorité politique.
Et pour ne rien arranger, c’est au sein de la famille judiciaire que les diatribes fusent, car certains avocats n’hésitent plus à parler publiquement d’une justice impartiale voire instrumentalisée, ce qui alimente un climat devenu délétère qui engendre parfois un sentiment de méfiance voire de suspicion des justiciables. Toujours est-il que ces critiques faites, de plus ou moins bonne foi, doivent interpeller la magistrature qui, malgré la qualité indéniable des femmes et des hommes qui l’incarnent, gagnerait à sortir davantage de l’enfermement. Surtout au moment où le système judiciaire est confronté à de nouveaux défis inhérents à une société en pleine mutation, et d’une internationalisation de la justice.
Pour notre part, la réforme du CSM que nous appelons de tous nos vœux aura principalement pour but de limiter l’immixtion du pouvoir politique dans l’exercice du pouvoir judiciaire en garantissant par la présence de représentants du peuple, la transparence dans la gestion des carrières des magistrats. Mais, si nous décidons d’apporter notre modeste contribution, c’est surtout pour susciter un débat sur les mesures à prendre pour renforcer cet organe constitutionnel fondamental. Précisément, il s’agira de faire des propositions pratiques et concrètes par rapport à sa composition et son fonctionnement pour qu’il acquière la crédibilité et l’autorité indispensables à la survie même de l’institution judiciaire. Le degré d’indépendance des magistrats et leur impartialité ne se mesurent en effet qu’à l’aune des garanties statutaires protégées par le CSM.
Le Conseil Supérieur de la Magistrature a été institué par l’ordonnance n°60.16 du 3 septembre 1960, modifiée par la loi organique n°92.26 du 30 mai 1992. Il intervient essentiellement à deux moments de la carrière du magistrat: lors des nominations et en cas de poursuites disciplinaires. Il est aussi associé à l’exercice du droit de grâce. Mais dans le cadre de la présente contribution, seuls la composition et le fonctionnement du conseil seront abordés.
Actuellement, le CSM est théoriquement composé de dix-neuf membres: le président de la République, qui en est le président, le ministre de la justice, vice-président, le premier président et le procureur général près la Cour Suprême, les premiers présidents et procureurs généraux des six Cours d’appel et les trois magistrats élus par leurs pairs et qui représentent les différents collèges de la magistrature : deuxième grade, premier grade et hors hiérarchie. Mais, à cause du non fonctionnement des Cours d’appel de Ziguinchor et de Tambacounda, le Conseil n’est actuellement composé que de quinze membres. En regardant de près cette composition, il sera aisé de remarquer une sur-représentativité de «hauts magistrats» car les présidents et les procureurs généraux des Hautes Cours représentent théoriquement 14 des 17 des magistrats siégeant au Conseil.
En outre, puisque l’un des trois membres élus appartient au collège des magistrats hors hiérarchie, cette catégorie qui constitue moins de 10% de l’effectif des magistrats, représente paradoxalement près de 90% des membres du Conseil supérieur. Il y a donc lieu de corriger cet important déséquilibre en renforçant la démocratisation du CSM, dont tous les membres magistrats doivent être élus par leurs pairs à l’exception du premier président et du procureur général près la Cour Suprême. Ainsi, chaque collège élira deux représentants, tout en respectant cependant la double parité homme/femme et siège/parquet. De manière à ce qu’on retrouve, parmi les six magistrats élus, trois femmes et trois hommes, en même temps que trois magistrats du siège et trois magistrats du parquet.
Dans le même ordre d’idées, un poste sera réservé à l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS), association professionnelle des magistrats. Avec cette démocratisation, la magistrature sera ainsi représentée par neuf membres dont sept élus par leurs pairs, si l’on tient compte du fait que les membres du bureau de l’UMS sont aussi élus par leurs collègues. Mais la proposition phare, le cœur de la réforme proposée est sans doute son ouverture à des personnalités extérieures à la magistrature. En effet, dans toutes les grandes démocraties où un tel organe existe, la mixité, c’est à dire la présence de magistrats et de non magistrats est la règle.
Ce consensus reflète selon M. Vincent Lamanda, ancien président de la Cour de Cassation française, «la conviction que l’indépendance du pouvoir judiciaire ne requiert pas l’auto-gouvernement de la magistrature, que la justice rendue au nom du peuple…n’appartient pas aux seuls magistrats et que la composition du Conseil Supérieur de la Magistrature doit en témoigner». Cette mixité déjà effective, quoique timide dans les CSM de certains pays africains, est aussi de mise dans le Conseil Supérieur de la Cour des Comptes. En effet, celui-ci est composé du Président de la République, du ministre de l’économie et des finances et des magistrats, membres de droit ou élus, mais aussi de deux personnalités qualifiées n’exerçant pas de mandat électif, choisies par le Président de la République et le Président de l’Assemblée Nationale.
Il reste que cette ouverture du CSM est d’autant plus justifiée, que la composition actuelle, même avec l’intégration de trois magistrats élus par leurs pairs depuis 1992, n’a pas été de nature à limiter la mainmise de l’exécutif dans la gestion des carrières des magistrats. Nous pensons donc que, contrairement à la position de beaucoup de magistrats qui y voient une immixtion injustifiée dans la gestion de leur corps, «cet œil extérieur» constituera l’une des meilleures garanties contre le manque de transparence dans les nominations qu’ils ne cessent de dénoncer.
L’ouverture que nous préconisons est à la fois originale et révolutionnaire, car il y aura non seulement l’intégration de parlementaires et de personnalités qualifiées, mais surtout de personnalités provenant d’organisations suffisamment représentatives des grandes tendances du corps social. Ainsi, ces différentes personnalités extérieures pourront par leurs compétences respectives, la diversité de leur obédience politique, mais surtout leur indépendance, apporter une plus-value qui permettra au Conseil de renforcer sa légitimité, son autorité et son crédit. Au passage, le pouvoir judiciaire pourra tirer du contrôle permanent de ces représentants du peuple au nom duquel il rend la justice, une légitimité populaire qu’on lui reproche tant de manquer. A notre avis, ces personnalités doivent être les suivantes:
- deux députés: un désigné par la mouvance au pouvoir et un autre par le groupe parlementaire le plus représentatif de l’opposition
- un avocat, membre du Conseil de l’ordre des avocats;
- un professeur titulaire de droit désigné par le Président de la République;
- une personnalité justifiant de compétences juridiques désignée par les organisations de la société civile;
- une personnalité désignée par la centrale syndicale la plus représentative.
Par ailleurs, il existe un débat récurrent sur l’implication dans cette instance du pouvoir judiciaire, du pouvoir exécutif et plus précisément du Président de la République et du ministre de la justice. Beaucoup pensent en effet que cette présence de l’exécutif s’accommoderait mal avec les exigences de la séparation des pouvoirs et d’indépendance du pouvoir judiciaire.
Cependant, cette situation ne semble pas être en contradiction avec notre système constitutionnel qui fait du Président de la République, au regard des dispositions de l’article 42 de la Constitution, la clé de voûte des institutions en tant qu’il en assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier. Tout bien considéré, sa présence en tant que président du Conseil peut être difficilement occultée, surtout qu’elle reste symbolique. En revanche, c’est le rôle joué par le garde des sceaux qu’il faudra repenser, non pas pour revenir sur le principe de sa présence au Conseil, mais en lui retirant les prérogatives de maître d’œuvre qu’il faudra transférer à une structure autonome, dirigée par un magistrat.
En somme, quand bien même l’exécutif restera toujours présent dans le CSM, son influence sera sensiblement réduite, car l’essentiel ne réside pas dans la séparation organique des pouvoirs, mais dans les garanties prévues pour leur indépendance. Et ces garanties seront surtout offertes par la diversité des personnalités siégeant au Conseil, lesquelles exerceront en son sein un constant contrôle citoyen qui limitera toute velléité d’interférence de l’exécutif sur le judiciaire. A cet égard, on peut relever que le Conseil français bien qu’il soit récemment déchargé de l’exécutif pour se conformer au modèle européen tracé par la Cour européenne des droits de l’Homme a fonctionné, dans un schéma quasi identique, de façon exemplaire.
La composition du Conseil étant ainsi précisé, qu’en sera-t-il de son fonctionnement?
Dans son fonctionnement actuel, le CSM intervient dans toutes les nominations des magistrats mais n’a ni l’initiative, ni un contrôle effectif sur ces nominations qui reste la chasse gardée du ministre de la justice. L’article 20 du décret 92.918 du 17 juin 1992 relatif au fonctionnement du CSM prévoit en effet que lorsqu’une nomination, une mutation ou un déplacement d’un magistrat est inscrit à l’ordre du jour d’une séance, le Garde des Sceaux adresse ses propositions au Conseil en y joignant les dossiers des intéressés.
Pour les nominations des magistrats, l’avis du Conseil est donné sur proposition du ministère de la justice après rapport d’un de ses membres. Dans la pratique, la réunion préalable communément appelée «pré-conseil» présidée par le ministre de la justice, ne donne lieu selon les confidences de certains membres du Conseil, à aucune discussion sérieuse sur le bien-fondé de ces propositions surtout au regard du temps très limité qui lui est consacré.
En toute hypothèse, on peut valablement s’interroger sur l’implication de la direction des services judiciaires dans la procédure de nomination au regard de l’incohérence de certaines décisions. En effet, il n’est pas rare qu’il soit donné une entorse au statut des magistrats, par exemple, par le maintien dans une juridiction ou un ressort d’un magistrat plus gradé que celui qui vient d’en être nommé président ou procureur. En réalité cette réunion préliminaire et celle présidée par la suite par le Président de la République, ne sont que des instances d’enregistrement des propositions de nomination faites par le ministre de la justice qui passent comme lettre à la poste.
Il apparaît donc nécessaire de repenser le fonctionnement actuel du CSM, qui n’est manifestement pas de nature à exercer sa mission dans sa plénitude. Le choix des femmes et des hommes pour occuper les postes judiciaires ne doit à vrai dire obéir qu’à ces trois impératifs, forcément cumulatifs: probité, indépendance et compétence. En respectant, bien sûr, le critère sacré d’ancienneté. Il apparaît par conséquent qu’il doit être mis en place une procédure transparente et démocratique qui aboutira à un mécanisme de choix qui aura pour ambition d’être incontestable.
La première mesure dans ce sens, est l’institution à l’instar de la France, d’un secrétariat général à la tête duquel se trouvera un magistrat ayant, de préférence une expérience au niveau de la direction des services judiciaires du ministère de la justice. Cette structure, qui constituera la cheville ouvrière du Conseil, recueillera avec la collaboration de la direction des services judiciaires, les profils exhaustifs de tous les magistrats, retraçant tout leur parcours professionnel, les diplômes obtenus, les différentes formations qu’ils ont effectuées et leur production scientifique le cas échéant. Sur ce dernier point, il y a lieu de regretter que les productions scientifiques des magistrats (thèses, ouvrages scientifiques, articles de doctrine…) ne soient pas prises en compte.
En effet, il est possible comme c’est déjà le cas pour l’auditorat à la Cour Suprême, d’accorder à ces magistrats une bonification, entrant en ligne de compte pour l’ancienneté. Ce sera ainsi l’occasion pour la magistrature, d’encourager en son sein une saine émulation intellectuelle mais aussi de nourrir à la fois la doctrine et la jurisprudence jugées assez pauvres. Il est aussi possible de s’inspirer de l’enseignement en accordant une bonification aux magistrats servant pendant longtemps dans les zones reculées. Ceci pour compenser les inconvénients qui résultent de l’éloignement d’établissements hospitaliers ou d’enseignement de référence ou même parfois la séparation avec la famille. Relativement à la nouvelle procédure à mettre en place, il s’agira d’abord de recenser périodiquement tous les postes à pourvoir dans l’ensemble des juridictions avant de lancer des appels à candidature par tous les moyens, de façon à ce que tous les magistrats soient informés à temps.
Ensuite, le secrétariat général recueillera toutes les candidatures aux postes à pourvoir, auxquelles il va joindre les dossiers des intéressés pour les présenter à la formation compétente du Conseil. Ces candidatures ainsi recensés devront être présentées à une réunion préalable, présidée soit par le Premier Président de la Cour Suprême pour le choix des magistrats du siège, soit par le Procureur Général près la Cour Suprême pour celui des magistrats du parquet. Il va sans dire que ces deux formations se réuniront en présence de tous les membres du Conseil sauf le ministre de la justice qui va, en revanche, présider celle concernant la désignation des magistrats officiant au sein de l’administration centrale du ministère de la justice.
Ces réunions préalables seront l’occasion d’étudier les dossiers des candidats, de procéder le cas échéant à leur audition avant d’arrêter, après un premier arbitrage fondé sur des éléments objectifs, les propositions de nomination. Mais, pour plus de transparence, les projets de nomination devront être publiés pour permettre aux candidats n’ayant pas été retenus de formuler des observations qui y seront joints. Enfin, ce sera au cours d’une séance solennelle du CSM, tenue deux fois par an sous la présidence du Président de la République et en présence de tous ses membres, que ceux-ci vont délibérer en dernier ressort sur toutes les propositions de nominations et particulièrement sur les dossiers litigieux. Au demeurant, cette procédure transparente et inclusive aura le double avantage de laisser aux magistrats la possibilité de faire des choix de carrière, mais aussi de mettre fin aux ressentiments des lendemains de Conseil.
Il serait utile, par ailleurs, pour limiter les appétits de carrière et mettre les magistrats à l’abri de toute influence, d’instaurer un mandat temporaire et unique pour les postes de chefs de juridiction (siège comme parquet), qui nous paraît devoir être de quatre ans. Il apparaît donc clairement que si la justice compte toujours jouer son rôle de régulateur social, bénéficier de la confiance des justiciables, qu’ils soient demandeurs ou défendeurs, parties civiles ou prévenus, elle ne doit pas faillir à sa mission fondamentale d’une justice indépendante et impartiale, prenant ses décisions à l’abri de toute pression. Cependant, le combat pour l’indépendance de la justice, essentiel pour la survie de notre démocratie, ne saurait être celui des seuls magistrats. En effet, chaque membre de la collectivité doit prendre conscience de l’importance de la justice non seulement en tant que potentiel justiciable, mais surtout parce que la manière dont la justice est rendue doit intéresser tout citoyen. L’indépendance de la justice n’est pas au service des magistrats, mais des citoyens.
Il faut enfin insister sur un point capital: la réforme du CSM ne sera possible que s’il y a une réelle volonté politique, seule capable de vaincre le statu quo. A cet égard, le point suivant du programme de campagne de l’actuel président de la République appelé «Macky 2012», sur les réformes institutionnelles à la page 25, a retenu notre attention: «Mis sous la tutelle du pouvoir exécutif, instrumentalisé par ce dernier et insuffisamment doté en ressources humaines et matérielles, le pouvoir judiciaire n’est pas toujours en mesure d’assurer pleinement ses missions dans l’impartialité et l’indépendance. Mettre fin à cet état de fait exige de renforcer l’indépendance du Conseil Supérieur de la Magistrature par sa composition, son organisation et par son fonctionnement.». Espérons que cette importante promesse n’a pas été oubliée pour que la justice continue d’assumer le devoir impérieux que lui assigne l’article 91 de la constitution qui dispose que « Le pouvoir judiciaire est gardien des droits et libertés définis par la Constitution et la loi »
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