Auteur (s) :
Mamadou Ismaïla Konate, ancien ministre de la Justice du Mali
Date de publication :
24 novembre 2017
Si les institutions judiciaires ont mauvaise réputation et les acteurs de la justice une image souvent dégradée aux yeux de nombreux justiciables africains, la demande citoyenne de justice quant à elle n’en est pas moins très prégnante. Qu’est-ce qui explique cette dissonance entre image altérée de justice et besoin de justice ? Il est urgent d’apporter des pistes de réponse à cette question cruciale pour le développement et la bonne marche de nos pays.
Sur la justice en Afrique, on ne compte plus ni les rapports et autres préconisations émanant d’organismes divers ni les débats de spécialistes. Quant aux innombrables « couacs » judiciaires made in Africa, malheureusement, ils font les choux gras de commentateurs souvent pressés qui parlent, commentent, conseillent et vilipendent, en oubliant trop souvent la question centrale, celle des justiciables et, plus globalement, celle des citoyens africains. Comment, dans leurs pays respectifs, ceux-ci perçoivent-ils la justice, et quelles sont leurs attentes ? Ces deux questions, pourtant fondamentales, ne sont guère évoquées. C’est d’ailleurs pourquoi, en 2014, une grande enquête d’opinion avait été commandée par le gouvernement de la République du Mali auprès d’un organisme néerlandais, Hiil Innovating Justice, qui avait, grâce au soutien des Pays-Bas et de l’Union européenne, réalisé une première étude, il est vrai de moindre envergure que celles utilisées pour cette note.
À partir d’enquêtes d’opinion réalisées entre 2014 et 2017 (même si celles-ci comportent toujours des zones d’ombre et angles morts, nous voudrions présenter le tableau de la perception de la justice en Afrique, et plus particulièrement dans la zone ouest-africaine. Puisque la justice est rendue au nom du peuple, autant l’écouter, l’entendre, pour comprendre sa perception du « rendement » de l’institution judiciaire, connaître ses griefs à son égard, percevoir ses attentes et ses aspirations.
Nous évoquerons ensuite des exemples de ce qui peut permettre d’instaurer les conditions d’une confiance rétablie, renouvelée et renforcée entre les citoyens et la justice de leurs pays. Nous partirons également de notre expérience de terrain en tant que juriste africain depuis près d’un quart de siècle et de ministre de la Justice du Mali depuis juillet 2016.
Pour tout Garde des Sceaux, qu’il soit africain ou occidental, rapprocher le citoyen de la justice et améliorer l’image de celle-ci est à la fois un objectif légitime mais aussi un casse-tête. En France, par exemple, la perception de la justice n’est guère reluisante : à la fin de l’année 2016, moins d’un Français sur deux disait avoir confiance en la justice. Les experts nous indiquent que le phénomène de perte, voire de rupture, de confiance dans les pouvoirs publics et les diverses institutions connaît une hausse quasi continue depuis plusieurs années, et que la justice ne fait pas exception. L’institution judiciaire reste aux yeux de ses usagers lointaine, peu compréhensible, impressionnante, coûteuse et obscure. Que l’on vive en Allemagne ou au Togo, en Espagne ou au Sénégal, moins on y est confronté et mieux on se porte, telle est la leçon à retenir. Bien évidemment, selon les pays, les enjeux ne sont pas les mêmes – qu’y a-t-il de semblable entre le Mali et le Danemark en matière de justice ? – et l’on doit se garder de comparaisons ou de rapprochements hâtifs.
La perception de la justice par les africains : un sombre tableau
Une confiance en berne
Les institutions dans lesquelles les Africains ont le plus confiance demeurent celles qui sont représentées par les leaders religieux, les structures coutumières et de notabilité. Dieu et la tradition d’abord. Viennent ensuite, et souvent bien loin derrière, toutes les autres (présidences de la République, assemblées nationales, police, armée, impôts, etc.). Pour ce qui est de la confiance en la justice en Afrique de l’Ouest, elle est très faible voire insignifiante : moins d’un citoyen sur deux (48 %) dit accorder du crédit à l’institution. Au Mali, 45 % de la population lui accorde sa confiance quand plus de huit Maliens sur dix disent se fier aux leaders religieux, aux chefs coutumiers et aux notables. En Côte d’Ivoire, seul un tiers des citoyens dit se fier aux tribunaux pour régler un éventuel contentieux.
On aurait tort de croire que dans les pays stables qui ont une réputation démocratique, tels le Bénin ou le Ghana, les citoyens ont une bonne image de la justice. C’est même le contraire, puisque, en termes d’accès à la justice, ces deux pays, pour ne citer qu’eux, affichent des pourcentages aussi navrants que la Sierra Leone ou le Liberia. Il en va d’ailleurs de même en matière de perception de la corruption tellement les choses sont liées.
On s’aperçoit que, dans les pays sortant de crise, où la demande de justice est particulièrement forte et les attentes des usagers assez élevées, les situations de troubles ou de conflit de faible intensité qui tendent à se prolonger entament fortement la crédibilité d’institutions judiciaires qui peinent à se rétablir et qui sont perçues comme trop lentes à répondre aux attentes multiples et variées. C’est le cas de la Côte d’Ivoire post-2011 et, bien évidemment, du Mali dans une moindre mesure. Dès lors, on mesure l’extrême difficulté à apporter des solutions dans des pays où tribunaux, cours, bâtiments de justice et autres infrastructures ont été détruits, des espaces entiers restant sous contrôle de groupes ou forces non-conventionnels en marge des règles de l’État républicain, où les archives ont été emportées ou se sont envolées et où les magistrats ne sont pas encore revenus dans l’espace judiciaire.
Une accessibilité problématique
Sur trente-six pays concernés par l’enquête Afrobaromètre, les pays d’Afrique de l’Ouest se distinguent de manière négative sur tous les items testés. Dans cette zone, par rapport à la moyenne globale, les délais pour répondre à la demande du justiciable sont ressentis comme plus longs, les systèmes judiciaires jugés plus complexes, l’absence, l’indisponibilité ou l’inaccessibilité de conseils ou d’assistance juridiques sont plus criants, l’inattention des juges plus affichée, et les frais volatils et plus élevés.
Le phénomène s’accentue lorsque l’on va au bas de l’échelle sociale : plus on est pauvre, plus on réside en zone rurale, et plus la justice apparaît comme inaccessible. Ce qui n’est malheureusement guère étonnant. Les populations à faible niveau de revenus et d’instruction restent encore trop souvent dans des logiques de quasi-survie : ce qui les intéresse avant tout, c’est le prix de la boule d’attiéké ou du sac de riz sur le marché. Et le tribunal est loin, surtout en saison des pluies ou lorsque les balles crépitent ou encore lorsque les machettes entrent en action…
En outre, la question de la langue judiciaire se pose avec acuité dans de nombreux pays. La justice est distribuée en français, de surcroît technique. Or, le français n’est pas la langue de tous les jours au Sénégal, où le wolof domine, ni au Mali, où l’on parle bambara avant d’user du français. Saisir la justice pour faire valoir ses droits relève trop souvent du parcours du combattant. On ne sait pas vraiment à qui s’adresser pour être aidé, on ne comprend pas vraiment de quoi il retourne, on craint de se retrouver dans les méandres de procédures judiciaires longues, mal appréhendées parce qu’inaccessibles, face à des juges qui apparaissent comme de véritables créatures omnipotentes surgies d’on ne sait où et dans des accoutrements et des couleurs aux antipodes des « dress codes » locaux. Pour une partie de la population, c’est quasiment un autre monde, celui des puissants, des urbains, des francophones, des éduqués…
Trop souvent, justice égale corruption
En termes de perception de la corruption au sein de la magistrature, l’Afrique de l’Ouest reste moins bien lotie que le reste du continent (à l’exception de l’Afrique centrale) : quatre Africains de l’Ouest sur dix considèrent que la justice est en proie à la corruption.
Et en tête, le Mali : près de six personnes sur dix y trouvent la justice corrompue. Fin 2016, sur le podium de la corruption malienne, la justice occupait d’ailleurs la première place, juste devant la police et les douanes. C’est contre ce phénomène qu’il faut agir pour l’éradiquer.
Sur ce point, comme sur les autres, le combat sera long avant que l’image de la justice ne s’améliore chez les citoyens. En Côte d’Ivoire, malgré toutes les actions anticorruption du gouvernement, telles que la mise en place de la Haute Autorité pour la bonne gouvernance en 2013 et diverses campagnes de sensibilisation sur la question, la perception reste négative, voire s’aggrave. Ainsi, les Ivoiriens trouvent qu’entre 2013 et 2017, leur gouvernement a été de moins en moins performant en matière de lutte contre la corruption dans l’administration. Près des deux tiers d’entre eux pensent que la corruption a augmenté ou est restée stable au cours de l’année écoulée ; seul un tiers pense qu’elle a diminué…
Au Mali, malgré l’existence du Bureau du vérificateur général, créé en 2003, avec la mission de s’attaquer aux dysfonctionnements dans la dépense publique, et la création, sous notre ministère, de l’Office central de répression contre l’enrichissement illicite, il y a malheureusement fort à parier que la perception des Maliens ne diffère guère de celle de leurs voisins éburnéens. Mettre en place des structures ne suffit pas pour modifier le ressenti des citoyens (et les pratiques de certains…) même si lesdites structures permettent, et c’est heureux, un certain nombre d’avancées.
En novembre 2017, toujours au Mali, la question de la déclaration de patrimoine des fonctionnaires a permis de relever le niveau de résistance et de détermination de certains à lutter contre l’instauration d’une régulation en matière de corruption. Le principal syndicat de travailleurs de la fonction publique a appelé à une grève de quelques jours, la motivation prioritaire visant à obtenir l’abrogation de la loi sur l’enrichissement illicite et la disparition de l’Office central de lutte contre la corruption. Or, le Mali est signataire et a ratifié depuis plusieurs années de la Convention des Nations unies contre la corruption qui comporte des engagements clairs dont l’adoption d’une loi contre la corruption et l’institution d’un organisme chargé de lutter contre ce fléau.
Face à l’opposition de certaines personnes déterminées à saper le climat social et la relative accalmie politique, le gouvernement malien, contraint, a accepté de revoir des aspects opérationnels de la loi. Il a été convenu de sécuriser d’avantage le processus de déclaration de patrimoine et de renforcer la confidentialité des informations contenues dans celle-ci. Cette démarche pourrait permettre d’atténuer les interrogations de sceptiques maliens. Le Sénégal et le Burkina Faso ont enclenché le même processus vers une déclaration « on line ». Et ce serait tant mieux si tel est le chemin pour attirer le plus grand nombre vers cette loi.
On le voit, le combat est difficile pour lutter contre les résistances et les « vieilles habitudes.
Le recours à une justice non-formelle
Un Africain de l’Ouest sur dix (lui ou un membre de sa famille) a été en relation avec un tribunal au cours des cinq années passées. Un taux de contact « judiciaire » moindre que dans les autres sous-régions du continent. Le Mali est en queue de peloton, avec un taux de contact de 7 %, devant le Sénégal et la Côte d’Ivoire (6 %). Le Burkina Faso ferme la marche.
Deux principales raisons peuvent expliquer que les citoyens portent peu leurs litiges devant les tribunaux judiciaires. Trois Maliens sur dix préfèrent s’en remettre aux chefs coutumiers ou au conseil local qui peut être le voisin ou toutes autres personnes de confiance (il n’y a qu’au Sénégal que cette proportion est supérieure), et deux sur dix craignent de ne pas avoir un traitement équitable devant un tribunal. Signe du peu de confiance en la justice étatique et de la prégnance des structures traditionnelles et coutumières, à l’instar de la prise en charge des affaires « familiales » où les cadis font partie de la catégorie des « intervenants traditionnels » en matière judiciaire. Preuve aussi d’une sensation d’éloignement multiforme de la justice.
Des lueurs d’espoir
Malgré toutes les insuffisances que pointent les citoyens africains, malgré toutes les tares qu’ils relèvent au sujet de l’institution judiciaire, on aurait tort de croire que ces travers constituent des obstacles infranchissables. Bien au contraire, les usagers de la justice ne baissent pas pour autant les bras et estiment que rien de tout cela n’est irréversible.
En effet, si la confiance envers l’institution judiciaire est en demi-teinte, si l’on préfère souvent ne pas avoir recours à la justice formelle pour régler un litige, il n’en demeure pas moins que pour plus de sept Africains sur dix, on doit se soumettre à une décision émanant d’un tribunal sans aucune précision quant à la nature étatique, coutumière, traditionnelle voire arbitrale de cette juridiction. Au Mali, c’est près de huit personnes sur dix qui partagent cet avis. Preuve que les Africains, de l’Ouest et d’ailleurs, sont et restent convaincus de la légitimité des décisions de justice même si celle-ci est, à l’évidence, perfectible
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