Abdourahmane diop
Dans la sphère agricole, l’importance du chiffre dans le discours n’est pas inconnue : des milliards investis chaque année dans le secteur, une production record ou encore des quantités de semences distribuées plantent le décor sur les plateaux de télévision et lors des conférences ou salons sur l’agriculture.
En vérité, dans ces analyses où les données chiffrées sont placées au centre et où les indicateurs reposent uniquement sur une base quantitative, les mailles de l’analyse sont assez larges de sorte que des éléments d’appréciation pouvant fortement définir la situation du secteur agricole sont écartés. Cette posture tend à placer le débat dans une dimension « polémique » où les débatteurs se résoudront chacun de leur côté à défendre la véracité des chiffres avancés. Les variables de nature quantitative s’éternisent alors dans le discours agricole, despotiques, suffisantes, au point de devenir des dogmes que l’on ne saurait réfuter. Elles prétendent offrir une crédibilité universelle, et sans elles, le discours serait faux ou, pour les plus tolérants, incomplet.
L’on m’a reproché souvent dans mes articles (et à juste titre peut être) de ne pas avoir basé l’essentiel de mon argumentaire sur des chiffres. Je suis d’avis que les chiffres nous permettent de prendre des repères, de mesurer et somme toute de pouvoir nous mettre d’accord sur des concepts qui, évalués qualitativement, feraient l’objet de multiples débats sans qu’un consensus ne soit retrouvé. Justement, l’objectif est-il alors de trouver le consensus ? A mon avis, il est surtout important de donner des opinions, de faire de l’analyse systémique, de relever des faits qui ne sont pas souvent discutés et non pas avoir une propension à tout quantifier. Même si cela n’empêche pas, au besoin, de recourir aux données chiffrées.
Notre défi n’est pas donc de produire 1 600 000 tonnes mais de s’atteler à ce que cette production aussi faible soit elle puisse correspondre aux standards de consommation du Sénégalais lambda
Cette dérive facile du débat déteint même sur nos ambitions politiques. En effet, nous voici arrivés cette année à 950 000 tonnes (http://bit.ly/2vldrCg) de riz produit au Sénégal. Même si je ne reviendrai pas sur toute la polémique autour de ce chiffre, je suis d’avis que la finalité n’est pas là. Que nous aurions bon produire 1 600 000 tonnes en 2017, le problème restera entier. Notre défi n’est pas donc de produire 1 600 000 tonnes mais de s’atteler à ce que cette production aussi faible soit elle puisse correspondre aux standards de consommation du Sénégalais lambda. Dans le cas contraire, notre production ne sera bonne que pour le stockage.
La conséquence de cette «quantophrénie» est que le discours agricole se cramponne dans une rhétorique du «oui» ou «non» de la véracité des chiffres, au risque d’écarter d’autres débats importants ne s’inscrivant pas dans cette perspective. Que devient le débat sur l’autosuffisance en semences, quand on sait que celles-ci contribuent à 30% de la productivité? Que devient le débat nécessaire sur l’adéquation entre le riz produit et les préférences de consommation des Sénégalais. Il est facile de dire que ce consommateur n’a pas les outils encore moins le désir d’une analyse des questions agricoles dénuée de toute partialité. Et que ce débat doit être l’apanage des «experts». Mais n’est-ce pas le rôle de ces «experts» de s’atteler à ce que les masses, aussi extérieures et exclues des cercles de la pensée agricole qu’elles soient, puissent saisir et par-delà s’approprier au mieux les problématiques agricoles ? (http://bit.ly/2fbo18N).
Les enjeux agricoles doivent être communiqués aux populations de sorte qu’elles connaissent le rôle qu’elles devront jouer pour relever les différents défis de l’agriculture sénégalaise
Le débat agricole ne doit pas être une occasion pour les gouvernants de se glorifier en exposant des chiffres sans en expliquer les tenants et les aboutissants, mais plutôt, un moyen d’engager les masses, de les challenger, de réveiller cette fibre patriotique à mesure d’insuffler une certaine «jeunesse» à l’incitation au consommer local. Je suis d’avis que si les masses saisissent mieux les enjeux de leurs habitudes d’achat de produits agro-alimentaires, l’on pourra mieux exploiter le potentiel de la consommation locale. Les enjeux agricoles doivent être communiqués aux populations de sorte qu’elles connaissent le rôle qu’elles devront jouer pour relever les différents défis de l’agriculture sénégalaise.
Il s’agit ici de s’attaquer aux habitudes de consommation sénégalaises. Pour le moment, la communication insiste beaucoup sur l’incitation des populations au «consommer local» mais non sur le pourquoi nous devons «consommer local». C’est en agissant sur cette fibre que nous pourrons agir sur le comportement du consommateur sénégalais, qui prendra de plus en plus compte des critères orientés «humain» bien avant les critères de prix ou de quantité pour faire ses achats. Je me désole ainsi que tout l’argumentaire repose sur les chiffres quand bien même ces chiffres ne sont pas avérés (http://bit.ly/2womjEd) ou que cet argumentaire repose sur «le riz importé est mauvais» tout en continuant de le vendre aux Sénégalais. Je trouve qu’il s’agit d’une démission totale de nos gouvernants sur une prérogative aussi évidente qui est de garantir l’intégrité des aliments que nous consommons. Les arguments nécessaires pour motiver la décision du consommateur sénégalais d’acheter le riz local échapperont à son analyse avec une communication aussi dispersée.
La déconstruction du discours agricole appelle à ce qu’on se débarrasse de ce discours qui tend à exposer les énormes potentialités agricoles de l’Afrique (65% des terres arables par exemple) alors que la situation actuelle de son agriculture ne reflète pas ce potentiel
Le développement agricole ne doit plus se mesurer à l’aune des milliards injectés chaque année dans l’agriculture sans questionner l’efficacité de ces investissements ou les relativiser devant l’énormité des besoins du monde rural. La déconstruction du discours agricole appelle à ce qu’on se débarrasse de ce discours qui tend à exposer les énormes potentialités agricoles de l’Afrique (65% des terres arables par exemple) alors que la situation actuelle de son agriculture ne reflète pas ce potentiel.
La déconstruction du discours agricole appelle surtout à ce qu’il puisse susciter ce dialogue entre gouvernés et gouvernants. Car il faut avouer que le dialogue actuel entre le monde rural, principale entité touchée par les politiques agricoles, et les gouvernants est pour le moment un dialogue de sourds. Où, les premiers se résoudront à faire figure «d’administrés» et les seconds, à se glorifier de leurs milliards investis dans l’agriculture.
*Cet article a été initialement publié sur le blog personnel de l’auteur agrimedias.blogspot.sn
Crédit photo : Agricultural Research Service
Abdourahmane Diop est ingénieur agronome de formation spécialisé en économie et sociologie rurales. Passionné par la recherche agricole et la communication pour le développement, il a créé le blog AgriMedias depuis 2014 où il partage ses réflexions sur l’agriculture en Afrique en général et au Sénégal en particulier. Il utilise également les réseaux sociaux (Facebook et Twitter) pour réaliser une veille digitale sur l’agriculture. Il est également le secrétaire général de l’association Yeesal AgriHub qui est un cadre qui promeut l’innovation dans le secteur agricole à travers les TIC.