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Entretien dans le magazine Jeune Afrique avec Carlos Lopes, professeur d’économie à l’université du Cap en Afrique du Sud et ancien directeur exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA).
Date de publication
Le 19 décembre 2016
L’année 2016 a été difficile pour l’Afrique. Fort ralentissement de la croissance, accélération de l’endettement des États, dépréciation monétaire, inflation… La chute des prix des matières premières n’a-t-elle pas complètement remis en question les performances économiques des quinze dernières années ?
Il faut faire la part des choses. En ce qui concerne la croissance, il est important de dire que les grandes économies comme l’Égypte, le Nigeria, l’Afrique du Sud et l’Angola ont un tel poids que leurs difficultés ont tiré la moyenne africaine vers le bas. Hors les exportateurs de pétrole, le taux de croissance est de 4,4 % : ce n’est pas si mauvais. Autre point important : il s’agit de savoir si les difficultés actuelles sont conjoncturelles ou structurelles.
Les tendances de ces dernières années sont le signe d’un manque de transformation structurelle : les économies ont peu changé et dépendent encore trop des matières premières. Pour l’instant, la crise est conjoncturelle. Elle peut devenir structurelle si les pays ne font pas les changements nécessaires. En tant qu’économiste, je constate que le moteur de la croissance en Afrique, ces quinze dernières années, provient pour les deux tiers de la consommation interne.
Pourquoi, dans ces conditions, l’industrie extractive et les matières premières ont-elles un impact aussi important ? Parce que nous en dépendons à 80 % pour nos exportations et parce que les États, surtout les producteurs de matières premières, n’ont pas fait d’efforts en matière fiscale pour taxer cette consommation interne. Dans la composition des économies, les matières premières sont importantes mais ne constituent pas le seul élément ; en revanche, elles sont surreprésentées du point de vue des ressources publiques.
Quels sont les principaux acquis de la période de forte croissance enregistrée par le continent ?
On a eu des résultats spectaculaires dans le domaine social. Il ne faut pas les négliger. Les gens disent que la pauvreté n’a pas significativement reculé, mais on voit bien les embouteillages dans les grandes villes, la multiplication des supermarchés et des liaisons aériennes…
Tout cela est la preuve de l’émergence d’une classe moyenne. Par ailleurs, il n’y a aucun doute sur le fait que la construction a connu un véritable boom. Durant les quinze dernières années, les investissements dans les infrastructures ont été plus importants que sur l’ensemble des trois décennies précédentes. Il y a des améliorations évidentes, mais on n’a pas fait suffisamment de transformation structurelle.
Qu’est-ce qui bloque l’accélération de cette transformation structurelle ?
Nous ne connaissons pas suffisamment la structure de nos économies. Par exemple, les comptes nationaux doivent être gérés suivant certaines méthodologies, mais en Afrique seuls douze pays sont à jour. Les nouveaux calculs du PIB réalisés en Égypte, au Ghana, au Nigeria ou au Kenya ont ainsi révélé qu’une partie de ces économies n’était pas connue. Si on fait le même exercice à l’échelle du continent, on se rend compte que le PIB africain est sous-estimé d’environ 21 %.
Et quand on dit que notre pression fiscale est de 17 %, elle est en réalité de 12 %, alors que la moyenne mondiale est de 35 %. Cela signifie que des activités qui, dans d’autres circonstances, devraient générer pour l’État des recettes fiscales ne le font pas. Au Kenya, par exemple, seulement 2 millions de personnes paient des impôts. Ce n’est pas normal. Aucun pays au monde ne s’est développé avec une pression fiscale de 12 %. Quand vous êtes dans cette situation, cela veut dire soit que vous dépendez de l’aide et de prêts extérieurs, soit que vous êtes otage de vos exportations de matières premières.
Dans ces conditions, quels sont les défis prioritaires auxquels les gouvernants africains doivent s’attaquer ?
L’industrialisation doit être une priorité absolue ! Le dire ainsi peut paraître incantatoire, mais, concrètement, il s’agit d’accéder à un niveau de modernité de l’économie où les processus de production sont beaucoup plus sophistiqués et exigent un tempo complètement différent, qui va au-delà de la simple production manufacturière. On peut avoir la même analyse pour ce qui est de la productivité. Prenons l’exemple de l’agriculture, qui emploie environ 66 % des Africains mais contribue pour 10 % seulement à la création de richesse. Aujourd’hui, notre agriculture est dissociée de la transformation. L’Afrique importe 80 % des produits alimentaires transformés qu’elle consomme. C’est un scandale.
Nous pouvons commencer par là, en produisant par exemple des yaourts ou des pâtes via des processus industriels. Les gens vous disent, quand vous parlez d’industrialisation, que la quatrième révolution est en cours avec l’arrivée des robots et qu’il n’y a plus de place pour de nouveaux entrants. Ils ont partiellement raison : cela est vrai dans les marchés déjà existants. Si vous voulez entrer en compétition avec l’Europe sur certaines chaînes de valeurs, vous devez faire aussi bien que les entreprises robotisées. Mais si vous pensez à votre marché africain qui va compter 2,5 milliards de personnes en 2050, vous verrez que les possibilités sont énormes. Mais cela signifie qu’il faut accélérer l’intégration.
S’industrialiser en misant sur la création d’un marché africain, cela ne signifie-t-il pas appliquer un certain protectionnisme ?
Et pourquoi pas ! Il est possible de protéger son marché tout en respectant les règles du commerce international et les engagements que les États africains ont pris. Des possibilités de protection d’industries naissantes sont prévues dans des accords internationaux. Par ailleurs, pour les pays les moins avancés, il y a des possibilités, comme l’Agoa [African Growth Opportunities Act], que nous n’utilisons pas assez.
Quelques rares pays comme l’Éthiopie, qui mise sur le textile, ont su mettre à profit cette batterie de possibilités. Aujourd’hui, Addis-Abeba veut devenir le premier exportateur africain de textile devant Maurice, en atteignant 1 milliard de dollars d’exportations par an [environ 930 millions d’euros].
Des accords comme les APE [accords de partenariat économique], que les États africains sont contraints de signer avec l’UE, ne constituent-ils pas un obstacle à la création d’un marché africain ?
La CEA et moi-même n’avons cessé de dénoncer les APE. Quand nous avons fait nos analyses, nous sommes arrivés à des conclusions très différentes de celles de la Commission européenne. Il ne faut pas se leurrer : les APE ne sont pas favorables à l’Afrique et constituent un frein à l’industrialisation. Il y a une hypocrisie du côté de l’UE, qui dit vouloir ce qu’il y a de mieux pour l’Afrique et, dans le même temps, refuse de donner les détails des contrats.
On a mis ici et là, dans ces accords, des sucres qui n’en sont pas vraiment. Par exemple, l’aide prévue n’est pas contraignante. Elle inclut l’aide bilatérale, qui peut s’arrêter à tout moment, et pas seulement celle de la Commission. Et quand on regarde les montants globaux, cela paraît beaucoup, mais, en réalité, ils sont inférieurs à l’aide actuelle. Par ailleurs, comme ces accords, à l’inverse de ceux de Lomé, ont été négociés par petites régions, il y a des spécificités et des différences dans chacun d’entre eux, ce qui va créer des problèmes d’harmonisation quand on voudra créer des marchés africains.
Mais alors, pourquoi les dirigeants africains signent ces accords ?
Ils subissent de très fortes pressions. L’UE a fixé une date butoir complètement arbitraire, le 1er octobre 2016. On a fait croire à des pays comme la Côte d’Ivoire, premier exportateur de cacao, ou le Kenya, premier exportateur de thé, que sans ça ils n’auraient plus accès aux marchés européens.
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