EXTRAITS DE L’ENTRETIEN
L’enseignement supérieur doit être au service de la société
Former en fonction des opportunités locales
« L’enseignement n’est pas seulement constitué par la recherche et la formation, il comprend aussi les services à la société. Concernant ce point, les Américains en avaient tellement compris l’utilité que c’est en pleine guerre de sécession que les universités vertes ont été ouvertes par le président Abraham Lincoln. Ces universités ont pour but de mettre la science au service du monde rural et de transmettre des connaissances. Ce modèle existe chez nous, mais l’on se demande pourquoi, jusqu’à une date récente, une université comme celle de Dakar n’offrait aucune formation en agriculture alors que ce secteur demeure la solution à nos problèmes.
Une Licence en « Agriculture et Commercialisation » a été ouverte. Malheureusement les étudiants de cette filière sont employés avant même leur sortie de formation, et tout l’échec réside en cela car c’est à eux que revenaient l’entrepreneuriat et la transformation au sein du milieu rural. Mais pour ce faire, il aurait fallu un alignement entre ce qui est fait au niveau des universités et la politique gouvernementale pour établir un débat constructif. On ne se parle pas à suffisance, on ne s’entend pas à suffisance et on ne collabore pas. Or, si dans un système il n’y a pas une collaboration entre l’académie, le gouvernement, le secteur privé et la société civile, toute entreprise sera vaine.
L’enseignement n’est pas seulement constitué par la recherche et la formation, il comprend aussi les services à la société. Concernant ce point, les Américains en avaient tellement compris l’utilité que c’est en pleine guerre de sécession que les universités vertes ont été ouvertes par le président Abraham Lincoln
Il existe tout de même des actions individuelles. Avec l’appui de collègues de l’université de l’Etat du Michigan aux Etats-Unis, j’ai créé à Niakhène (une localité située à 175 km de Dakar) « l’UCAD rurale » sur une superficie de 50 hectares. Aussi, le centre PEMEL de Podor, un centre multimédia communautaire servant de pont entre le monde académique et le monde agricole a été construit.
Aujourd’hui, le centre abrite une radio communautaire qui diffuse les bonnes informations pour changer la perception des choses. Doté d’une salle qui répond aux normes technologiques pour l’organisation de rencontres, des discussions entre les académiques et les producteurs agricoles y ont été organisées et un bilan exhaustif sur l’état des besoins du secteur agricole y a été dressé.
Une Licence en « Agriculture et Commercialisation » a été ouverte. Malheureusement, les étudiants de cette filière sont employés avant même leur sortie de formation, et tout l’échec réside en cela car c’est à eux que revenaient l’entreprenariat et la transformation au sein du milieu rural
Les choses ne sont pas linéaires, elles sont même très complexes, et malheureusement nous n’avons pas une conception commune de l’enseignement supérieur.»
Sacraliser l’enseignement technique et la formation professionnelle
Mettre en place un dispositif précoce d’orientation vers l’enseignement technique
Il faudrait remonter à la maternelle, tout se passe au berceau, quand un enfant s’amuse à construire des trains, il y a de fortes chances qu’il travaille dans les métiers du rail, ceci pour dire que tout se passe au départ.
Ensuite vient le cursus d’orientation et c’est pour cela que les assises de l’éducation ont demandé qu’on réorganise le dispositif d’apprentissage qui a exclu pendant longtemps les apprenants de la langue arabe et pourtant ces derniers après leurs thèses dans des pays arabes ne veulent pas se limiter à l’exégèse coranique, il est donc important de les faire revenir.
Je vous dis très sincèrement après avoir dirigé les assises de l’éducation et de la formation, si on continue à avoir des classes d’une centaine d’élèves, inutile de se fatiguer car la qualité ne suivra pas
« Il faut que l’on sacralise l’enseignement technique et la formation professionnelle et passer des 5% d’effectifs à 35 ou 40%. Aussi, c’est utopique de penser à une adéquation entre formation et les emplois du futur, car les emplois de demain sont jusqu’à ce jour inconnus. Donc ce que nous devons faire, c’est de renforcer les fondamentaux. Je vous dis très sincèrement après avoir dirigé les assises de l’éducation et de la formation, si on continue à avoir des classes d’une centaine d’élèves, inutile de se fatiguer car la qualité ne suivra pas. On ne peut pas prendre en charge cent enfants simultanément. Un enseignant qualifié, avec un nombre restreint d’enfants, pourra faire un suivi individuel et adapter son enseignement en fonction des aptitudes de chaque enfant pour faciliter leur progression et déceler leurs talents.
Manager les ressources humaines littéraires
Ensuite, il faut instituer un bon système de communication sur les débouchés professionnels des filières académiques afin de réguler le flux vers les filières littéraires. Seuls les enfants de certaines familles ont l’information qu’il faut pour trouver des filières qui ouvrent des portes à l’emploi. Aussi, je ne suis pas tout à fait d’accord que les filières littéraires soient un handicap. J’ai rencontré une jeune fille diplômée d’un Bac littéraire au Sénégal, au lycée Mariama Ba, qui pourtant est major de sa promotion en informatique à Elizabeth States University aux Etats-Unis. Donc il faut déconstruire cette idée d’orientation et d’élimination en fonction des filières.
La vérité est que l’on ne peut pas créer une formation professionnelle sans l’appui des professionnels. Cependant ces derniers essaient de fermer la porte aux nouveaux arrivants afin de contrôler toutes les parts du marché
Aujourd’hui, si l’on engageait le Sénégal vers les métiers de la traduction ou de l’interprétariat au profit du marché mondial, beaucoup d’emplois pourraient être créés. Sauf que cette initiative a été bloquée par les professionnels de ce secteur de même que l’a été auparavant celle portant sur la filière du notariat. La vérité est que l’on ne peut pas créer une formation professionnelle sans l’appui des professionnels. Cependant, ces derniers essaient de fermer la porte aux nouveaux arrivants afin de contrôler toutes les parts du marché.
Il faudrait agir sur plusieurs leviers, avancer dans la durée et ne pas seulement se concentrer sur l’emploi salarié. Il faudrait aussi prendre en compte l’entreprenariat en formant les jeunes à la création d’entreprise, mais aussi renforcer l’incubateur (d’entreprises) et y mettre des ressources financières.
Encadrer les financements des projets portés par les jeunes
Aujourd’hui, le gouvernement met beaucoup d’argent pour les financements des projets portés par les jeunes, alors que des étapes importantes de constitution de projet ne sont pas respectées par leurs porteurs. Pour incuber un projet, il faut sept (7) ans pour comprendre le périmètre du marché, comment l’explorer, pour le consolider et l’ouvrir. Une fois qu’on a l’incubateur, lorsqu’une affaire tourne, il permet de pouvoir ouvrir le capital en allant vers le parc scientifique. Il faut qu’on ait des capitaux risques.
Aujourd’hui, quelle est la banque sénégalaise qui peut accompagner les industries et les porteurs de projets? Il n’en existe pas, la Banque nationale du développement économique (BNDE) vient d’ouvrir ses portes. Toutes les autres banques sont des banques étrangères qui n’accompagnent que l’économie de leur pays d’origine. De ce fait, elles n’accompagneront pas les Sénégalais car elles ne voudront pas prendre de risques. Donc les choses sont plus complexes qu’on ne le pense. Il faut que progressivement par des débats, l’on puisse poser les questions et essayer de voir comment créer des synergies.
Je pense que ceux qui sont bien formés doivent s’engager dans le privé. Aujourd’hui, si on regarde la cartographie du patronat sénégalais, l’on constate que beaucoup de patrons ne sont pas allés à l’école française et c’est une erreur de dire qu’ils n’ont pas appris. Ils viennent du monde arabo-musulman, des « daaras » (écoles coranique en wolof), et ce sont eux qui entreprennent. Au Sénégal, les gens qui ont échoué à l’école sont plus entreprenants que les diplômés des universités, et cela traduit l’échec de notre système éducatif.
Professeur de classe exceptionnelle, Abdou Salam Sall est professeur de chimie inorganique, branche de la chimie étudiant les composés minéraux. Il a été successivement secrétaire général du Syndicat autonome de l’enseignement supérieur (SAES), doyen de la Faculté des sciences et techniques (FST), recteur de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (de 2003 à 2010) et président du comité de pilotage des Assises de l’éducation et de la formation au Sénégal. Il est l’auteur d’une cinquantaine de publications notamment “Les mutations de l’enseignement supérieur en Afrique : le cas de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD)”.