Dans le cadre du débat sur les réformes dans l’enseignement supérieur en Afrique de l’Ouest, le think tank citoyen WATHI a effectué un entretien le 23 novembre 2017 avec le ministre de l’Enseignement supérieur du Sénégal Mary Teuw Niane. Dans cette première partie, il évoque le programme des réformes prioritaires 2013-2017 qui constitue un cadre de redressement de l’université sénégalaise.
EXTRAITS DE L’ENTRETIEN
Une réorientation de la gouvernance et des objectifs de l’université
Essentiellement nous avions une université « tour d’ivoire » qui ne fonctionnait que pour elle-même. Elle a produit beaucoup de ressources humaines pour l’administration mais elle avait une production faible au niveau des secteurs dynamiques de l’économie, au niveau des communautés, et l’impact direct de l’enseignement supérieur et de la recherche sur la population était faible. Il fallait donc revoir l’orientation, en particulier la vision que nous avions de l’enseignement supérieur.
Nous avions une université « tour d’ivoire » qui ne fonctionnait que pour elle-même. Elle a produit beaucoup de ressources humaines pour l’administration mais elle avait une production faible au niveau des secteurs dynamiques de l’économie
C’est pourquoi une nouvelle vision a été construite, celle de faire de l’enseignement supérieur un levier de développement économique, social et culturel. Dès lors que cette vision est fixée, évidemment la gouvernance de ces institutions devait s’adapter à elle. C’est pourquoi vous avez remarqué l’adoption de plusieurs textes, en particulier la loi cadre permettant la participation de tous les acteurs de la vie nationale à la gouvernance de l’université et en particulier la présidence et la vice-présidence du conseil d’administration (des universités) qui sont confiées à des personnalités du monde socio-économique.
Il s’agissait aussi de répondre à la question de l’employabilité en construisant au sein de l’enseignement supérieur, et en particulier au niveau des universités, des filières qui répondent aux besoins et aux potentialités de l’économie. A ce niveau, les universités se sont beaucoup professionnalisées mais elles apparaissaient insuffisantes compte tenu des formations de longue durée qu’elles offraient. D’où l’importance des formations professionnelles de courte durée, et c’est la raison pour laquelle les Instituts supérieurs d’enseignement professionnel (ISEP) sont apparus.
Contrôler la qualité de l’enseignement supérieur et assurer l’équité entre les régions
L’enseignement supérieur étant universel, tout comme sa qualité, il fallait créer un cadre régulateur de la qualité. C’est en ce sens que l’Autorité nationale d’assurance qualité de l’enseignement supérieur (ANAQ SUP) a été créée et qui est présente dans l’espace francophone. Autorité autonome, elle nous a permis de parachever l’intégration nationale de l’enseignement supérieur, puisque nous avions un système d’enseignement public et privé qui fonctionnait en parallèle. Désormais ces systèmes sont intégrés puisqu’ayant la même autorité de validation, d’habilitation et d’accréditation.
Sur la même lancée, cette équité a pris aussi en charge l’enseignement de l’arabe qui est la première langue étrangère enseignée dans notre pays et qui restait un peu « clandestine », même si elle est la langue d’expression de la religion qui a le plus de pratiquants au Sénégal, à savoir l’Islam. Là aussi, la réforme a permis d’avoir cette égalité de dignité entre l’enseignement de l’arabe et du français, entre la formation à distance et en présence, entre l’enseignement supérieur public et privé.
Il fallait aussi construire une équité, avec le déploiement de l’enseignement supérieur sur tout le territoire national
Il fallait aussi construire une équité, avec le déploiement de l’enseignement supérieur sur tout le territoire national. C’est vrai aussi que le Sénégal est un pays où l’enseignement supérieur bénéficie d’une certaine « internationalisation ».Nous accueillons beaucoup d’étudiants venant d’autres pays, mais il fallait faire davantage, et la réforme a permis de prendre en charge cette question qui jusque-là abordait de manière insuffisante la recherche.
De la période des indépendances à 2014, il n’ya pas eu de pilotage, encore moins de gouvernance nationale de la recherche. La réforme a permis la création d’une Direction générale de la recherche permettant d’avoir un cadre de coordination de la recherche au niveau national, étant entendu que les structures de recherche n’appartiennent pas toutes à l’enseignement supérieur. Enfin, il fallait rendre l’enseignement supérieur attractif pour les bacheliers, les étudiants mais aussi pour les bailleurs.
Si nous voulons un enseignement supérieur de qualité, il faut bien qu’il y ait un financement en adéquation avec les ambitions de développement de l’enseignement supérieur. Cette réforme a permis de mobiliser des ressources jamais obtenues dans ce secteur. En octobre 2017, nous avions évalué la masse de financement obtenue pour l’enseignement supérieur : nous en étions à 434 milliards de francs CFA (Plus de 661 millions d’euros)en cinq ans. C’est à peu près le triple de la somme qui a été mobilisée pendant 52 ans au Sénégal.
Le numérique, une réponse aux défis structurels de l’enseignement supérieur
Ayant une politique de Gestion axée sur les résultats (GAR), à chaque mois de juin, nous procédons à une évaluation. Au niveau de la gouvernance, la loi-cadre a été adoptée. Nous avons eu une loi qui concerne le volet social portant sur la création des Centres régionaux des œuvres universitaires et sociales (CROUS).
Nous avons tenu les ateliers pour la loi d’orientation de l’enseignement supérieur, de la recherche et de la technologie qui est en cours de finalisation. Le centre de mutualisation de partage est en construction, et le gros-œuvre de la construction de la Cité du Savoir est quasiment terminé, Elle sera inaugurée… sûrement au premier trimestre de 2018.
Au niveau du système d’information et de gestion de l’enseignement supérieur et de la recherche, énormément de choses ont été faites puisque nous avons terminé l’interconnexion de toutes les universités et des établissements publics d’enseignement supérieur. Parce qu’à coté des universités, il y a actuellement l’Ecole polytechnique de Thiès et l’ISEP de Thiès. Nous avons aussi fait un grand effort au niveau des réseaux internes, nous avons mis une bande passante de 2×150 méga. Grâce à des conventions signées avec « Elsevier »l’un des plus gros éditeurs mondiaux de littérature scientifique, et avec « », un portail numérique sur les sciences humaines et sociales, nous avons gratuitement permis l’accès aux étudiants à la base de données des revues « SciencesDirect ».
Grâce à des conventions signées avec l’un des plus gros éditeurs mondiaux de littérature scientifique, et avec un portail numérique sur les sciences humaines et sociales, nous avons gratuitement permis l’accès aux étudiants à la base de données des revues
Pour ce qui est de la dématérialisation, des pas importants ont été faits avec la mise en place de la plateforme « Campusen.sn » avec comme première cible l’orientation des nouveaux bacheliers. A partir de cette année, la plateforme prendra en compte l’ensemble des appels à candidature pour les bourses, y compris les bourses étrangères. Mais nous avons aussi « Senbourse », qui est « le logiciel des bourses » au niveau national et nous sommes en train de travailler pour qu’en 2018, nous puissions terminer avec la dématérialisation de la gestion administrative, financière et pédagogique.
D’importants efforts ont été faits. Ce qui reste à faire, c’est l’application du texte portant réforme du Centre national de recherche scientifique(CNRS). Le décret concernant le CNRS existe mais aucune réforme n’a encore été faite. Ceci est lié à l’achèvement de la mise en place de la Direction générale de la recherche (DGR) et de toute la plateforme de recherche qui pourra nous permettre d’avoir une meilleure vue sur la suite de l’opérationnalisation de la recherche.
Rendre la carrière d’enseignant-chercheur attractive pour toutes les nationalités
Le Sénégal est un pays assez particulier et je m’en rends compte lorsque je visite les pays anglophones. Au Sénégal, dans nos universités publiques, plus de 80% des enseignants-chercheurs sont titulaires du doctorat. Ce taux peut paraître extrêmement élevé si on le compare à celui des enseignants-chercheurs dans les universités sud-africaines qui tourne autour de 60%. Ce taux ne va pas faiblir au Sénégal puisque depuis 15 ans le gouvernement a opté pour une politique d’attribution de bourses du troisième cycle visant une formation en masse des doctorants.
Cette politique peut être quantifiée puisque nous avons aujourd’hui plusieurs appels à candidatures pour les 210 postes ouverts en 2015, avec une moyenne de plus de 10 à 20 candidatures par poste de postulants sénégalais et étrangers. L’appel à candidatures pour l’université Amadou Moctar Mbow a recueilli plus de 1300 demandes dont un millier de titulaires du doctorat.
Je pense que l’on est l’un des rares pays africains, pour ne pas dire le seul, à permettre à tout Africain de faire une carrière complète d’enseignant-chercheur au Sénégal
Idem pour l’université Sine Saloum Elhadj Ibrahima Niass qui a enregistré 1200 candidatures dont 600 sont titulaires du doctorat. Il faut souligner que le Sénégal a une particularité. Je pense que l’on est l’un des rares pays africains, pour ne pas dire le seul, à permettre à tout Africain de faire une carrière complète d’enseignant-chercheur au Sénégal. Jusqu’en 2015, nos postes étaient ouverts à tous les Africains et le recrutement est suivi d’une titularisation et d’un échelonnement au même titre que l’enseignant sénégalais.
Quant aux pensions de retraites, elles peuvent être perçues au Sénégal ou dans leur pays d’origine. A partir de 2015, cette politique a été élargie à tous les pays du monde. Ceci évidemment élargit le vivier de recrutement de nos enseignants, notamment lorsque le poste est rendu plus attrayant notamment par une augmentation du salaire des enseignants depuis 2003, qui a continué l’année dernière (2016) avec la réforme des titres. Plus attractive, la fonction d’enseignant-chercheur au Sénégal attire aujourd’hui les Européens.
Nous avons envie que nos étudiants aient plus de savoir-faire professionnel, mais aussi nous voulons recruter, accompagner et sécuriser les titulaires du Master dans des métiers ou filières en manque de doctorants
Aussi nous avons tenu compte des disciplines, des emplois et des métiers émergents, et pour cela il a fallu créer une masse critique. C’est dans ce sens que vous verrez que dans la réforme des titres, il a été aménagé un corps d’assistants où nous recrutons des personnes titulaires du Master. Ceci permet d’avoir d’anciens chercheurs devenus professionnels au sein des entreprises. Nous avons envie que nos étudiants aient plus de savoir-faire professionnel, mais aussi nous voulons recruter, accompagner et sécuriser les titulaires du Master dans des métiers ou filières en manque de doctorants. Donc nous n’avons pas d’inquiétudes pour ce qui concerne les ressources humaines.
Jusqu’en 2012, ce qui a le plus prévalu, c’est cette priorité accordée à l’éducation de base tout en omettant qu’elle est un « continuum » qui va du préscolaire au supérieur, De ce fait, le développement de l’éducation de base est lié au développement de l’enseignement supérieur, parce que la majeure partie du personnel d’encadrement au niveau de l’éducation provient de l’enseignement supérieur.
Un vaste programme de réhabilitation des infrastructures des universités
Nous sommes entrain de réhabiliter l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) et la plupart des infrastructures sont terminées, il ne reste que le Rectorat et l’Office du Bac. En ce qui concerne les quatre autres universités physiques (universités de Saint Louis, de Bambey, de Thiès et de Ziguinchor), il faudra étendre les infrastructures et faire en sorte que l’université de Saint-Louis puisse avoir les infrastructures pour se stabiliser à 15.000 apprenants, 10.000 apprenants pour les autres universités.
Pour l’université de Saint-Louis, la plus grande partie de l’extension est terminée. Il reste d’autres infrastructures secondaires. Quant à celle de Bambey, c’est pratiquement achevé. A Thiès, les finitions sont en cours et c’est Ziguinchor qui avait pris du retard mais les travaux ont redémarré. Cependant cela ne suffisait pas car il fallait aussi créer des centres universitaires rattachés à ces pôles. Ainsi pour le Nord, à Saint-Louis, la construction du Centre universitaire de Guéoul a démarré, idem dans la région de Casamance (Sud) pour le centre universitaire délocalisé de Kolda.
Nous avons mis en place, avec l’opportunité qu’offre le numérique, l’Université virtuelle du Sénégal (UVS) et accompagné de ses démembrements physiques que sont les espaces numériques ouverts
Ensuite, il fallait créer de nouvelles universités en rapport avec la demande mais aussi avec l’orientation de la réforme, parce que la réforme a fait le choix de réorienter l’enseignement supérieur vers les sciences, les technologies, les sciences de l’ingénieur, les mathématiques et les formations professionnelles courtes. Dans ce sens, nous avons lancé les constructions de l’université Amadou Moctar Mbow à Diamniadio et celle du Sine Saloum Elhadj Ibrahima Niass, pour une capacité de 30.000 étudiants. Ensuite la construction des Instituts supérieurs d’enseignement professionnel (ISEP) a suivi afin de valoriser les formations professionnelles courtes. Aujourd’hui, nous avons cinq (5) ISEP qui sont financés à Thiès, à Diamniadio, à Bignona, à Richard Toll et à Matam.
Cependant tout cela ne suffit pas, parce que l’effort que le gouvernement a fait au niveau du primaire, du moyen et du secondaire fait qu’on a à peu prés une moyenne de 5000 à 10000 bacheliers supplémentaires par an. Pour répondre à cela, nous avons mis en place, avec l’opportunité qu’offre le numérique, l’Université virtuelle du Sénégal (UVS) et accompagné de ses démembrements physiques que sont les espaces numériques ouverts. La construction du siège de l’UVS est en cours à Diamniadio ainsi que 16 espaces numériques ouverts dans le pays, dont quatre (4) appels d’offres ont été lancés.
A la fin du programme en 2022, nous en aurons construit cinquante (50), ce qui va nous donner au Sénégal un potentiel unique au monde de 21000 places simultanées de visioconférence sur l’ensemble du territoire national. A coté de cela, nous sommes en train de bâtir la Cité du Savoir pour la recherche, pour l’innovation, la formation et pour la promotion de la culture scientifique afin de toujours réussir cette réorientation vers les sciences, les technologies, les sciences de l’ingénieur et les mathématiques. Nous sommes aussi en train de terminer un grand programme de construction de 100 laboratoires dans les cinq (5) universités physiques existantes et à l’Ecole polytechnique de Thiès.
Mary Teuw Niane est, depuis 2012, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation du Sénégal. Il est un mathématicien et professeur titulaire de classe exceptionnelle. Il a été recteur de l’université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal) de 2006 à 2012.