Dans le cadre du débat sur les systèmes de santé en Afrique de l’Ouest, WATHI s’est entretenu avec le Dr Falla Mané, président de l’Union des jeunes pharmaciens du Sénégal, pour discuter de la formation et de l’emploi des jeunes pharmaciens en plus des autres défis du secteur pharmaceutique. Il répond à nos questions dans cette première partie de l’entretien :
- Cela fait des mois que l’Union des jeunes pharmaciens du Sénégal attire l’attention sur le chômage et le manque de protection des jeunes pharmaciens. Pouvez-vous nous expliciter votre position ?
L’UJPS est une association regroupant de jeunes pharmaciens en fin de formation ainsi que des diplômés de moins de 45 ans. Pour être membre, il suffit de répondre à ces critères et de posséder une carte de membre. C’est une structure qui existe depuis 2001 et dont nous avons hérité depuis 2015. L’enjeu pour nous est de montrer que les préoccupations des pharmaciens de 2001 sont encore d’actualité. Je parle des difficultés pour être reconnu par les instances de la profession, principalement l’ordre des pharmaciens du Sénégal, ou encore les soucis d’insertion dans le monde du travail.
Pour les jeunes pharmaciens, c’est l’accès à une officine de pharmacie qui constitue le principal débouché. Mais aujourd’hui certains changements ont rendu de plus en plus difficile l’accès à une autorisation d’ouverture de pharmacie. Les jeunes pharmaciens ne demandent pas à être financés, mais demandent simplement à ce que l’Etat, à travers la Direction de la pharmacie et du médicament et selon des critères non-discriminatoires, n’empêche pas les pharmaciens d’exercer leur profession.
Normalement, il est interdit d’ouvrir une pharmacie en face d’une structure sanitaire. Pourtant, la pharmacie en face de l’Hôpital Fann ne respecte pas cette règle, et elle a été autorisée par décision du ministre d’antan
Nous considérons que les critères actuels sont véritablement discriminatoires car ils favorisent les pharmaciens les plus les anciens, qui sont même parfois à la retraite. Ces derniers entrent souvent en compétition avec les plus jeunes, ce qui était beaucoup moins fréquent il y a quelques années. Cette situation est d’autant plus inacceptable que le besoin de nouvelles structures existe dans de nombreuses régions du pays où on peine à disposer d’une pharmacie.
- Quand vous dites que les critères d’attribution d’un titre d’installation d’une officine sont discriminatoires, en quoi tient cette discrimination ?
Cela dépend en grande partie des responsables, des instances qui sont là, principalement l’Ordre des pharmaciens, au niveau de la Direction de la pharmacie et du médicament, au niveau du syndicat des pharmaciens du Sénégal. Avant 2010, il n’y avait pas trop de soucis. Un jeune diplômé pouvait préparer son dossier si son ambition était d’ouvrir une pharmacie, puis ce dossier-là était étudié et la personne se voyait affectée quelque part selon des normes établies telles que « une pharmacie pour 10000 habitantes » ou « une pharmacie tous les 500 mètres ». A partir du moment où vous respectiez ces critères et vous étiez le seul à demander l’autorisation, l’Etat mettait à votre disposition une autorisation d’ouverture d’une officine de pharmacie.
Ce serait même une perte pour l’Etat de miser uniquement sur l’officine pour gérer le problème de l’employabilité des jeunes pharmaciens
Depuis, il y a eu plusieurs changements. Un arrêté a été signé en 2007 par le ministre de la santé sur la proposition de quelques responsables du secteur, provenant de l’Ordre ou de la Direction de la pharmacie et du médicament. Cet arrêté préconisait que c’était désormais le ministère de la Santé qui devait décider directement chaque année des sites où devaient s’ouvrir les officines de pharmacie. Désormais, on ne peut plus directement déposer un dossier et demander d’installer sa pharmacie où on veut.
C’est le ministère qui choisit dans quelle zone il souhaite ouvrir des pharmacies, puis après, il y a une sélection parmi tous les pharmaciens qui candidatent. Aussi, cela explique pourquoi beaucoup de gens peinent désormais à ouvrir une pharmacie. Tout le monde est mis dans le même lot, et il n’y a plus de différence entre les pharmaciens qui sortent de l’université et des anciens de la fonction publique qui sont proches de la retraite.
- Est-ce que ça veut dire qu’il y a un manque de transparence dans le processus de prise décision qui concerne le milieu pharmaceutique?
Je ne peux pas dire cela, car c’est une compétition où les critères sont établis à l’avance. Pour autant, il faut dire qu’il y a un manque de transparence, car c’est une compétition qui arrange certains plus que d’autres. C’est un système de notations très complexe que le recteur peut changer selon son bon vouloir. Chaque année on demande qu’il y ait plus de transparence parce que les résultats ne sont pas affichés à la fin. C’est à cause de ce processus qu’on a l’impression que le jeu se trouve biaisé, si tout était clair, net, simple, et transparent, personne ne se poserait de questions. Mais c’est une situation qui est là, qui est patente et nous sommes obligés de la dénoncer. Le processus que je vous expose ici est ce que l’on appelle « la voie normale », mais dans les faits une autre voir existe, c’est la voie dite « dérogatoire ».
Selon la voie « dérogatoire », le ministre de la Santé a le pouvoir de doter une personne lambda d’une autorisation sur arrêté. Cela relève du pouvoir discrétionnaire du ministre, c’est une autorisation qui lui a été offerte par les textes. Je donne deux exemples patents. Normalement, il est interdit d’ouvrir une pharmacie en face d’une structure sanitaire. Pourtant, la pharmacie en face de l’Hôpital Fann ne respecte pas cette règle, et elle a été autorisée par décision du ministre d’antan.
L’explication donnée à cela est que le pharmacien était un ami du ministre de la santé. Un autre cas est celui de la pharmacie Nelson Mandela en face de l’hôpital principal de Dakar. Ce pouvoir accordé au ministre de la santé permet des exemples patents de mesures discriminatoires et de favoritisme.
- Une de vos principales revendications est d’alléger les critères pour le titre d’installation d’une officine de pharmacie ? Est-ce que le problème de l’employabilité se résout en donnant à chaque pharmacien le droit d’installer une pharmacie ?
Non ! Ce serait même une perte pour l’Etat de miser uniquement sur l’officine pour gérer le problème de l’employabilité des jeunes pharmaciens. Quand on prend l’exemple des pays développés comme la France, il n’y a pas longtemps, ils étaient aux alentours de 140.000 pharmaciens pour 22.000 pharmacies ouvertes sur le territoire. Ça veut dire que sur sept pharmaciens, il n’y a qu’un qui s’est installé. Les autres sont dans les autres secteurs de la pharmacie, comme l’industrie pharmaceutique, la grossisserie, la logistique, l’agro-alimentaire, ou encore l’ingénierie pharmaceutique. Mais ici au Sénégal, ce sont des secteurs qui sont sous-exploités. C’est uniquement le secteur de l’officine qui recrute de manière conséquente, ce qui crée une situation de léthargie.
Au Sénégal, il n’y a même pas le tiers des districts qui dispose de pharmaciens
Si je prends l’exemple d’un pays qui nous est proche comme la Côte d’Ivoire, les jeunes pharmaciens qui sortent de l’université sont là-bas rapidement recrutés par l’Etat dans la fonction publique. Les rares qui ne veulent pas rejoindre la fonction publique vont dans les autres secteurs ou deviennent assistants dans les officines de pharmacie par exemple. Là-bas, l’Etat a compris l’importance des pharmaciens, de sorte qu’il les a mis dans des secteurs où ils peuvent apporter quelque chose, et c’est principalement dans les structures sanitaires.
Au Sénégal, il n’y a même pas le tiers des districts qui dispose de pharmaciens. Le district peut regrouper plusieurs structures sanitaires : un hôpital, un poste de santé, un centre de santé, mais des districts entiers ne disposent pas d’un pharmacien. Cela veut dire que la gestion du médicament dans toute cette zone est laissée entre des mains inexpertes. C’est un danger pour la population et cela peut aussi aboutir à certaines dérives que nous notons comme des marchés parallèles.
Aujourd’hui, le programme Eksina met à la disposition de structures publiques des médicaments sur la base du dépôt vente. Les vendeurs de ces médicaments n’ont pas une réelle maîtrise du danger de leurs produits et des limites réglementaires, et peuvent être tentés, pour rembourser les médicaments issus du programme, de vendre leurs stocks au marché noir. Un vrai pharmacien n’oserait jamais entrer dans un tel jeu car il aurait conscience des dangers que cela représente.
- Justement, beaucoup de pharmacies recrutent des vendeurs dans les officines au lieu d’employer des pharmaciens diplômés. Comment analysez-vous cette pratique ?
Ces vendeurs, nous les appelons auxiliaires en pharmacie. Ce sont des gens qui ont leur place dans les officines de pharmacies parce qu’ils aident. Néanmoins ce que l’Etat devrait exiger, c’est que dans chaque pharmacie, il y ait au moins un assistant pour suppléer le pharmacien qui ne peut pas être là tout le temps. C’est ce que dit la loi mais sous certaines conditions, en imposant que le pharmacien doive disposer d’un certain chiffre d’affaires. Mais ce sont des éléments qui échappent aux organisations de contrôle, que ce soit au niveau du secteur de la pharmacie ou au niveau étatique. On ne peut donc pas se baser sur ces paramètres-là pour demander aux pharmaciens de recruter des assistants.
- Est-il possible d’améliorer cela ?
Il y a des possibilités. Nous avons produit un document dans lequel nous proposons des solutions. Par exemple, nous avons proposé qu’après un certain nombre d’années d’installation, un pharmacien puisse obligatoirement disposer d’un pharmacien assistant si la demande est là. Mais le problème c’est que de nombreux jeunes ont déjà quitté ce secteur parce qu’il n’était pas assez rémunérateur. Beaucoup d’entre eux ressentent un sentiment d’injustice en étant payé beaucoup moins que les confrères qui les recrutent alors même qu’ils ont un niveau d’étude équivalent.
Les jeunes pharmaciens prennent des risques et ils ne touchent pratiquement rien, c’est une aberration et un manque de respect à notre diplôme ! Cette situation explique pourquoi les jeunes cherchent à disposer de leur officine de pharmacie, quitte à délaisser d’autres secteurs comme la recherche ou l’industrie parce qu’ils n’y sont pas accompagnés. Il n’y a aucune bourse ou politique d’orientation de l’Etat pour développer les autres secteurs pharmaceutiques.
- Quelles mesures prendre pour offrir un meilleur salaire aux pharmaciens et les inciter à rester employés dans leurs pharmacies ?
Cela relève d’abord d’une volonté personnelle du pharmacien employeur. Mais si ce n’est pas encadré également, il n’y aura pas de respect. L’Etat se dit que c’est un secteur privé et qu’il faut donc le laisser fonctionner tout seul. Pourtant, il y a une instance de régulation qui est la Direction de la pharmacie et du médicament, qui dépend du ministère et qui aurait pu jouer ce rôle de police en exigeant un salaire minimum pour les diplômés en pharmacie. Ça pourrait inciter ces jeunes diplômés à rester un certain temps comme pharmacien assistant. D’ailleurs, en France, ce terme est révolu, ils parlent de pharmacien adjoint par respect pour celui qui dispose du même diplôme que le pharmacien employeur.
Dans beaucoup de pays, les pharmaciens adjoints se trouvent dans le capital des pharmaciens titulaires afin de leur permettre de se sentir impliqués dans la gestion de l’officine. Aussi, si certains avancent qu’ouvrir des officines c’est saturer le secteur de la pharmacie, ils devraient en contrepartie permettre aux gens qui sortent d’aller travailler avec leurs confrères afin de développer des business qu’ils peuvent partager. Mais tel n’est pas le cas, donc tout le monde cherche et profite du droit qui lui reste: celui d’ouvrir une pharmacie.
- Faut-il alors créer un statut particulier pour les jeunes pharmaciens ou y-a-t-il d’autres choses à faire ?
Pour dire vrai, c’est une question de volonté parce qu’il y a une réglementation qui est déjà là. Il y a des instances de réglementation comme la Direction de la pharmacie et du médicament, mais l’instance qui est censée représenter la profession en tant que telle c’est l’Ordre des pharmaciens du Sénégal. Le problème c’est que l’Ordre est composé principalement de pharmaciens titulaires d’officines de pharmacies. On comprend donc bien pourquoi il est difficile de mettre en place des protocoles imposant à tous les pharmaciens d’augmenter le salaire de leurs assistants. Il y a un conflit d’intérêts.
Il n’y a aucune bourse ou politique d’orientation de l’Etat pour développer les autres secteurs pharmaceutiques
Il y a un autre outil de réglementation qui est la Direction de la Pharmacie et du médicament qui pourrait au moins apporter un plus dans ce secteur parce que c’est de leur compétence, mais ils travaillent sur plusieurs fronts et ils ne veulent pas se mettre à dos tout le secteur avec des mesures de fond. Il faut rappeler pour leur défense qu’au-delà du secteur pharmaceutique, ils gèrent beaucoup de dossiers comme la réglementation du marché des médicaments ou encore les ouvertures d’officines de pharmacie. Par ailleurs, c’est une direction qui dépend de la Direction générale de la santé et qui n’est donc pas autonome. S’ils étaient autonomes avec un budget propre, cela leur aurait permis de prendre la pleine mesure des tâches qui leur sont assignées. Pour l’heure, ils subissent un manque de moyens et de personnel.
Aussi, il y a des failles qui sont constatées dans les officines de pharmacies et il n’y a pas d’inspection pour redresser la manière dont fonctionnent ces officines de pharmacie du simple fait que l’organe de réglementation qui est la Direction de la Pharmacie et du médicament n’a pas assez de moyens pour aller faire des inspections. Les missions du pharmacien sont bien déterminées mais on note, dans certaines zones, des officines de pharmacie qui abritent des boutiques de transfert d’argent, ou encore des produits qui sont vendus à des prix supérieurs à leur prix réglementaire maximal alors que c’est interdit. Il y a quelques petites failles que nous nous pouvons diagnostiquer parce que nous sommes dans le milieu mais que les profanes ne remarquent pas.
Crédit photo : Wikipédia
Dr Falla Mané est le président de l’Union des jeunes pharmaciens du Sénégal. Il est diplômé de la faculté de médecine de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
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Analyse pertinente dr falla mané.