Auteur: Boubacar Boris Diop
Type de publication: Entretien publié sur le site de Seneplus
Date de publication: 15 avril 2020
Lien vers le document original
Le président Macky Sall a pris une batterie de mesures pour faire face au Covid-19. Est-ce que sa stratégie vous convainc ?
Il faut avant tout saluer le dévouement du personnel soignant, des femmes et des hommes qui abattent un travail colossal au péril de leur vie. C’est à leurs sacrifices que nous devons de pouvoir dormir paisiblement chaque soir. Cela dit, dans ces circonstances exceptionnelles et même si personne ne sait de quoi demain sera fait, le pays tient debout. On le doit en partie au président Macky Sall. Je suis de ceux qui n’avaient pas compris son refus de rapatrier les 13 étudiants de Wuhan mais les faits lui ont donné raison. Il est vrai aussi qu’il a tergiversé au début et que la fermeture tardive des frontières nous a mis finalement au contact de l’épidémie.
J’ai entendu le Dr Bousso dire qu’au Sénégal 96% des cas étaient directement ou indirectement importés. Sans ce retard à l’allumage, nous serions dans une bien meilleure situation à l’heure actuelle. J’avouerai par ailleurs une certaine perplexité par rapport aux chiffres que donne chaque matin le ministre Diouf Sarr. Si on compare avec ce qui se passe dans les pays les plus touchés, le nombre de cas reste extrêmement bas. Cela rassure mais d’un autre coté il y en a chaque jour une bonne dizaine de plus. Et quand un jour il n’y a que deux nouveaux cas, le nombre repart à la hausse dès le lendemain. Voilà, en gros chacun joue sa partition, la société civile, les religieux, les artistes, les médias et surtout la population qui se montre bien plus disciplinée que prévu.
La hiérarchisation des priorités va-t-elle être remise en cause ? Va-t-on enfin comprendre que la santé et l’éducation ne peuvent pas être marginalisées dans les plans de développement comme cela est le cas depuis tant de décennies ?
Certains vont peut-être dire qu’il ne faut pas se défausser sur les autres mais les programmes d’ajustement structurel ont été quasi fatals à la santé et à l’éducation partout où ils ont été appliqués. Cela dit, lorsque Macky Sall engloutit des sommes faramineuses dans un TER qui jusqu’ici n’a roulé que pour lui ou dans d’autres infrastructures routières tape-à-l’œil, c’est son choix ; il semble également obsédé par la construction de stades monumentaux et cela nous coûte horriblement cher.
On sait bien que le peuple veut des jeux mais encore faut-il qu’il soit en vie pour assister à des matchs de foot ou de basket. Je ne veux pas non plus être injuste, je sais que Macky Sall a toujours attaché une très grande importance à la Couverture Maladie Universelle. En outre, on ne peut pas juger les performances de notre système de santé à la seule aune de cette pandémie que personne n’a vue venir.
Justement, certains prédisent des millions de morts en Afrique…
Ce qui arrive en ce moment à l’humanité est si inexplicable que nous nous surprenons tous à fantasmer sur une hécatombe, voire sur la destruction de notre espèce. Parmi ceux qui annoncent des millions de morts en Afrique, certains sont bien intentionnés, ils nous invitent à la vigilance. C’est le cas, par exemple, de ce groupe d’anciens chefs d’Etats africains mené par le Nigerian Obasanjo ou de la Fondation Moh Ibrahim. Mais beaucoup d’intellectuels et d’hommes politiques occidentaux ont juste du mal à comprendre que dans les circonstances actuelles l’Afrique ne soit pas en train de baigner dans son sang.
Cela leur est tout simplement insupportable. Mais ce n’est pas parce que l’Afrique a ‘’l’habitude du malheur’’ pour reprendre l’expression de Mongo Beti que l’on doit s’autoriser tous les délires à son sujet. Ceux qui disent cela, Macron, Gutteres, etc. sont sans doute embarrassés par une tiers-mondisation de l’Occident qui n’était pas vraiment au programme. Jusqu’ici, le ramassage journalier des cadavres, les fosses communes et tout le reste, cela se passait à la télé et chez les autres, en Syrie, au Congo ou au Yémen. C’est dur de devoir se taper un tel chaos mais il faut savoir raison garder.
Certains vont peut-être dire qu’il ne faut pas se défausser sur les autres mais les programmes d’ajustement structurel ont été quasi fatals à la santé et à l’éducation partout où ils ont été appliqués
Peut-on se permettre d’être optimiste ?
Non, les choses ne sont pas aussi simples. Tout va très vite, ce nouveau coronavirus est particulièrement vicieux et on ne sait presque rien de lui. Pourtant, si on s’en tient à la situation réelle, je veux dire aux chiffres concernant notre continent, rien ne permet de prédire une catastrophe africaine imminente avec, comme dit Melinda Gates, des millions de cadavres dans les rues. Pourquoi les chiffres restent-ils si bas en Afrique depuis trois mois ? Il se pourrait bien que pour une raison ou une autre ce virus soit moins dangereux chez nous que dans le reste du monde. Et c’est à ce niveau que l’histoire nous interpelle et nous enjoint de nous projeter au-delà du présent.
Si, à Dieu ne plaise, un autre virus, tout aussi dévastateur, s’attaquait dans quelques années non plus à l’Italie, à l’Espagne, aux États-Unis ou à la France mais aux pays africains, y survivrons-nous ? Nous devons réfléchir dès aujourd’hui à cette éventualité et nous préparer soigneusement à y faire face. Notre principale arme, à l’échelle du continent et de chaque pays ce sera la souveraineté politique et économique. Au fond, ce que ces prophètes de malheur nous disent, c’est que nous avons toujours été voués à la mort et que le destin ne saurait rater une aussi formidable occasion de nous donner le coup de grâce.
Cette crise ne doit-elle pas sonner le réveil des Africains qui dépendent pour l’essentiel des Chinois et des Occidentaux ?
Cette question ne concerne pas uniquement l’Afrique, depuis quelque temps la Chine approvisionne le monde entier et chacun a pu mesurer les dangers d’une telle dépendance. Beaucoup de dirigeants de pays industrialisés ont fait état en termes à peine voilés de leur volonté de sortir de ce schéma dès la fin de la crise. Le Japon a même commencé à offrir ses services. Nous, cela fait longtemps que nous dépendons à la fois de l’Asie – surtout de la Chine – de l’Europe et de l’Amérique. La pandémie pourrait avoir un effet catalyseur sur la ZLECA ou ouvrir de nouvelles perspectives d’intégration économique aux plans régional et continental. Cela relève du bon sens et d’une simple logique de survie.
Cette pandémie est un événement exceptionnel. Il ne s’est rien passé de tel depuis 1918, année de la ‘’grippe espagnole’’. Quatre milliards d’êtres humains restent confinés chez eux. Comment analysez-vous cette crise inédite qui affecte le monde entier ?
Avec au moins quarante millions de morts, la ‘’grippe espagnole’’ a été plus meurtrière que la guerre de 14-18. Nous sommes loin de ces chiffres avec le Covid-19 mais ce qui se passe aujourd’hui est encore plus impressionnant. En fait, l’inimaginable, au sens le plus strict du terme, se produit sous nos yeux depuis bientôt trois mois. Le monde en a certes vu d’autres mais chacun de nous peut bien sentir en son for intérieur que jamais rien de tel ne s’est produit dans l’histoire de l’humanité. Je fais allusion ici à l’impossibilité de toute circulation maritime, terrestre ou aérienne, à la fermeture des écoles du monde entier ainsi que des stades, théâtres et autres lieux de loisirs.
Notre principale arme, à l’échelle du continent et de chaque pays ce sera la souveraineté politique et économique. Au fond, ce que ces prophètes de malheur nous disent, c’est que nous avons toujours été voués à la mort et que le destin ne saurait rater une aussi formidable occasion de nous donner le coup de grâce
Si en plus de toutes ces choses déjà difficiles à concevoir, vous avez quatre milliards d’êtres humains en confinement invités à se laver tout le temps les mains et à ne presque jamais se parler, cela fait quand même extrêmement bizarre. Nous ne savons quoi dire en voyant toutes ces villes complétement vides, tous ces orgueilleux gratte-ciels plus conçus pour être admirés que pour être habités et qui nous semblent soudain si insensés ! Je crois sincèrement que nous sommes en train de passer de l’autre côté du réel et il est fascinant que cet atterrissage dans un monde non pas nouveau mais autre, dans une autre temporalité, se fasse sans fracas, à pas de velours en quelque sorte. Le confinement, c’est le temps d’un silence et d’une solitude que nous ne connaissions pas, eux non plus.
Certaines sociétés pouvaient donner l’impression d’y être mieux préparées que d’autres mais on voit bien que ce n’est pas le cas, cette terre aux rues désertes est littéralement en apnée, son cœur a cessé de battre et la mort y rôde nuit et jour. La vraie question maintenant est de savoir combien de temps tout cela va durer. Il semble peu probable que l’on sorte de cette histoire avant cinq ou six mois. Tout ce qui nous rendait humains, même à notre insu, nous aura été interdit en 2020 qui sera finalement une année pour rien, une année de moins sur la carte du temps mais que paradoxalement nous n’oublierons pas de sitôt.
Après, il va falloir réapprendre des gestes tout simples, se serrer la main ou à l’arrière d’un taxi, bavarder entre amis sans craindre de tomber malade. Il nous sera moins facile demain de nous prétendre les maîtres du temps et de l’espace, je veux dire de croire que nous pouvons aller et venir à notre guise ou faire des projets, même à court terme. Nous ne serons plus jamais sûrs de rien, en fait. Nous devons nous attendre à être aveuglés par la lumière à la sortie de ce long tunnel.
Existe-t-il d’autres alternatives ?
Le mot confinement ne fait pas peur aux écrivains ou aux créateurs en général, il peut même être bienvenu pour eux, surtout dans une société comme la nôtre que Birago qualifiait de ‘’chronophage’’, du fait, comme vous le soulignez, de sa vie communautaire intense. Mais les fameux ‘’cas communautaires’’ qui terrifient tant les médecins à Louga, Guédiawaye, Touba ou Keur Massar, ça n’a vraiment rien à voir avec la littérature. Ils sont potentiellement ravageurs et vont peut-être nous valoir un confinement généralisé. Reste à savoir si ce sera suffisant pour juguler la menace. Je n’en suis personnellement pas sûr. D’autres alternatives ? Les appels à la vigilance ont un certain effet, surtout que les autorités religieuses font entendre leur voix. Il n’y a pas de solution idéale parce que le confinement n’est compatible nulle part avec la nécessité de trouver de quoi nourrir sa famille. C’est encore plus vrai dans une économie de la débrouille. Pour la majorité de la population ce serait un luxe.
Je crois sincèrement que nous sommes en train de passer de l’autre côté du réel et il est fascinant que cet atterrissage dans un monde non pas nouveau mais autre, dans une autre temporalité, se fasse sans fracas, à pas de velours en quelque sorte
D’un côté la pandémie est globale, elle touche toute la planète mais dans le même temps, elle est micro-individuelle autant dans son impact que dans ses solutions. Quel paradoxe ! N’est-ce pas ?
Mon intime conviction c’est que cette pandémie va être le chant du cygne d’une certaine idée de la mondialisation. Je veux parler de cette image d’Epinal de la ‘’globalisation heureuse’’, presque amusante mais surtout difficile à comprendre au moment même où l’antikémitisme n’a jamais été aussi universel. Voyez les Chinois de Guanzou, ils n’ont pas attendu longtemps pour se remettre à casser du Nègre, c’est pareil dans les pays arabes, ça se passe ainsi presque partout. Mais – là est le paradoxe – cette pandémie est sans doute aussi l’événement le plus mondialisé de tous les temps.
Jusqu’ici il y avait tout de même une nette ligne de partage entre le proche et le lointain, il nous arrivait certes de vibrer au rythme de nouvelles venues d’ailleurs mais au fond elles ne nous concernaient que très peu, chacun retournant vite à ses petites affaires, bien différentes. Cette fois-ci Sydney, New York, Kuala Lumpur ou tel village derrière Louga ou Bignona ont finalement les mêmes sujets de conversation, masque ou pas masque, chloroquine ou pas, gestes barrières, confinement, solution hydro alcoolique etc. À vrai dire, il suffirait presque de tendre l’oreille pour entendre le concert des milliards de mains que l’on frotte l’une contre l’autre. Ce n’est pas tout.
Depuis deux mois, chacun de nous pense plus souvent que d’habitude à sa propre mort ou à celle des siens, on écrit aux amis à travers le monde pour leur demander de leurs nouvelles mais ils savent bien ce que nous attendons d’eux : un petit signe de vie, comme on dit pour les otages. S’il est enfin un domaine de l’activité humaine qui ne sera plus le même après la pandémie, c’est celui de la création littéraire et artistique, la tragédie va à coup sûr inspirer musiciens, romanciers, poètes et peintres et cela a d’ailleurs déjà commencé.
Pourquoi dites-vous que cette pandémie annonce la fin de la mondialisation ?
D’abord, on peut s’attendre à ce que la circulation des êtres humains d’un continent à un autre se restreigne dramatiquement. Les États vont laisser leurs frontières s’entrebâiller, sans plus, et de toute façon, au moins pendant quelque temps, chacun se sentira mieux dans son pays avec très peu d’envie d’y tolérer des étrangers. Nous sommes désormais plus proches de la haine décomplexée de l’Autre que de ce gentil œcuménisme dont rêvent certains. Même avant cette pandémie, le repli identitaire était devenu une lourde tendance politique en Europe et en Amérique, où les populistes fascisants et les suprémacistes blancs se sentaient littéralement pousser des ailes.
Et aujourd’hui les grandes puissances sont moins préoccupées par la maladie elle-même que par les bouleversements sociaux qui vont en résulter. Ce virus a un immense potentiel révolutionnaire, il va s’en aller et nous léguer un monde exsangue où la culture et les relations à l’intérieur des sociétés et entre les nations n’auront plus du tout le même sens. Aux États-Unis, les gens achètent en ce moment des armes à tout va parce qu’ils redoutent une montée en flèche de la violence criminelle et il y a lieu de croire que ce sera pire dans les pays pauvres.
Pensez-vous que le modèle fédéraliste prôné par votre mentor Cheikh Anta Diop aurait facilité la lutte aux différents pays africains face à cette pandémie ?
Très certainement et je lis ces jours-ci pas mal de textes sur la pandémie mentionnant le travail de Cheikh Anta Diop, j’entends souvent des analystes se référer à lui sur les plateaux télé. L’idéal panafricaniste devient assurément plus séduisant. Cela n’a rien d’étonnant, on mesure mieux, à chaque tournant de notre histoire, l’actualité de la pensée politique de Diop. Il écrit dès 1960 dans Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire : ‘’Il faut faire définitivement basculer l’Afrique sur la pente de son destin fédéral.’’
Il identifiait aussi notre peur viscérale de devoir compter sur nos propres forces, instruisant surtout par ce biais le procès des élites africaines. Cette frilosité, on la constate aujourd’hui encore en maintes circonstances. Le CFA ? ‘’Ce n’est certes pas l’idéal, vous dira-t-on, mais c’est peut-être un moindre mal’’. Les langues nationales ? Les mêmes intellectuels vous rétorqueront que ‘’oui, bien sûr c’est une question importante mais attention, le français est devenu une langue africaine, ce ne sera pas facile de s’en passer’’.
Nous sommes désormais plus proches de la haine décomplexée de l’Autre que de ce gentil œcuménisme dont rêvent certains. Même avant cette pandémie, le repli identitaire était devenu une lourde tendance politique en Europe et en Amérique, où les populistes fascisants et les suprémacistes blancs se sentaient littéralement pousser des ailes
Cheikh Anta Diop appelait cette attitude la peur du ‘’sevrage économique’’. Malgré tous ces comportements qui trahissent surtout une profonde haine de soi, la situation actuelle montre que nous n’aurons bientôt plus d’autre choix que de nous unir, sauf à accepter de disparaitre purement et simplement.
Comment analysez-vous l’Initiative pour l’Afrique annoncée par Macron ?
Cela ressemble à une mauvaise blague. Le mot ‘’initiative’’ est du reste mal choisi, pour dire le moins. Ainsi donc, ce sont les Européens qui doivent prendre, du haut de leurs préjugés et stéréotypes racistes, l’initiative de notre salut ? On a également annoncé, comme il fallait s’y attendre, une enveloppe de l’Union européenne de quelques milliards. Mais ceux qui prétendent se porter au secours de l’Afrique n’ont pas bougé le plus petit doigt pour aider leurs proches voisins italiens ou espagnols. Le plus curieux, c’est que ces gens gardent assez de présence d’esprit au milieu de la tempête – une tempête de sang, tout de même – pour s’émouvoir du sort de l’Afrique qui, dans ce cas particulier, est bien mieux lotie que leurs pays. La compassion de ces potentiels bailleurs est plus que suspecte.
Macron et les Européens pour le compte de qui il ‘’gère’’ notre continent, se gardent du reste bien de rappeler que la dette africaine à annuler appartient pour 40% à la Chine ! Leur attitude est surtout un aveu de taille : on se soucie d’autant plus du sort de l’Afrique que l’on est soi-même dans le désarroi le plus total. Il faut croire que l’Europe perdrait un ‘’pognon de dingue’’ si elle devait se résigner à ne plus nous ‘’aider’’. J’ai été par ailleurs très gêné d’entendre Macky Sall supplier que l’on annule la dette. Le moment était mal choisi, ce n’est pas la chose à dire à des gens plutôt occupés, quoi qu’ils prétendent, à sauver leur peau. Ce n’est pas très digne.
La Françafrique survivra-t-elle à cette crise ?
Elle va essayer d’enfiler des habits neufs, comme à son habitude. Ça commençait déjà à sentir le roussi pour elle avant la pandémie et à mon avis les choses vont davantage se compliquer, la jeunesse africaine est à cran. La France essaiera malgré tout de s’accrocher car les enjeux économiques et politiques sont devenus encore plus vitaux qu’il y a seulement deux mois. Vous avez vu, Macron n’a pas pu s’empêcher, dans son dernier discours, de parler de l’Afrique.
Les Français ont bien décodé son propos et ça leur va tout à fait : l’Afrique viendra à notre secours avec ses inépuisables ressources. Au fond, cela rappelle le discours du 18 juin de De Gaulle : ‘’La France a perdu une bataille mais elle n’a pas perdu la guerre, elle a un immense empire’’… Il faut aussi évoquer dans le même ordre d’idées cette note curieuse du ministère français des Affaires étrangères où les rédacteurs se moquent de nos millions de morts imaginaires (‘’l’effet pangolin’’) en oubliant leurs milliers de morts bien réels, eux.
Il est question, dans ce document du Quai d’Orsay, de coopter, en toute démocratie cela va de soi, les futurs dirigeants de certains États africains. La gestion de proximité de nos élites politiques et intellectuelles est une vieille recette de la Françafrique et cela est perceptible dans cette note supposée confidentielle mais que le monde entier a lue avec stupéfaction.
Non, je ne vois pas une remise en cause de la Françafrique. Il faut se souvenir, Emmanuel Macron humilie publiquement à Ouaga le président Kaboré. En une autre occasion, il convoque d’un claquement de doigts cinq chefs d’États francophones à Pau. Puis peu de temps après, il déclare, publiquement là aussi, avoir donné à Paul Biya l’ordre de libérer l’opposant Maurice Kamto. Et vous avez vu la séquence abidjanaise avec Ouattara au sujet du CFA. Si Macron se comporte ainsi au vu et au su de tous, qu’est-ce que cela doit être lorsqu’il est seul avec Macky Sall ou Sassou Nguesso qui lui doivent tout, eux aussi ?
Tout cela est assez grossier mais peut-être aussi que c’est rassurant. Bander ainsi des muscles est au fond un aveu de faiblesse et quand le locataire de l’Élysée va jusqu’à se plaindre de ‘’sentiments anti-français’’, c’est qu’il sent le sol se dérober sous ses pas. Mais comme je viens de le dire, il n’a d’autre choix que de s’accrocher. En fait l’influence de la France dans le monde est tributaire de son poids politique en Afrique. Mais au Sénégal, au Mali, au Niger et dans toutes les néo-colonies françaises, les jeunes sont bien décidés à ne plus courber l’échine.
Dans une récente chronique Pape Samba Kane disait de cette jeunesse, que rien ne pourra arrêter, qu’elle est complètement déconnectée de la France. Je suis persuadé, moi aussi, que personne ne pourra dompter le peuple transnational et souvent complètement sauvage des réseaux sociaux. J’utilise bien évidemment le mot ‘’sauvage’’ dans un sens positif, pour me féliciter d’une liberté d’expression absolue.
La confiance entre l’État et le citoyen n’est pas particulièrement robuste en Afrique. N’est-ce pas là un problème majeur quand on se retrouve dans une situation comme celle-ci où il est important pour tous de respecter les règles érigées par les gouvernements pour contenir la contagion du virus ?
C’est tout le problème. À l’heure actuelle, les règles sont plutôt respectées au Sénégal mais ce que nous apprennent les ‘’cas communautaires’’, c’est une certaine méfiance envers la parole et les services de l’État. Les citoyens ont appris à faire sans l’État et dans une situation comme celle-ci ils s’en remettent à leur guide religieux pour les prières et au guérisseur pour prévenir ou traiter la maladie. Tout cela bien évidemment en violation de l’état d’urgence. Le phénomène en lui-même peut être vu comme marginal mais ses conséquences, en termes de transmission du virus, peuvent être très graves.
Parmi les changements que cette crise pourrait générer, pourquoi ne pas imaginer notamment l’introduction sans délai des langues nationales dans le système éducatif sénégalais ?
Vous pensez bien que pour moi cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais ce défi post-Covid-19 ne concerne pas seulement notre pays et pas seulement non plus la langue. Celle-ci est certes un puissant marqueur d’identité mais d’une manière plus générale, c’est l’estime d’eux-mêmes que les Africains doivent retrouver. Autant nous sommes prompts à monter sur nos grands chevaux pour un regard de travers, autant nous avons tendance, en situation normale, à nous accommoder de comportements qui suscitent le mépris des autres. Comment comprendre par exemple la série de sommets Afrique-Turquie, Afrique-Inde, Afrique-France, etc. ?
Tout un continent réuni autour du président d’un seul pays, sur ses terres en plus, pour quémander une aide ruineuse, ce n’est pas beau à voir. La survalorisation de tout ce qui vient d’Asie, d’Europe ou d’Amérique au détriment de nos propres produits rend finalement très coûteux ce complexe d’infériorité. Et que dire des 2.000 milliards dépensés à l’étranger pour s’acheter une longue chevelure blonde ou une couleur de peau bien claire ? C’est un acte d’automutilation qui trahit une profonde haine de soi.
Tout porte à croire que dans le monde d’après Covid-19, chaque peuple aura surtout à cœur de retrouver le chemin vers lui-même. C’est pourquoi, pour rester dans l’esprit de la pensée de Cheikh Anta Diop, notre réponse à ce qui arrive en ce moment devra être fondamentalement culturelle. Pour le dire en termes plus clairs, au lendemain de la pandémie, la révolution africaine sera culturelle ou ne sera pas. En vérité, c’est surtout à la tête que nous avons mal.
Votre mot de la fin sur cette crise sanitaire ?
Juste mettre en relation les propos racistes des docteurs Mira et Locht et les attaques haineuses contre les Négro-Africains en Chine. Les premiers voient en nous des rats de laboratoire. Et les autres à Guanzou, nous confondent avec les pangolins, responsables de la pandémie.
Les citoyens ont appris à faire sans l’État et dans une situation comme celle-ci ils s’en remettent à leur guide religieux pour les prières et au guérisseur pour prévenir ou traiter la maladie
Ce racisme n’est pas nouveau mais cette fois-ci il y a eu de fortes réactions, qui sont en train de changer la donne. Je voudrais dire ici à quel point j’en suis heureux. Je crois qu’il est vital de se faire entendre, surtout en ces circonstances dramatiques, nous sommes dans un monde où plus personne ne tend l’autre joue. D’ailleurs, au moment même où les docteurs Mira et Locht nous crachaient à la figure, une petite bande de journalistes menée par une certaine Camille Pittard se payait sur France Inter une franche rigolade au détriment du million de Tutsi massacrés au Rwanda en 1994.
C’était leur manière de marquer le vingt-sixième anniversaire du génocide. Cet antikémitisme, feutré ou spectaculaire est, je tiens à le redire à la fin de cet entretien, quasi universel. Tout le monde n’est pas raciste, heureusement, mais pour tous ceux qui le sont, partout, les Nègres d’Afrique sont la première cible. Je trouve étrange que l’on s’obstine à se détourner d’une réalité qui crève les yeux. Les peurs les plus irrationnelles vont être exacerbées par le Covid-19 et accepter d’être les souffre-douleurs de tous les frustrés de la terre, c’est s’exposer à des pogroms. Il est bon de se souvenir que c’est déjà arrivé et que cela peut arriver de nouveau.
Les Wathinotes sont soit des résumés de publications sélectionnées par WATHI, conformes aux résumés originaux, soit des versions modifiées des résumés originaux, soit des extraits choisis par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au thème du Débat. Lorsque les publications et leurs résumés ne sont disponibles qu’en français ou en anglais, WATHI se charge de la traduction des extraits choisis dans l’autre langue. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.
The Wathinotes are either original abstracts of publications selected by WATHI, modified original summaries or publication quotes selected for their relevance for the theme of the Debate. When publications and abstracts are only available either in French or in English, the translation is done by WATHI. All the Wathinotes link to the original and integral publications that are not hosted on the WATHI website. WATHI participates to the promotion of these documents that have been written by university professors and experts.