Auteur : Thierry HOMMEL
Organisation affiliée : Futuribles
Type de publication : Analyse prospective
Date de publication : 18 mai 2020
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Une crise sanitaire réduite? Se prononcer sur une situation en cours est un exercice délicat : difficile d’envisager des évolutions en l’absence de données étayées et sans connaissance des chaînes causales qui permettent de forger des anticipations. Or, en Afrique de l’Ouest comme ailleurs, les données épidémiologiques restent partielles. Elles sont parfois controversées et passibles d’évolutions rapides. Il n’est donc pas déraisonnable de supposer que les données d’infection disponibles puissent ne pas fournir une image fiable de la situation sur le terrain.
La fiabilité relative des capacités de détection des infections peut avoir différentes origines. Les tests ne sont pas infaillibles et la manière dont ils sont effectués peut intervenir sur les conclusions. De plus, l’organisation des campagnes de dépistage peut souffrir de lacunes, tout comme la remontée des données. Enfin, des pratiques sociales peuvent handicaper la détection de cas positifs. Plutôt que consulter le médecin pour obtenir une ordonnance et se rendre à la pharmacie, un nombre important d’Africains de l’Ouest court-circuitent par exemple l’étape du diagnostic professionnel et s’alimentent directement en médicaments auprès de vendeurs de rue, ce qui peut compliquer le recensement des cas de Covid-19.
En complément, rappelons que le nombre d’infections continue de progresser sur les deux dernières semaines : la sous-région ouest-africaine comptait 8 281 personnes infectées confirmées au 28 avril et 20 600 cas positifs au 13 mai 2020. Cela représente 12 319 cas supplémentaires, soit une augmentation de 148,76 %. La progression du virus et des infections est actuellement contenue (inférieure à 100 %) au Burkina Faso, en Côte-d’Ivoire, au Liberia, au Mali ou au Niger ; plus rapide (entre 100 % et 200 %) au Cap-Vert, en Gambie, au Togo et au Sénégal. Elle est préoccupante (supérieure à 200 %) au Bénin, en Sierra Leone, au Nigeria et au Ghana. Comme le montrent les courbes de progression de la pandémie, le pic de la pandémie ne semble pas encore atteint dans la CEDEAO.
Une riposte bien ciblée
Certains intellectuels africains ont peu apprécié les prédictions alarmistes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la propagation du Covid-19 en Afrique et dénoncé les scénarios de crise politique des États ouest-africains élaborés dans certaines officines hexagonales. Ces représentations trouveraient plus leurs racines dans des préjugés racistes et non dans l’analyse scientifique des faits observés. Offensants, ces scénarios «afro-pessimistes» sous-estimeraient la capacité des autorités à riposter, tout comme le civisme des populations, méconnaîtraient la réalité et ne résisteraient pas à l’épreuve du terrain.
Sans l’exclure, rappelons que ces funestes anticipations reposent aussi sur certaines réalités logistiques et des bases objectives. En dépit de la montée en puissance de la riposte sanitaire, cette dernière reste fragile. La très faible capacité de prise en charge des patients fait essentiellement reposer la riposte sur l’efficacité de la détection et l’évitement des transmissions. Or, exclure des défaillances dans les stratégies de dépistage et éluder un scénario du pire saturation rapide des centres de soins et forte contamination parmi le personnel soignant reste prématuré, même si l’Afrique de l’Ouest évite pour l’instant une crise sanitaire de forte ampleur.
Cette faible progression n’est pas étonnante au regard du travail effectué par les autorités et la société civile. Alors que d’autres pays tergiversaient ou louvoyaient entre diverses options stratégiques pour contenir le virus, les États ouest-africains ont rapidement fermé leurs frontières afin d’éviter son importation massive. Ils ont simultanément invité les populations à la plus grande prudence pour limiter sa circulation sur leur territoire. Ce faisant, ils auraient mieux contenu l’importation du virus que leurs homologues européens, mettant à mal les préjugés d’inefficacité et de déliquescence publique qui leur sont régulièrement attribués. Les États ouest-africains ont en outre rapidement progressé en matière de détection et mobilisé leur expérience de la gestion des crises épidémiques. Aujourd’hui, le Nigeria dispose de trois centres de test.
Du fait de la structure de la population et du caractère informel de l’habitat comme des activités économiques, beaucoup doutaient pourtant de la possibilité d’appliquer des « mesures barrières » (lavage des mains au savon, distanciation sociale) et du respect des « mesures de protection » des populations prononcées par les autorités publiques (couvre-feu, confinement). Or, les populations font preuve de civisme, alors que la distanciation sociale n’y est pas plus qu’ailleurs pratique courante : nonobstant certains débordements, elles se sont organisées pour limiter les rassemblements, même religieux en période de fête. Dans un élan de solidarité, beaucoup ont participé à la production de dispositifs de protection.
Des populations moins vulnérables?
Outre ces facteurs organisationnels, des déterminants sanitaires, démographiques et climatiques pourraient intervenir. S’il existe, comme certains travaux semblent l’indiquer, une corrélation entre l’âge des individus et la létalité du virus, les particularités démographiques ouest-africaines pourraient «protéger» les populations des formes d’infection les plus graves. Dans la sous-région, la structure par âge de la population expliquerait la faible létalité du virus dans la sous-région. Alors qu’en 2015, 8,3 % des personnes étaient âgées de plus de 65 ans à l’échelle de la planète, la proportion des plus de 65 ans n’était que de 2,8 % en Afrique de l’Ouest où plus de 54 % de la population a moins de 19 ans. La moindre présence à confirmer de personnes à antécédents médicaux aggravants 9 pourrait aussi jouer sur la mortalité constatée en Afrique de l’Ouest.
Révélatrice des faiblesses structurelles d’un modèle, la crise sanitaire conduit cette communauté à reporter la question de l’endettement au second plan. Il s’agit tant d’une posture tactique destinée à favoriser les débats sur les finalités, que d’un refus nourri par une conviction plus profonde : selon cette communauté, les niveaux d’endettement des pays ouest-africains, très inférieurs à ceux des pays développés, sont soutenables et ne devraient pas cristalliser l’attention des décideurs
D’autres facteurs d’explication facteurs climatiques, faible mobilité des populations, facteurs génétiques, etc. interviennent peut-être dans la propagation du virus tant et si bien que statuer à ce stade semble vain : les lacunes scientifiques et les évolutions encore possibles ne permettent que de dresser un constat provisoire encourageant. Pour l’heure, les États ouest-africains semblent avoir évité le pire sur le plan sanitaire. Et pourtant, les conséquences socio-économiques de la pandémie sont, elles, déjà visibles: la contraction économique mondiale contribue à accroître le poids des déséquilibres macroéconomiques des pays ouest africains. La pandémie affecte à la fois le commerce international, les transferts des migrants, l’activité économique nationale, les investissements et les finances publiques. Elle souligne plus largement la fragilité et la dépendance des États ouest-africains, et contribue à raviver les débats sur le bien-fondé des modalités du développement à l’œuvre dans la sous-région.
Visions pour une Afrique de l’Ouest post-Covid-19
Si le financement des mesures d’urgence occupe le devant de la scène médiatique, les cercles de réflexion débattent également des options à privilégier pour dessiner des futurs ouest-africains mieux préparés à affronter les crises. Sur ce point, deux communautés épistémiques s’opposent.
Corrections à la marge…
La première plaide essentiellement en faveur de la poursuite des programmes d’émergence. Il s’agit de transformer structurellement les économies ouest-africaines à travers la mise en œuvre d’une stratégie double : 1) la diversification des activités et 2) la montée en compétence de la main-d’œuvre.
La nécessité de l’annulation de la dette concentre une grande part des débats au sein de cette communauté. En effet, juguler premiers impacts socio-économiques de la pandémie et « émerger » à moyen terme impliquent que les États ouest-africains disposent de marges de manœuvre budgétaires supplémentaires. Or, des sursis suffisamment longs du remboursement du service de la dette extérieure pourraient ne pas suffire à dégager ces excédents. Inversement, une annulation, sur des niveaux importants, de la dette auprès des créanciers institutionnels devrait produire l’effet désiré. Cette annulation pourrait se traduire par une conversion de la dette en programmes d’investissement. Ces programmes cibleraient des besoins de relance économique et de résilience sociale, et permettraient de corriger marginalement les programmes engagés.
…versus changement de cap?
Une seconde communauté impute à l’orientation néolibérale du développement des sentiers de croissance économique non durable, peu inclusive et par ailleurs, faiblement créatrice de richesse pour les États eux-mêmes. Révélatrice des faiblesses structurelles d’un modèle, la crise sanitaire conduit cette communauté à reporter la question de l’endettement au second plan. Il s’agit tant d’une posture tactique destinée à favoriser les débats sur les finalités, que d’un refus nourri par une conviction plus profonde : selon cette communauté, les niveaux d’endettement des pays ouest-africains, très inférieurs à ceux des pays développés, sont soutenables et ne devraient pas cristalliser l’attention des décideurs.
Ainsi, c’est la nature des stratégies de développement des États de la sous-région qui doit se situer au cœur des débats. Selon cette communauté, la transformation structurelle recherchée par les États sous l’influence de leurs partenaires techniques et financiers est une combinaison d’évolutions institutionnelles, économiques et structurelles qui ambitionnent d’accélérer l’intégration des pays concernés dans l’économie mondiale. La transformation qu’ils appellent de leurs vœux s’en distingue. Les réflexions en cours 16 convergent sur divers points dont les principaux suivants:
- Panafricanisme et coopérations entre États. Sur le plan tant culturel, scientifique, qu’économique ou social, les pays africains sont appelés à renforcer leurs collaborations. L’intégration économique doit s’accompagner d’autres formes de coopération en matière de recherche, de culture ou encore d’éducation, que l’Union Africaine et les institutions sous-régionales pourraient promouvoir.
- Relations d’égal à égal avec les partenaires non africains. Les partisans en appellent à une restriction de la dépendance économique, financière, vis-vis des partenaires du développement.
- Priorité aux secteurs sociaux et création de mécanismes de protection sociale. Négligée voire découragée pendant plusieurs années par les PTF, la création de mécanismes de protection sociale des individus est une priorité pour ces acteurs, alors que trop peu d’Ouest Africains disposent encore de l’accès à la sécurité sociale ou a minima à des filets de protection sociale.
- Démocratisation, décentralisation et participation aux différentes échelles de décision. Les tenants de cette approche s’accordent à la fois sur la nécessité d’un renforcement des États et sur le besoin de décentraliser leur fonctionnement. Ils souhaitent une participation plus active des populations, et notamment des jeunes, aux prises de décision.
- Transparence accrue de l’action publique, contrôle de la corruption dans les sphères publique et privée, et recrutement des agents de l’État sur la base du mérite.
- Développement économique centré sur les besoins des populations et montée en puissance des compétences. Le fil directeur de la critique est l’extraversion économique et financière, accusée de ne pas créer suffisamment d’emplois pour les populations et d’instaurer des dynamiques de croissance peu inclusives. À rebours de cette extraversion, les acteurs envisagent le développement d’activités endogènes créatrices de valeur et d’emplois, transformatrices des ressources locales, qui répondent aux besoins du marché intérieur.
- Développement économique respectueux de l’environnement. Les tenants de cette approche appellent à la mise en œuvre de modèles économiques durables et respectueux de l’environnement aux niveaux industriel et agricole: l’agro-écologie, l’économie circulaire et l’écologie industrielle territorialisée seraient les axes de développement à retenir.
Un débat nécessaire
La pandémie de Covid-19 qui ravage l’économie mondiale ouvre un espace pour discuter des orientations politiques, économiques et sociales que les États ouest-africains devraient envisager à moyen terme. Elle questionne symétriquement également le rôle de leurs partenaires techniques et financiers. Si la réduction de l’endettement de pays fragiles peut certainement soutenir le redémarrage des activités économiques et de la vie sociale, les marchandages financiers ne doivent pas enterrer les réflexions plus paradigmatiques qui s’amorcent dans le domaine du développement, de la coopération et de la solidarité. La déliquescence des économies à produit intérieur brut élevé (États-Unis, Union européenne) comme ses répercussions planétaires lèvent, sauf à vouloir persister à l’ignorer, le voile sur les limites de modèles d’organisation économique et de doctrines de développement qui, en Afrique comme ailleurs, relèvent du passé. Les modèles totalitaires sont peu soucieux des contenus sociaux et environnementaux de la croissance économique et n’offrent pas d’alternatives souhaitables, il est donc essentiel que les intellectuels continuent de s’impliquer avec rigueur et vigueur et, plus que jamais, que la communauté politique leur prête l’oreille.
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