Augustin Samnick
La peur de ce qui adviendra de la fin de règne de Paul Biya affecte désormais l’écrasante majorité des Camerounais. Tous autant qu’ils sont, de tous les bords politiques et de toutes les couches sociales. Même si les membres du parti au pouvoir tiennent un discours optimiste et rassurant dans les lieux publics et dans les médias, rien ne certifie que leurs discours en privé sont moins catastrophistes et apocalyptiques que ceux de leurs autres compatriotes. Avec les violences armées dévastatrices des régions de l’Extrême-Nord, du Nord-Ouest et du Sud-ouest, les espoirs de voir l’actuel gouvernement quitter sans coup férir le pouvoir semblent désormais entièrement perdus.
Le gouvernement camerounais est désormais perçu à la fois par ses membres anciens et nouveaux, et la plupart des Camerounais, non pas comme l’unique facteur de déstabilisation, mais comme un des obstacles rédhibitoires à l’avènement d’une paix positive dans le pays. Dans cette frilosité généralisée quant à l’avenir de la société camerounaise après la fin du pouvoir actuel, le syntagme : « Seul Dieu pourra nous sauver » est devenu l’un des points conclusifs, des conversations interpersonnelles et des discussions groupales.
Dans cette frilosité généralisée quant à l’avenir de la société camerounaise après la fin du pouvoir actuel, le syntagme : « Seul Dieu pourra nous sauver » est devenu l’un des points conclusifs des conversations interpersonnelles et des discussions groupales
Il est difficile de classifier cette référence à « Dieu », « Allah » ou « Bouddha », dans un ordre rationnel, fantasmatique, dogmatique ou populiste précis. Toujours est-il que cette référence n’est pas que l’apanage des prêtres et des imams, les universitaires et les observateurs avertis abondent dans le même sens, en motivant leurs affirmations par différentes formes de justifications.
Imaginaires de « Dieu » et justifications
Une première catégorie estime que la présence du président Biya à la tête de l’État n’est pas une apparition ex-nihilo, mais une décision de « Dieu ». Ce n’est qu’à ce seul « Dieu », qu’échoit la responsabilité de prendre en main le destin des Camerounais après le départ de l’actuel président. Ainsi, il devient totalement inutile d’après cette analyse d’envisager un changement social par les armes ou par la « miliciarisation » de la société camerounaise. De telles initiatives seraient vouées à l’échec, puisqu’elles n’auraient pas reçu l’approbation du « Dieu-créateur du monde, décideur du temps et des circonstances ».
Une deuxième catégorie de Camerounais, dans une logique de bouc émissaire, attribue aux sectes “lucifériennes” telles que les Maçons et les Rosicruciens, la responsabilité de l’échec du gouvernement camerounais depuis les indépendances. Ce sont ces deux sectes qui seraient les principales orchestratrices des crimes rituels, des enlèvements de bébés, des guerres fratricides de Boko Haram et de la crise dans zone anglophone du pays. Alors de ce point de vue, il n y aurait qu’à implorer la puissance de « Dieu », afin qu’elle mette fin aux identités meurtrières des agents de ces cercles ésotériques qui ont pris en otage le Cameroun, l’Afrique et le monde.
De manière plus significative encore, une troisième catégorie d’analyse, provient du théâtre même des opérations militaires. Au sein de cette troisième catégorie, on avoue que les assassinats répétés des militaires camerounais ne sont pas des faits de hasard, mais le produit de pratiques magico-sataniques hypersophistiquées, mises en œuvre par les miliciens sécessionnistes en zone anglophone. Certains messages ont souvent circulé sur les réseaux sociaux, émanant de personnes se présentant comme des militaires, réclamant des prières de la part des Camerounais afin que l’armée vienne à bout de ces criminels satanistes d’un autre genre.
Les volontés populaires relatives à l’intervention de Dieu en temps de guerre sont consubstantielles aux histoires des violences armées en Afrique. Elles prennent cependant une configuration qui, à défaut d’être inédite, est pour le moins surprenante pour ce pays réputé avoir de brillants intellectuels, y compris dans les cercles du pouvoir.
Une quatrième catégorie, plus sentencieuse, pointe un doigt accusateur sur le président camerounais, en le présentant comme celui contre lequel Dieu se lèvera bientôt, pour libérer le Cameroun de son emprise. C’est dans ce sillage qu’on peut par exemple classer les interventions publiques d’un pasteur notoire et controversé camerounais, du nom de Guy Parfait Songuè, qui prédit la mort de Paul Biya en 2018, sur décision de Dieu.
La liste de ces catégories n’est ni exhaustive, ni limitée à l’espace géographique camerounais. Les volontés populaires relatives à l’intervention de Dieu en temps de guerre sont consubstantielles aux histoires des violences armées en Afrique. Elles prennent cependant une configuration qui à défaut d’être inédite, est pour le moins surprenante pour ce pays réputé avoir de brillants intellectuels, y compris dans les cercles du pouvoir.
Rester résilient, supporter, et attendre qu’une rationalité historique, voire providentielle se charge de la destinée du peuple camerounais, est désormais la résolution prise pour affronter les incertitudes du présent.
L’idée sous-jacente de ces imaginaires est de faire comprendre aux Camerounais qu’ils doivent rester résilients face à l’oppression, à la violence militaire et milicienne, ainsi qu’au tribalisme institutionnalisé et son cortège de discriminations, d’exclusion et de xénophobie. Rester résilient, supporter, et attendre qu’une rationalité historique, voire providentielle, se charge de la destinée du peuple camerounais, est désormais la résolution prise pour affronter les incertitudes du présent.
Si certains Camerounais athées ou animistes perçoivent de telles imaginaires de Dieu comme le symptôme d’un abâtardissement culturel aux origines coloniales, ils ne remettent pas pour autant en question l’idée d’une résilience, d’une attente passive de « la fin de l’histoire ». Les pratiques animistes sont également parties prenantes de la violence armée, en ce sens qu’elles prétendent lester aussi bien les militaires, les miliciens, que les membres du gouvernement d’attributs d’invincibilité face aux armes de leurs ennemis. Les Dieux des Afriques traditionnelles sont donc autant convoqués que les autres Dieux sur le terrain de la violence.
L’intervention de Dieu en politique est plutôt pensée en terme de procrastination : on renvoie à un lendemain incertain la vengeance salvatrice du sauveur. Elle est aussi justification et évitement (Dieu interviendra, donc il ne sert à rien de s’engager, de manifester, d’affronter le pouvoir, de provoquer le changement politique).
Les paradoxes structurels de l’imaginaire de « Dieu » au Cameroun
Les questions que l’on pourrait se poser, eu égard à l’histoire dramatique et tumultueuse qui s’écrit au Cameroun, sont les suivantes : Sur fond de quels paradoxes sociaux de tels imaginaires du Dieu-Sauveur du Cameroun reposent-ils ? De quoi sont-ils révélateurs quant à l’avenir de ce pays en guerre ?
Après plus de quatre siècles d’oppression esclavagiste, coloniale et postcoloniale, le Cameroun, qui a longuement combattu les violences politiques, produit paradoxalement aujourd’hui une théologie sociale de la résignation. La théologie de la libération qui aurait permis aux croyants de ce pays de se libérer de l’autoritarisme est quasiment absente des imaginaires de « Dieu ». L’intervention de Dieu en politique est plutôt pensée en terme de procrastination : on renvoie à un lendemain incertain, la vengeance salvatrice du sauveur. Elle est aussi justification et évitement (Dieu interviendra, donc il ne sert à rien de s’engager, de manifester, d’affronter le pouvoir, de provoquer le changement politique).
Au Cameroun, les mêmes acteurs qui réclament l’intervention de « Dieu » pour sauver le pays des affres de la guerre, sont également ceux qui discriminent, tribalisent, méprisent et diffusent des idées essentialistes dans l’opinion publique.
Les demandeurs de l’intervention divine omettent de prendre en compte l’évolution sociopolitique des six dernières décennies. L’Etat camerounais (Citoyens et gouvernants) s’est diachroniquement organisé depuis 60 ans pour donner une chance à la guerre telle qu’elle existe aujourd’hui. C’est à l’antipode des valeurs chrétiennes, catholiques, bouddhistes ou islamiques, qu’une telle entreprise a été menée. En refusant de combattre le tribalisme et la corruption, cet Etat a institutionnalisé les idéologies essentialistes et discriminatoires. Il en paie aujourd’hui le prix par des tueries de masse dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. Dans l’histoire des sociétés africaines (Rwanda, Centrafrique, Congo), l’instrumentalisation des idées essentialistes a toujours débouché sur des guerres fratricides.
Au Cameroun, les mêmes acteurs qui réclament l’intervention de « Dieu » pour sauver le pays des affres de la guerre sont également ceux qui discriminent, tribalisent, méprisent et diffusent des idées essentialistes dans l’opinion publique. Ils créent donc les conditions sociales de la guerre et se déchargent dans la foulée sur « Dieu », afin qu’il intervienne en faveur de la paix.
Au-delà des paradoxes structurels qui les accompagnent, les imaginaires de « Dieu » sont au demeurant révélateurs d’un « je-m’en-foutisme » d’une écrasante majorité des Camerounais vis-à-vis des victimes de la violence armée. Convoquer « Dieu » dans leurs discours apparait davantage comme un escapisme, une échappatoire, alors même que les enfants, les personnes âgées qui souffrent de la guerre ont besoin d’une aide substantielle, concrète et immédiate.
Fonder son espoir en « Dieu » en cette période de violence au Cameroun n’est rien d’autre qu’une adhésion collective au statu quo et à la permanence de l’autoritarisme d’Etat.
Rien n’a changé dans les habitudes des Camerounais, du moins dans la ville de Yaoundé et de Douala. Le tribalisme, la marginalisation et la discrimination des uns et des autres sur des bases ethnico-linguistiques continuent de plus belle. C’est à croire que la guerre ethnico-linguistique du Nord-Ouest et du Sud-Ouest n’est porteuse d’aucune leçon aussi bien dans la capitale économique que dans la capitale politique de ce pays.
Fonder son espoir en « Dieu » en cette période de violence au Cameroun, n’est rien d’autre qu’une adhésion collective au statu quo et à la permanence de l’autoritarisme d’Etat. Même si un tel imaginaire présente aussi en filigrane une volonté générale de rédemption politique par le divin d’un peuple pris en otage par lui-même et par ses dirigeants. Jamais le nom de « Dieu » n’a été autant instrumentalisé qu’en cette période de guerre au Cameroun.
Source photo : cameroun24.net
Augustin Samnick est titulaire d’un Master en sociologie politique obtenu à l’Université de Douala en 2016. Il vient également d’obtenir un triple Master Erasmus Mundus en Médiation Interculturelle (Crises, Conflits et Société Civile), en tant que boursier de l’Union européenne à l’Université de Lille 3 (France). Il est par ailleurs chercheur associé au Centre des études africaines de l’Université Babes Bolyai en Roumanie. Augustin est volontaire à WATHI.