Auteur: Olivier Vallée
Type de publication : article
Date de publication : Juillet 2020
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Gon Coulibaly l’héritier des Gbon, ces grands chefs héréditaires Senoufo qui possédaient les hommes, est né en Abidjan, loin des terres sèches de la savane de ses ancêtres. Il a contribué à façonner la conurbation contemporaine de ce vieux comptoir colonial qui prétendait être une capitale politique. Lors de son passage à la prestigieuse Direction des Grands Travaux, il participera au programme de ce corps spécial dédié à la modernisation du pays et à la refonte de la capitale économique selon un modèle inspiré de la Banque mondiale.
Il incarnait la fusion de l’élite politique et technocratique du Nord avec le nationalisme libéral du père fondateur Houphouët, qui veillait encore avant que la dévaluation du franc CFA n’intervienne, bouleversant la RCI plus qu’aucun autre pays de la zone franc.
Mais le Gon n’en restait pas moins associé, dans l’imaginaire et la réalité de la métropole, aux puissances telluriques de la brousse et de la magie, comme les fameux chasseurs Dozo. Ceux-ci vont jouer un rôle de justiciers lors de la guerre anti-Gbagbo que mène Alassane Ouattara. Ils limitent les excès des Comzones dans les parties du pays qu’ils contrôlent et assurent une protection de la population du Nord vis-à-vis de la brutalité des FANCI, quand ils le peuvent.
La plus grande cité ivoirienne n’échappe pas au kaléidoscope des populations du pays même si les distances et les différences semblent les séparer. Mais dans la cité lagunaire, dont la devise est de s’élever au-dessus de la mer, à chaque étape de son édification urbanistique et politique, les alliances transrégionales, interculturelles et pluri partisanes ont été indispensables.
Un des facteurs unificateurs entre le grand Nord du pays Senoufo, avec son modeste chef-lieu de Korhogo, et le Sud regroupé un temps autour du baoulé Houphouët a été la lutte commune contre le colonialisme des Français, davantage animé par la chambre d’agriculture des propriétaires blancs que par les gouverneurs et l’administration. À la libération de la France dont la population ivoirienne ne tire aucun bénéfice, les quelques planteurs africains dont le docteur Houphouët-Boigny se révoltent contre le travail forcé qui les désavantage et qu’ils jugent indigne en comparaison de ce qui se passe au Ghana voisin.
En effet, Abidjan s’articule comme un archipel citadin posé sur la lagune ébrié (sa devise est « plus haut que la mer » – autre chose que Fluctuat nec mergitur). Passer d’un quartier à un autre, c’est déjà traverser une frontière, changer de galaxie, affronter sur les ponts les barrages d’improbables uniformes et surplomber squats et déchets urbains. C’est la ville d’homo fluxus dans un « trafic jam » perpétuel, gaz d’échappements, eaux stagnantes, ordures en retard de collectes, chiens écrasés et vols immenses de chauve-souris, anges du crépuscule d’une cité que DJ Arafat empêche de dormir.
C’est découvrir la guerre des mondes à grands traits comme un guide présente abruptement quelques communes de la cité : « Koumassi : Zone de turbulence. Tous à vos pirogue ! C’est l’une des communes dites populaires de notre ville. Dans cette commune, une bagarre entre des gamins peut entraîner une échauffourée générale de quartier. Tout le monde est, pour on ne sait quelle raison, tout le temps sur le qui-vive. Si vous êtes de passage à Koumassi, faites en sorte à ne pas marcher sur les pieds de quelqu’un au risque d’être tabassé.
Mais si vous êtes ceintures noire 3ème dan en Taekwondo et que vous aimez faire preuve de vos compétences en arts martiaux, vous devrez y être à l’aise. À côté de cela il faut maintenant ajouter le fait que le quartier devient impraticable à la moindre pluie parce qu’inondé . Si vous voulez habiter Koumassi, soyez sur d’avoir les moyens de vous acheter un canoë-kayak. Marcory : Europe bis Si vous chercher les « blancs » à Abidjan, il faut prendre la direction de Marcory.
C’est le quartier qui regorge le plus grand nombre d’Européens. Marcory, c’est aussi la commune qui renferme un grand nombre de bars et boites de nuit chics. Il y en a pour tous les goûts, tous les styles et tous les prix. Qui dit bars et boîtes, dit aussi filles de joie. Si vous en cherchez, rendez-vous à Marcory. Le plaisir charnel y est assurément garanti. »
Un des facteurs unificateurs entre le grand Nord du pays Senoufo, avec son modeste chef-lieu de Korhogo, et le Sud regroupé un temps autour du baoulé Houphouët a été la lutte commune contre le colonialisme des Français, davantage animé par la chambre d’agriculture des propriétaires blancs que par les gouverneurs et l’administration
Le soin des mésaventures de la chair de l’empire est aussi promis dans cette ville où la technologie de l’information fait la publicité de médecines traditionnelles aux prétentions biopolitiques. Le contraste entre Marcory et Koumassi répète le dualisme urbain de la fondation coloniale des métropoles de la lagune Ebrié. Il incite comme le suggère Ann Laura Stoler à inventer une histoire coloniale qui rende le présent d’Abidjan inconfortable pour les certitudes des sciences urbaines.
Abidjan est une cité virale où les plus vulnérables de ses habitants, les enfants de la rue, sont appelés les « Microbes » – nés spontanément de l’infection de la guerre ou soubassement de l’exploitation par l’âge ? Haïs autant que craints, ces jeunes criminels sont originaires des quartiers pauvres de la capitale économique ivoirienne. Le phénomène est apparu avec la crise politico-militaire de 2002-2011 à Abobo, puis s’est étendu à d’autres grands quartiers comme Yopougon et Koumassi. Symptôme de l’exaspération grandissante des populations à l’égard de ces délinquants, un chef « microbe » a été torturé, décapité et brûlé en 2015, après d’autres lynchages populaires.
Abidjan est une cité virale où les plus vulnérables de ses habitants, les enfants de la rue, sont appelés les « Microbes » – nés spontanément de l’infection de la guerre ou soubassement de l’exploitation par l’âge ?
Ce bouleversement des rôles entre les sexes se poursuit aujourd’hui, comme une dialectique de l’apparente faiblesse et de la séduisante ruse. La langue contemporaine d’Abidjan restitue bien les fragilités du statut du mâle. Ainsi les dragueurs se partagent des qualificatifs pas toujours avantageux le gaou (le naïf), le mougou (celui que l’on arnaque facilement), le financier (celui avec qui « on prend l’argent »). Le comble du pigeon est la figure du « pointeur » englobant ces trois profils. Il s’agit d’un soupirant, en voie d’être leurré, qui manifeste à une jeune femme son intérêt à sortir avec elle.
Selon Boris Koenig, cette typologie permet de se jouer de la logique des places dans l’idéologie amoureuse hétérosexuelle prédominante qui accole à la femme du sentiment amoureux. Nouveau décalage des situations et dans l’espace marchand de la survie, réintroduction de la ville ludique qui permet à chacun de l’utiliser comme il le veut. Abidjan offre un espace pour l’expression de nouveaux comportements, pour gaspiller du temps dit utile et le transformer en temps ludique constructif.
Abidjan n’est pas un territoire mais une sédimentation de subjectivités et de trajectoires empilées dans des toponymes. Dans Célanire cou-coupé Maryse Condé jouxte, à travers un texte diasporique, la guerre contre les Ebriés pour les déloger d’Abidjan et les liaisons dangereuses de son personnage féminin et créole. Celui-ci pervertit les positions des subalternes raciaux et sociaux. Dans cette configuration brutale où les Français veulent annexer la langue de terre Ebrié, non loin existe déjà le Foyer des Métis de Bingerville, la première capitale coloniale. Il ne fermera ses portes qu’à l’Indépendance par un décret de l’AOF.
Depuis 1978, le territoire d’Abidjan est divisé en dix (puis onze) communes autonomes – qui coïncident plus ou moins avec les arrondissements de la commune unique de l’indépendance (1960) – et, en 1993, l’agence d’aménagement urbain de la ville d’Abidjan entreprit de cartographier et de doter de noms officiels les quartiers de la métropole, eux-mêmes regroupés en secteurs.
Peut-être pas, mais le quadrillage de l’administration urbaine parviendra à découper et à décaler l’héritage ébrié en quartiers. Depuis 1978, le territoire d’Abidjan est divisé en dix (puis onze) communes autonomes – qui coïncident plus ou moins avec les arrondissements de la commune unique de l’indépendance (1960) – et, en 1993, l’agence d’aménagement urbain de la ville d’Abidjan entreprit de cartographier et de doter de noms officiels les quartiers de la métropole, eux-mêmes regroupés en secteurs.
Dans la commune d’Adjamé, vaste ensemble composite sur le territoire duquel une partie des villages ébrié avaient été déplacés, lors de la fondation coloniale (1903), le « Quartier Ebrié » ethnonyme est alors devenu en raison de sa taille un secteur avec d’autre divisions : « Quartier Ebrié 1 », « Quartier Ebrié 2 (les Chicanes) » et « 200 Logements », du nom d’usage d’une opération immobilière plus tardive. Les premiers villages des populations originelles voyagent au gré des réaménagements de la ville d’Abidjan et surtout ne peuvent être assimilés ni à la ville blanche ni aux implantations de l’élite postindépendance.
Dans la même situation se trouve Hakim, le personnage masculin de l’ouvrage de Maryse Condé, happé par le système de contention qui se forge avec la ville, défini comme « un appareil politique totalitaire et répressif ». Pour Hakim le métis, déjà marginalisé par sa peau, l’incarcération au bagne ne diffère pas tant de la vie du sujet colonial qu’il a connue, dans cette « nouvelle société africaine, une société en forme de goulag, à l’évidence placée sous le signe du malheur, de la violence et de l’oppression ». Albert Londres a bien rendu compte de la malédiction du métis, privé des droits du blanc comme de ceux du noir.
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