Auteur : Sylvy Jaglin et Éric Verdeil
Organisation affiliée : Cairn. Info
Type de publication : Article de revue
Date de publication : 2013
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Ce dossier expose une partie des résultats de deux programmes de recherche comparatifs portant sur les transformations énergétiques urbaines. Les débats actuels montrent que la place des collectivités locales dans la transition vers une société post-carbone reste une question ouverte. Dès lors, il s’agissait de s’interroger sur les facteurs de changement observables aux échelles urbaines et les principaux acteurs porteurs d’une «vision» ou d’une stratégie énergétique, ainsi que sur la capacité à agir des autorités urbaines.
Transition énergétique, quelles transitions?
Dans la littérature sur la transition énergétique, celle-ci est présentée comme un impératif imposé par le changement climatique et les tensions croissantes sur les énergies fossiles. Elle doit conduire à une profonde refonte des systèmes sociotechniques énergétiques fortement dépendants des énergies carbonées et poursuivre de manière délibérée un modèle énergétique plus durable, moins carboné et reposant sur un mix énergétique diversifié et plus ouvert aux énergies renouvelables.
Ce dossier montre que la transition énergétique, dans le sens technique et académique que lui confère cette littérature, est loin d’être un enjeu partout présent sur les terrains étudiés et ne constitue en conséquence qu’un des leviers effectifs des changements énergétiques examinés, notion que nous avons préférée à celle de transition énergétique. En d’autres termes, les systèmes énergétiques bougent et se transforment, en deçà et au-delà du discours volontariste sur la transition énergétique, ces processus de changement étant plus ou moins cohérents et coordonnés entre eux.
Aux échelles urbaines, on observe ainsi une politisation des questions énergétiques qui, loin de procéder par simple transposition des débats nationaux, intègre des enjeux et objectifs spécifiques à chaque lieu ainsi que les contraintes d’action liées aux ressources et compétences disponibles.
Une perspective territoriale, centrée sur les processus et leurs dimensions transversales, est ici particulièrement heuristique pour penser, au-delà de leur stricte dimension sectorielle, des changements énergétiques inachevés, contestés et à forte charge politique, répondant à divers intérêts et préoccupations sociétales dont on ne préjuge pas la convergence a priori.
Pris dans leur ensemble, et pour significatifs qu’ils soient, ces changements ne peuvent pas d’emblée être assimilés à une transition énergétique, que celle-ci soit entendue au sens générique de « change in the composition (structure) of primary energy supply, the gradual shift from a specific pattern of energy provision to a new state of an energy system » ou, dans un sens plus normatif, d’ensemble des processus de changements nécessaires à l’avènement d’un modèle énergétique plus durable, moins carboné, reposant davantage sur des énergies renouvelables et à moindre intensité énergétique.
D’abord, des obstacles méthodologiques limitent l’évaluation des effets de long terme de ces changements parce que «historial energy transitions have taken many decades, even above a century to unfold» et parce qu’elles ont «an inherently gradual nature». Ensuite, les politiques et actions observées ne présentent pas toujours un caractère cohérent et coordonné, voire sont émaillées de contradictions.
Quel qu’en soit le contenu, ces changements présentent une forte dimension politique. Facteur indispensable de production de richesses, l’énergie électrique n’est en effet pas réductible à ses seules dimensions techniques et aux spécificités gestionnaires de l’appareil productif et des réseaux de desserte. D’une part, elle implique toutes les chaînes de valeur, manufacturières et de services, en termes de compétitivité et d’accumulation du capital: c’est une composante de la stratégie des firmes.
D’autre part, elle est utilisée comme outil de régulation sociale en faveur des couches moyennes et populaires, notamment urbaines: c’est une composante des politiques publiques redistributives. Nécessaire à la fois à l’exercice du pouvoir économique et politique, son contrôle, disputé, met en jeu des relations de pouvoir entre acteurs publics et privés mais aussi nationaux et locaux… Au-delà de l’«objet réseau», avec ses acteurs et ses dynamiques propres, une analyse des questions électriques, y compris dans leurs dimensions urbaines, ne peut donc ignorer l’économie politique du secteur intégrant les transformations sociales et politiques corrélées aux changements observés à toutes les échelles ainsi que la manière dont ils transforment ou menacent de transformer les relations de pouvoir héritées, la construction du marché par les firmes, les politiques nationales redistributives et le partage des rentes.
Une urbanisation des questions énergétiques sous contrôle… national
Dans un monde qui s’urbanise, les villes et les régions urbaines ne sont pas seulement des lieux et des acteurs de la dépendance aux combustibles fossiles et de la production des émissions de gaz à effets de serre, elles sont aussi de puissants marchés pour les énergies renouvelables et les nouvelles technologies, des centres des pouvoirs politiques et économiques comme des organisations civiles, des foyers d’émergence et de diffusion des mouvements culturels. Modifier et redimensionner (rescaling) les systèmes énergétiques implique des changements techniques et sociotechniques qui mettent en jeu les configurations de pouvoir héritées et transforment la sociogéographie des « energy landscapes ».
En revanche, un autre mouvement est observable que nous qualifions d’urbanisation des questions énergétiques. Nous entendons par là, d’une part, l’intégration croissante des questions énergétiques dans les politiques urbaines, et d’autre part, l’importance grandissante des discours, actions, conflits autour des questions d’énergie qui s’expriment dans les villes et influencent les changements énergétiques, même si ceux-ci sont commandés à d’autres échelles.
Plutôt qu’à une autonomisation des acteurs voire des intérêts urbains énergétiques, c’est donc à la prise en compte croissante de ces intérêts dans la gouvernance énergétique d’échelle nationale que nous assistons. Cette prise en compte a des incidences notables: elle positionne les villes, notamment les plus grandes, comme de possibles interlocuteurs dans un jeu d’acteurs multiniveau, elle valorise leur rôle d’incubation ou d’entraînement des changements énergétiques mais elle contribue aussi à importer dans les systèmes énergétiques des demandes, des contestations, des résistances qui sont celles des consommateurs urbains.
Les questions énergétiques au prisme du local: une politisation partielle et située
Dans leur analyse des questions énergétiques aux échelles urbaines, les articles mettent en évidence des combinaisons hétérogènes d’objectifs, de mesures, d’outils diversement compatibles entre eux. Ils insistent d’abord sur le poids des cadres politiques et institutionnels nationaux ainsi que sur le caractère surdéterminant des choix stratégiques des États dans les changements sectoriels récents: réformes de privatisation des entreprises en Inde et en Argentine, accompagnées d’une libéralisation des marchés en Turquie, logique macroéconomique de réduction des subventions publiques en Tunisie, rééquilibrage du mix énergétique face à la crise du modèle charbonnier à bas coût en Afrique du Sud, populisme énergétique du gouvernement argentin.
Ils témoignent aussi de l’émergence des questions énergétiques comme «question publique urbaine» en illustrant les visées multiples voire contradictoires de ces processus décentralisés d’appropriation des questions énergétiques ainsi que leur encastrement dans des configurations territoriales spécifiques. En effet, en s’emparant des questions énergétiques, les pouvoirs urbains cherchent moins à satisfaire des préoccupations sectorielles, qu’à enrichir des politiques urbaines transversales, dont celles-ci ne constituent qu’un volet.
Dans ce cadre, trois principales préoccupations locales sont identifiables dans les villes étudiées.
- La première priorité des autorités urbaines est de sécuriser un approvisionnement énergétique de qualité et bon marché, considéré comme indispensable au développement économique local et à la compétitivité urbaine.
- Toutes les villes se positionnent également en faveur de mesures facilitant l’accès à l’électricité et/ou au gaz, qui s’inscrivent dans des programmes de lutte contre la pauvreté, l’insalubrité (liée aux particules et fumées de combustion du charbon et du bois énergie) et l’insécurité (incendies).
- Enfin, les villes étudiées ont toutes adopté des politiques et projets d’efficacité énergétique (ne serait-ce que dans leurs propres parcs immobiliers), des programmes d’éducation et de sensibilisation des consommateurs ainsi que des mesures d’accompagnement des ménages modestes les plus vulnérables en les aidant à réduire leur dépendance aux ressources énergétiques (par échange d’appareils électroménagers énergivores, parfois contre une régularisation des branchements illégaux comme à Rio).
L’agenda énergétique des villes est aussi dépendant des nécessaires articulations avec d’autres volets des politiques urbaines: diminuer les émissions de gaz à effet de serre tout en transformant la ville par un nouveau système structurant de transports collectifs (Delhi); développer les énergies renouvelables pour vendre l’image d’une destination « verte » aux investisseurs (Le Cap); lutter contre la pollution atmosphérique et une image urbaine dégradée (Istanbul). Dans les villes, changer le système énergétique peut signifier changer les principes de planification spatiale et les modes de vie autant que transformer le bouquet énergétique.
En effet, en s’emparant des questions énergétiques, les pouvoirs urbains cherchent moins à satisfaire des préoccupations sectorielles, qu’à enrichir des politiques urbaines transversales, dont celles-ci ne constituent qu’un volet
La politisation urbaine des questions énergétiques concerne en revanche rarement le changement énergétique. La capacité des acteurs locaux à formaliser des coalitions urbaines autour d’objectifs communs dans ce domaine, transcendant les conflits d’intérêt bien réels entre des secteurs économiques surtout soucieux d’un approvisionnement en énergie fiable et bon marché, d’autres plus préoccupés des avantages concurrentiels d’une économie verte, et d’autres encore directement intéressés au développement d’une économie industrielle des renouvelables, est, pour le moment, loin d’être partout vérifiée dans les métropoles étudiées. De ce point de vue, et sous réserve d’une enquête plus fouillée, la participation de villes comme Istanbul, Rio ou Buenos Aires à un réseau comme le C40 (10) semble davantage liée à la volonté de ses organisateurs d’en afficher l’élargissement aux villes du Sud qu’à l’activisme des responsables de ces dernières.
Conclusion
Si des discours normatifs en faveur d’une écologisation énergétique sont omniprésents, les recherches conduites dans le cadre des deux projets de recherche Termos et Gouvenus n’ont pas permis d’identifier de réelles coalitions urbaines vertes associant acteurs économiques et élites politiques, encore moins des sociétés civiles organisées pour porter des politiques cohérentes dans ce domaine. Dans toutes les villes étudiées, pourtant, des acteurs (élus et techniciens des administrations locales ou régionales, groupements d’industriels, lobbies environnementaux, associations d’habitants…) s’emparent des questions énergétiques avec des motivations diverses: diminution voire suppression des subventions qui pèsent sur les budgets publics, marketing territorial et compétitivité, accès à des financements disponibles dédiés, économies d’énergie, réduction des dépenses, pauvreté et préservation de la paix sociale. Les justifications, les sources d’impulsion et les priorités des interventions locales sont très étroitement articulées aux contextes urbains.
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