Extraits de l’entretien avec Dior Fall Sow
Le fonctionnement et l’indépendance de la justice au Sénégal
« Du point de vue administratif, il y a beaucoup de choses à revoir. Il faut permettre aux juges de faire correctement leur travail en leur donnant les moyens matériels nécessaires. L’aspect matériel ne fait pas la crédibilité d’un juge, c’est plutôt sa personnalité et la façon dont il travaille, mais il faut qu’il ait des moyens matériels décents. C’est à l’État de fournir cela.
L’article 88 de la Constitution de la République du Sénégal dispose que la justice est indépendante des pouvoirs législatif et exécutif et que les magistrats veillent à cela. L’indépendance doit être présente à deux niveaux : le niveau individuel et l’environnement des magistrats.
La justice est l’épine dorsale de la démocratie. Car un pays sans justice glisse de façon inéluctable vers l’anarchie. Le rôle fondamental de la justice est de pouvoir garantir les droits fondamentaux de la personne
L’indépendance des juges ne se décrète pas : c’est une question que le juge doit assumer personnellement. Lorsque chaque juge aura dans sa mentalité cette indépendance, on pourra parler d’une indépendance de la justice car elle se façonne par la volonté de chaque magistrat. L’environnement doit également être favorable pour asseoir l’indépendance du juge.
Je pense que le Président de la République, chef de l’exécutif, ne doit pas siéger avec son Ministre de la Justice au Conseil Supérieur de la Magistrature car cela correspond à une mise sous tutelle du Conseil.
Un deuxième aspect important est le budget. Pourquoi le système judiciaire est-il si peu doté financièrement ? Si nous continuons comme cela, il y a aura toujours une suspicion par rapport à l’indépendance de la justice vis-à-vis de l’exécutif.
La justice est l’épine dorsale de la démocratie. Car un pays sans justice glisse de façon inéluctable vers l’anarchie. Le rôle fondamental de la justice est de pouvoir garantir les droits fondamentaux de la personne. »
La Cour pénale internationale : une juridiction pour les dirigeants africains ?
« Premièrement, les pays africains sont nombreux au sein de la Cour Pénale Internationale (CPI), ils sont au nombre de trente-quatre exactement. D’autre part, c’est une avocate africaine, Fatou Bensouda, qui est à la tête de la CPI (à la date réalisation de cet entretien).
En tant qu’africaine, cela me dérange de voir que des États qui ont ratifié le Statut de Rome — le Sénégal a d’ailleurs été le premier à le ratifier — ne le respectent pas forcément. L’article 27 du Statut dit que la fonction ne lie pas la CPI donc un Président de la République peut être poursuivi pour exactions.
En vertu du principe de la complémentarité, la CPI n’intervient que lorsque le pays n’est pas en mesure de poursuivre ceux qui ont commis des crimes et exactions. De nombreuses personnalités ont donc été poursuivies de cette manière. Le Conseil de Sécurité peut également saisir la CPI, ou la Cour elle-même peut demander à un pays l’autorisation d’ouvrir une enquête. L’article 27 est très clair concernant l’absence d’immunité. Pourtant, certains dirigeants africains ont pu échapper aux poursuites de la CPI.
Le problème est que la Cour prend en compte beaucoup de considérations politiques et laisse peu de place au droit
Personnellement, je suis très africaine et je pense que s’il y avait eu une non-conformité avec le travail de la CPI de la part des dirigeants africains, je me serais révoltée. On est plutôt face à des cas isolés. La CPI représente la lutte contre l’impunité. Auparavant, l’impunité n’était pas poursuivie. Il a fallu la création de nouveaux tribunaux, comme le TPIY (Tribunal Pénal International pour l’ancienne-Yougoslavie) et le TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda). C’étaient des tribunaux ad hoc, qui avaient des mandats déterminés et s’éteignaient à la fin de leur mission. Ces tribunaux luttaient contre l’impunité. Il ne pouvait plus y avoir de personnes qui commettaient de tels crimes et n’étaient pas poursuivis.
Au fur et à mesure, la nécessité de créer une Cour permanente à la place d’institutions ad hoc s’est imposée. Je pense que le Statut de Rome est important dans la lutte contre l’impunité. Il faut que cette Cour puisse fonctionner normalement, du point de vue du budget, de ses organes, de ses capacités. Le problème est que la Cour prend en compte beaucoup de considérations politiques et laisse peu de place au droit. »
Assurer des transitions politiques démocratiques et pacifiques en Afrique de l’Ouest : le rôle du droit
« Les problématiques de transitions démocratiques touchent directement au domaine du droit. La Constitution est la loi fondamentale pour de nombreux États. Par respect des règles démocratiques et de la Constitution, nous pouvons éviter des soulèvements et assurer une transition par des élections bien organisées. L’élection est une transmission du pouvoir car on nomme provisoirement les chefs d’État en fonction de la volonté du peuple souverain.
Le peuple est le plus grand pouvoir. Lorsqu’il manifeste son intention de changer de dirigeant, la sagesse serait de rendre ce pouvoir qu’il a confié et de partir en toute simplicité
Cependant, à l’heure actuelle, certains dirigeants ont un désir incontrôlable de se maintenir au pouvoir, ce qui est totalement contraire aux dispositions de la Constitution. Le peuple est le plus grand pouvoir. Lorsqu’il manifeste son intention de changer de dirigeant, la sagesse serait de rendre ce pouvoir qu’il a confié et de partir en toute simplicité. Un magistrat indépendant ne doit tenir compte d’aucune considération politique, d’aucune pression ni d’aucun intérêt.
La magistrature est une vocation, c’est-à-dire qu’elle implique plus de contraintes que d’avantages. On s’y engage car on prête serment. Dans ce serment, le plus important est la phrase : « nous devons nous comporter en dignes et loyaux magistrats ». Ensuite, il faut être loyal envers la population. Quand la population croit en la justice, les tensions au sein de la société sont moindres. Depuis un certain temps, on met en cause la crédibilité de la justice et je pense qu’il importe que les magistrats réagissent.
Je ne désespère pas car il y a des magistrats qui font leur travail, mais nous sommes dans une période où la justice est face à une traversée du désert. »