Extraits de l’entretien avec Dior Fall Sow
L’engagement civique et citoyen de la jeunesse
« Je ne veux pas généraliser car nous avons beaucoup de jeunes qui sont conscients de leurs responsabilités, de leur appartenance à une nation, du rôle à apporter à l’édification et à la consolidation nationale. Cependant, ce groupe de jeunes est-il suffisant pour obtenir un développement et une avancée qu’ils souhaitent pour leur pays ? En prenant comme exemple la pandémie de COVID-19, nous voyons que des jeunes sont engagés dans cette voie mais je pense que la grande majorité ne sont pas conscients des risques qu’ils encourent et de la responsabilité qu’ils portent. Certains jeunes ne croient pas au COVID-19, d’autres ne respectent pas les mesures sanitaires.
Il y a encore beaucoup de chemins à faire au niveau du civisme. Les autorités doivent assumer leurs responsabilités. Il faut créer des écoles de formation à la citoyenneté. L’avenir du pays est entre les mains des jeunes hommes et femmes car ce sont eux qui demain vont occuper les postes à responsabilité. À l’heure actuelle, avons-nous cette armée de jeunes prêts à assumer ces fonctions ?
Sans vouloir être pessimiste, je pense qu’il y a encore beaucoup de choses à faire au niveau des écoles, des lycées, des universités. Au niveau de l’université, la majorité des jeunes qui y étudient, sont ceux qui demain pourront former ou créer un Sénégal nouveau. Or, vous voyez que la plupart des étudiants sont dans des groupes confrériques, que la plupart sont animés par des revendications politiques. L’université de Dakar, qui est une université pour la recherche et la science, permettra-t-elle de former ces jeunes citoyens responsables capables de tenir les rênes d’un pays ?
Je ne parle pas de cas isolés, je pense qu’il existe des problèmes structuraux partout et qui mériteraient que nous nous y intéressions. Vous avez effectivement des conseils de jeunesse qui travaillent, mais est-ce suffisant pour entraîner toute cette vague de jeunes qui ne sont pas conscients de leurs rôles et responsabilités ? C’est un travail colossal. »
La crise des valeurs dans notre société
« Il y a eu beaucoup de laxisme dans l’éducation, il y a eu beaucoup de perte de valeurs au sein de la société et nous avons laissé cette dynamique s’ancrer. Au niveau des autorités politiques et publiques, les exemples n’ont pas été toujours bons, alors que ce sont des personnes que les jeunes suivent et regardent. Il y avait vraiment des valeurs de loyauté, de courage, de diom (*valeur de courage, de respect des ancêtres en wolof) qui existaient dans notre pays, qui faisaient notre fierté et que nous ne retrouvons pratiquement plus.
Dans des émissions à la télévision et à la radio, certains intervenants insultent des personnalités publiques, des figures d’autorité : est-ce un exemple pour les jeunes ? Ne devrait-on pas sanctionner ces intervenants pour qu’ils ne convainquent pas les jeunes qu’il est possible d’insulter une personne ? Le réapprentissage du respect est un grand chantier. Cela nécessite une réelle volonté politique qui doit se manifester au-delà des paroles, à travers la mise en place de mesures concrètes. Quand je vois le développement de la situation, je suis inquiète. Il ne faut pas faire la politique de l’autruche. Nous devons mettre le doigt sur la plaie.
Il y a eu beaucoup de laxisme dans l’éducation, il y a eu beaucoup de perte de valeurs au sein de la société et nous avons laissé cette dynamique s’ancrer. Au niveau des autorités politiques et publiques, les exemples n’ont pas été toujours bons, alors que ce sont des personnes que les jeunes suivent et regardent
Les personnes qui ont connu le Sénégal des années 60 et 70 regrettent un peu ces périodes où le Sénégal était un pays phare de la sous-région du point de vue de son économie, de son droit, de ses universités. Tout le monde venait faire ses études ici, à l’Université de Dakar.
Du point de vue du droit, le Code de la famille a été le premier Code sénégalais qui a servi d’exemple pour la sous-région. Aujourd’hui, nous sommes dépassés. Dans d’autres pays, comme le Mali, l’autorité parentale existe alors que le Sénégal est resté à la notion de puissance paternelle. »
L’importance de l’éthique et de l’intégrité
« L’éthique, nous en parlons beaucoup plus que nous ne la pratiquons. Chacun a un avis sur comment se comporter mais personne ne se comporte de cette manière. L’intensité et la vulgarité des insultes publiques au Sénégal en est un bon exemple.
Il faut revenir à des valeurs comme la loyauté, l’honnêteté est également une valeur importante, quand nous voyons la quantité de scandale de détournement de fonds. Le courage est une valeur perdue parce que personne n’ose dénoncer, c’est comme s’il y avait une complicité active. Le respect de la parole donnée est extrêmement important aussi, et c’est un exemple qui montre que notre société est en train de se dégrader. Nous avons peur pour nos enfants, pour nos petits-enfants, à cause de la société dans laquelle ils grandissent. Le Sénégal ne mérite pas cela.”
Repenser le système éducatif
« Il faut repenser le système éducatif car il y a du laxisme et une absence de discipline et de respect envers les professeurs.
Par exemple, quand vous permettez aux étudiants ou aux élèves de discuter de la compétence d’un professeur, voire de faire pression pour que tel professeur soit remplacé, c’est aberrant. Il faut que la discipline au sein du système éducatif soit réinstaurée, que les règles soient claires, que les règlements intérieurs des établissements soient respectés. Votre liberté commence là où s’arrête celle des autres.
Malheureusement, une situation de telle ampleur est difficile à redresser donc il faut faire table rase et voir comment en faire jaillir une nouvelle éducation, une nouvelle société. Étant donné qu’il s’agit d’un choix de société, il faut d’abord que nous sachions ce que nous voulons de notre société pour pouvoir arriver à la reconstruire.”
L’éthique, nous en parlons beaucoup plus que nous ne la pratiquons. Chacun a un avis sur comment se comporter mais personne ne se comporte de cette manière. L’intensité et la vulgarité des insultes publiques au Sénégal en est un bon exemple
Réduire les inégalités sociales
« Certes, tout le monde n’a pas les mêmes capacités mais il est fondamental que tout le monde ait les moyens de vivre décemment. Il y a beaucoup de pauvreté, beaucoup de misère au Sénégal. Il faut rétablir un équilibre et faire respecter les droits fondamentaux comme le droit à la vie, au bien être, à la santé. Quand vous n’avez pas les moyens de pouvoir accéder aux postes de santé, ou de faire bien vivre votre famille, cela pose problème collectivement.
Il faudrait faire en sorte que toutes les couches de la société puissent avoir la capacité de pouvoir vivre décemment mais une telle redistribution se décide à un haut niveau. Avec l’exemple de la pandémie, il est légitime de se demander où sont tous ces milliards qui ont été dépensés et comment ont-ils été dépensés ? Un audit a-t-il été effectué ? Quelle a été la part reçue par les populations les plus défavorisées ?
Ce dont j’ai peur, c’est que le non-respect des droits soit la première cause de frustration qui amène inévitablement à des conflits sociaux. Donc il est important qu’on puisse prendre les dispositions nécessaires pour réduire les inégalités sociales. Il faut cesser de prendre des dispositions de court terme, comme donner du riz. C’est indécent et ce n’est pas une solution à long terme. Nous avons une multitude de problèmes sur lesquels il faudrait que l’on s’attelle. Certes, nous faisons des réunions, des concertations mais est-ce vraiment la solution? Nous avons fait tellement de projets, de conférences, de dialogues mais l’application concrète des recommandations tarde et les résultats ne sont pas présents. »
Le défi des générations actuelles et futures pour l’Afrique de l’Ouest
« Je fais partie de l’Institut panafricain de stratégie et je crois qu’il est important qu’à l’heure actuelle, l’Afrique se réveille. Et si nous ne pouvons pas créer un bloc unique dès le départ parce que nous avons quelques différences entre Afrique de l’Ouest et Afrique de l’Est, cela pose problème. Nous sommes en Afrique et nous devons arriver à la longue à être un bloc. Au niveau de l’Afrique de l’Ouest, il est possible d’approfondir l’unité, aussi bien économiquement que politiquement.
Il faut repenser le système éducatif car il y a du laxisme et une absence de discipline et de respect envers les professeurs
Cette volonté d’unité est ancienne, postulée par Nkrumah (*homme d’État indépendantiste et panafricaniste), et même avant avec le roi d’Éthiopie Haïlé Sélassié. Dans un célèbre discours il parlait de cette unité africaine. Le fameux « s’unir ou périr » de Nkrumah est toujours d’actualité parce qu’on se rend compte que nous sommes toujours boudés. Nous sommes toujours soumis à la volonté des pays qui nous ont colonisés, qu’elle soit apparente ou non apparente. Parfois j’ai honte de voir que chaque fois que nous parlons de sécurité et de paix au niveau de l’Afrique, la discussion se fait dans d’autres pays, mais pas ici. Les dirigeants vont en France, ils peuvent même être convoqués pour parler de sécurité.
Dans notre sous-région, nous ne sommes pas en mesure d’assurer la paix et la stabilité sans avoir recours à l’extérieur. Certes, la coopération internationale est nécessaire mais elle doit accompagner nos États.
Un État doit être le premier acteur à assurer la paix et la sécurité de ses populations. C’est la fonction principale de l’État. Et lorsque nous ne pouvons pas assumer ce rôle, certains peuvent ne pas nous considérer comme de véritables États. En recouvrant nos efforts, nos forces militaires et financières, nous pourrions former une armée.
Du point de vue de notre économie, la force d’intervention africaine se crée mais est toujours chapeautée par d’autres organisations. Notre sous-région est riche, l’Afrique est riche mais les Africains sont pauvres et pour quelles raisons ? Nous les appauvrissons car nous n’arrivons pas à gérer nous-mêmes nos ressources naturelles. Si nous faisions le bilan de tout ce que nous pouvons engendrer comme biens avec nos ressources naturelles, je pense que nous aurions moins de problèmes de dépendance. Pour cela, il faudrait avoir le courage de discuter en partenariat, mais un partenariat gagnant-gagnant. Le type de partenariat où les autres décident pour vous et établissent les coûts n’est pas une collaboration égale. S’il y avait une unité africaine, nous pourrions peser plus en faveur du développement économique de l’Afrique et de l’optimisation de ses ressources.
Certes, tout le monde n’a pas les mêmes capacités mais il est fondamental que tout le monde ait les moyens de vivre décemment. Il y a beaucoup de pauvreté, beaucoup de misère au Sénégal. Il faut rétablir un équilibre et faire respecter les droits fondamentaux comme le droit à la vie, au bien être, à la santé
Il est temps qu’il existe une réelle unité africaine. Cependant, il faut être réaliste car cette dynamique demande des concessions liées à certaines contraintes. Il faut régler le problème des frontières et de la souveraineté. Si nous priorisons la souveraineté à l’unité, nous serons toujours des États souverains dépendant de nos ex-puissances coloniales. C’est un défi pour les générations futures. Sur ce plan, je suis fière de notre jeunesse parce que quand je lis les différentes interventions de jeunes de différents pays, j’observe un ras-le-bol général.
Les jeunes refusent l’ingérence des États occidentaux, aussi bien les jeunes filles que les jeunes garçons. Certains discours de ces jeunes sont encourageants et j’espère que cette direction va perdurer. Il faudrait s’organiser pour qu’il y ait des cellules de jeunes dans tous les pays africains et de la sous-région pour porter ces mouvements. Il faudrait également élaborer une feuille de route cohérente pour arriver à plus d’unité et de souveraineté. Le problème est que nous nous laissons maintenir dans un état de subordination et qu’il est temps que nous retrouvions notre dignité d’Africains. Je pense que la notion de dignité est très importante.
Les gens ne vous respectent que si vous avez le respect de vous-même. Si vous ne vous respectez pas, les gens ne le ferons pas pour vous. Il est temps de retrouver la dignité de nos ancêtres. Même durant la colonisation, il y a eu des combattants dans toute l’Afrique donc il faut que nous travaillions à retrouver cet esprit. C’est un travail sur le long terme donc les jeunes ont plus d’opportunités pour contribuer à l’unité du continent. »