Dr Abdoul Aziz Kassé est le Président du Centre international de cancérologie de Dakar
L’équipe de WATHI est allée à la rencontre du docteur Abdoul Aziz Kassé, le 25 février 2020 au Centre international de cancérologie de Dakar. Cette rencontre a été l’occasion d’aborder de nombreux sujets cruciaux pour l’avenir du Sénégal, de l’Afrique de l’Ouest et du continent. Le docteur Kassé est revenu sur son riche parcours en tant que médecin et enseignant, sur le système éducatif de nos pays, sur la gouvernance de nos systèmes de santé ainsi que sur les défis actuels et futurs du continent et la place des jeunes dans la bonne marche de leurs pays.
Extraits de l’entretien avec le Dr Abdou Aziz Kassé
Jeunesse en manque de repères
« Éduquez les ou subissez les !
On a l’impression que les Sénégalais ne s’intéressent qu’à leur cadre de vie familial, mais qu’au-delà de ce cercle, la chose publique n’est la chose de personne. Tout le monde est démissionnaire. Comment voulez-vous que des enfants qui sont nés et ont grandi dans des environnements qu’ils ne s’approprient pas, puissent demain être engagés pour gérer cet environnement citoyen?
Formez les, éduquez les ou subissez les!
Nous avions eu la chance, très jeunes, de bénéficier d’un enseignement qui voulait faire de nous des citoyens par une forme d’instruction civique où des maitres presque littéralement nous corrigeaient physiquement si nous refusions de respecter la chose publique.
Cette instruction civique nous poussait à arriver à l’heure, à être vêtus correctement, à faire la toilette. Elle nous avait appris à nous brosser les dents à l’école primaire à Tambacounda où la médecine scolaire s’est invitée dans notre case pour venir chaque année nous faire des prélèvements de sang, nous faire des prélèvements d’urine, nous faire des prélèvements pour voir notre état de santé et de maladie, pour nous enseigner ce qu’était la République.
Comment voulez-vous que des enfants qui sont nés et ont grandi dans des environnements qu’ils ne s’approprient pas, puissent demain être engagés pour gérer cet environnement citoyen?
Il y avait un symbole qui était donné à ceux qui ne voulaient pas s’exprimer dans la langue de l’enseignement. Vous vous doutez fort bien que l’engagement citoyen que nous avions eu n’est pas le même. Les comportements étaient jugés, parfois sévèrement, mais cela a fait de nous les hommes que nous sommes aujourd’hui.
Malheureusement, on a l’impression d’avoir assisté à une déliquescence de ce tissu dans lequel la polygamie s’est invitée. Les parents font plus d’enfants qu’ils ne peuvent éduquer. Ils ont moins de temps d’éduquer ces enfants qui sont laissés à eux-mêmes dans les quartiers et qui sont éduqués par la rue. Vous croyez que ces enfants, demain, auront beaucoup d’opportunités si on ne s’investit pas pour leur programmer un destin?
On a l’impression d’avoir des lianes qui, au gré des alliances et mésalliances de circonstance, finissent par faire de ces jeunes ce qu’ils seront devenus. Il n’y a pas un projet de vie pour ces enfants. Sans projet de vie, ils ne peuvent pas devenir ce que nous en attendons.
Mais si nous leur donnons des exemples de modèles de comportement qui peuvent être très perfectibles. Comment voulez-vous qu’on obtienne autre chose que ce que nous leur montrons à la radio, à la télévision, dans la rue, dans les meetings politiques, dans les discussions politiciennes, les invectives, etc ?
Un peuple a besoin d’avoir des modèles. Il y a eu un temps où le modèle était le plus ancien, le plus âgé. Il y a eu un temps où le modèle était le plus éduqué. Maintenant, on a comme modèle celui qui a le plus de moyens financiers et d’autres types de modèles sur lesquels je ne peux pas m’attarder.Mais si nous avons et offrons à nos enfants des modèles, ils ne feront que prendre ces modèles, les reproduire et parfois les caricaturer.
Ces jeunes n’ont pas la chance d’avoir eu un canevas. C’est ce que j’appelle des repères et des recours. Si le jeune sait qu’il est parti d’un point et qu’il lui faut arriver à un autre, il pourrait mieux choisir son chemin. Il leur manque un deuxième point, c’est le recours.
L’enfant peut se retrouver en situation d’errance, mais parfois, il a un recours qui lui permet de revenir à de meilleurs sentiments et se remettre sur le bon chemin. La crise de l’autorité dans nos familles a une grande part de responsabilité dans la perte des recours et des repères.
À l’origine de la crise de l’autorité dans les familles
Le modèle de société peut être grandement responsable de cela. Je vous donne un exemple, si je perçois un salaire de x francs à l’Université Cheikh Anta Diop comme maitre de conférence, honnêtement, ce salaire me suffit à me faire vivre, moi, une femme et mes deux garçons. Cette somme peut me permettre de louer une maison ou un appartement, de me soigner, de nourrir et d’éduquer mes enfants.
Il n’y a pas un projet de vie pour ces enfants. Sans projet de vie, ils ne peuvent pas devenir ce que nous en attendons
Mais si en plus, j’augmente ma charge, en prenant une deuxième, une troisième ou quatrième femme et qu’au lieu de faire deux enfants j’en fasse huit, je le regrette, le salaire que je perçois à l’Université Cheikh Anta Diop ne suffit plus. Et étant donné que cela ne suffit plus, je vais aller chercher des ressources additionnelles. Je peux les chercher de plusieurs façons.
Si je travaille plus pour gagner plus, pour essayer de régler ces questionnements, cela peut encore passer. Mais si d’aventure, je ne trouve d’autres moyens que d’aller chercher des ressources additionnelles illicites ou anormales, c’est ce qui entretient la corruption, la concussion, c’est ce qui entraine le vol, c’est ce qui entraine pas mal de choses.
L’exemple que je donnerai à mes enfants c’est d’être allé chercher des ressources additionnelles, souvent illicites, qui me permettent d’acheter une voiture Touareg, qui me permettent d’acheter une villa… C’est ce modèle que j’aurais donné à mes enfants.
Le président Senghor avait dit quelque chose d’important, on avait tous souri à l’époque, on l’avait même insulté en étant étudiant, il disait qu’on ne développera ce pays que par la culture. Mais quand il parlait de culture, ce n’était pas d’aller créer des danses, du sabar (danses sénégalaises) et des tam-tams. C’était de changer de paradigme et d’adopter des codes culturels nouveaux, pour dire qu’aux 16ème , 18, ème, ou 20ème siècles, voilà comment nous vivions, au 21ème siècle, nous ne pouvons plus continuer de vivre de la même manière.
L’un des grands problèmes du Sénégal, c’est que chaque travailleur a, à sa charge, 16 à 17 personnes dont il faut s’occuper. Ce n’est pas possible. Il faut un changement de paradigme, je ne dis pas de «nucléariser» les familles, mais de dire que si un homme travaille, qu’il s’occupe juste de son épouse et de ses deux enfants, de sa famille en priorité. Si chacun fait la même chose, le problème est plus simple, mais tout autre modèle entraîne des variations qui ne sont pas forcément les meilleures au 21ème siècle.
Parce qu’on ne m’a pas convaincu que les valeurs de civilisation qui sont venues avec l’islam et qui ont introduit d’autres modèles, sont adaptées à la situation économique et politique du 21ème siècle et que nous ne ferons pas l’économie, en toute objectivité, de revisiter, nos problèmes et d’adapter les solutions à notre époque. »
Le docteur Abdou Aziz Kassé est né au Sénégal Oriental, à Tambacounda le 20 janvier 1957. Après l’obtention de son baccalauréat au Lycée Blaise Diagne de Dakar, il s’inscrit à la Faculté de médecine de Dakar en tant qu’étudiant de l’École militaire de Santé, où il obtient son Doctorat en 1982. Cancérologue, le Dr Kassé est médecin commandant du Service de santé des armées. Maitre-assistant de chirurgie oncologique depuis 1988, en fonction à l’Institut du Cancer et dans différentes Facultés et Écoles de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il est le Président du Centre international de cancérologie de Dakar. Le Dr Kassé est membre fondateur du Groupe euro-africain de cancérologie et de l’Organisation pour la recherche et la formation sur le cancer (AORTIC). En 2012, il reçoit la Médaille d’Or de l’Organisation mondiale de la santé. Le Dr Kassé est très connu pour son engagement dans la lutte contre le Cancer, notamment du sein et du col de l’utérus, qui font beaucoup de victimes chaque année au Sénégal. Il est également le président de la Ligue sénégalaise contre le tabac.
Entretien réalisé par Marième Cissé, WATHI
Source photo: WATHI
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C’est un réel plaisir de vous lire cher Docteur. Les arguments que vous mettez en avant reflètent parfaitement ce que je constate dans mon entourage. Je vis dans un village en Casamance depuis près de 30 ans et si dans cette partie du pays nous sommes encore préservés des maux actuels, il n’en est pas de même dans les autres régions où le choc des classes est plus visible, plus violent et plus perceptible que chez nous.
Lorsque vous citez les principes de base de l’éducation que vous avez suivie dans vos jeunes années, je me réfère aux miennes. Nous sommes vous et moi des enfants du babyboom et des trente glorieuses. Je suis né en 1950 en Alsace. Une autre Casamance puisqu’on parlait des français des autres régions comme de français de l’intérieur et que nous avions notre dialecte, issu de l’histoire de cette région souvent malmenée parce frontalière. Tout comme la Casamance d’ailleurs.
Oui, il y a un effritement évident de l’éducation et il s’accompagne avec la surpopulation. Une maman qui a déjà 3 gosses dont 2 en bas âge, un quatrième dans le dos et un cinquième en cours de route ne peut pas décemment s’occuper de sa progéniture. Et les hommes sont sous les arbres à palabres ou en brousse ou au travail dans une autre région avec une deuxième ou une troisième épouse.
Une amie proche qui vit à M’Bour dans un quartier populaire a 9 frères et soeurs. Son père, imam et agriculteur ne peut pas subvenir aux besoins de cette famille mais entretient une autre famille avec 7 ou 8 enfants et deux autres épouses. La situation est inextricable. S’ajoute à cela des fragilités probablement liées aux origines ethniques (ils sont peuhls) avec de sévères soupçons de drepanocytose.
Mais cette surpopulation n’affecte pas uniquement cette famille ou ce pays, elle est planétaire. Nous atteignons le seuil de 8 milliards d’humains sur cette planète. C’est une bombe à retardement.
Récemment suivi pour un cancer ORL, j’ai largement eu le temps de réfléchir aux conséquences d’une sexualité débridée et incontrôlée, à l’avenir de cette jeunesse parce qu’aucun état ne peut évoluer aussi vite que la courbe des naissances et ils seront nombreux ceux qui resteront au bord du chemin. Si on ajoute les problèmes climatiques très certainement eux aussi liés à la surpopulation et à l’industrialisation qui l’accompagne, on est mal partis. Enfin cette jeunesse là n’a aucune chance de s’en sortir. À mon grand regret… et cela fait très longtemps que plus personne ne fait de miracles.