Les principales priorités sociales « Le pays est aujourd’hui à la croisée des chemins car la fracture sociale est une réalité entre les capitales régionales et la périphérie. Le taux de chômage a atteint des proportions jamais égalées et aujourd’hui, le pouvoir financier des populations chute. Le coût de la vie a augmenté pour les Sénégalais, sans compter tous les problèmes liés à la fourniture des services publics, comme la qualité de l’éducation avec les grèves interminables. Le front social est en ébullition et l’État peine à trouver des accords avec les syndicats. A l’échelle des municipalités, les travailleurs sont aussi en train de faire valoir des revendications, légitimes ou pas, mais il faudrait leur prêter une oreille attentive. Ainsi, sur tous les fronts, on voit que les populations posent des revendications. Cela se comprend aisément, car le Sénégal est à la veille d’une élection présidentielle et qu’il faut pour les citoyens, les syndicats mais aussi les organisations de la société civile, faire valoir des préoccupations qui vont être prises en compte par les candidats. L’enjeu fondamental est de permettre aux Sénégalais d’avoir un pouvoir d’achat, leur permettant de vivre décemment. Quand on parle de pouvoir d’achat, on parle de la possibilité de créer un environnement permettant aux jeunes, par exemple de disposer d’un emploi décent, car le travail est avant tout une question de dignité. Actuellement, nombreux sont les citoyens désespérés parce qu’il n’y a pas de perspective d’emploi au point où, l’horizon est devenu très flou. Les vagues de migrants sont la contrepartie naturelle de la déception des populations vis-à-vis des gouvernants. Il y a des difficultés majeures dans de nombreux domaines, notamment au niveau de la pêche et de l’agriculture qui sont quasiment agonisantes, alors que leur potentiel en termes de croissance est réel. Ce sont ces problèmes que les hommes politiques, surtout ceux prétendants à la candidature en 2024, doivent prendre en charge.
Ainsi, sur tous les fronts, on voit que les populations posent des revendications
Il faut alléger la souffrance des Sénégalais en s’attaquant aux problèmes de fond, notamment la cherté des denrées de première nécessité, mais aussi assurer une fourniture des services sociaux dont l’éducation, la santé, et réduire le coût de l’électricité qui porte un coup aux ménages, mais aussi aux petites et moyennes entreprises. » Le besoin de réformes dans le domaine de l’éducation « Aucun pays ne peut prétendre au développement s’il n’investit pas dans le capital humain. Or, en évoquant la question du capital humain, on fait référence à l’éducation et à la formation. Malheureusement, aujourd’hui le système éducatif est rempli d’incohérences. La première incohérence, c’est le caractère bifurqué de l’éducation qui est clivée entre une formation française dispensée dans les écoles classiques et un enseignement arabo-islamique qui végète dans l’informel et qui malheureusement peine à trouver une attention au sein du gouvernement. Aujourd’hui, il y’a des tentatives de réformes pour harmoniser les systèmes éducatifs et permettre à ceux qui ont emprunté un parcours dans l’enseignement arabo-islamique de pouvoir bénéficier des mêmes chances que ceux qui sortent des écoles classiques. En effet, toutes les frustrations observées sont surtout manifestées par les arabisants qui ressentent une injustice, car ils n’ont pas des possibilités de mobilité sociale au sein de l’administration, puisque les fonctions sont exclusivement réservées à ceux formés à la langue française. La deuxième incohérence est que le cursus n’est pas en phase avec les enjeux actuels. Nous sommes dans un monde digitalisé, où les filières scientifiques doivent être au centre de l’orientation stratégique de nos États. Malheureusement dans nos États, on a un système éducatif qui, dès le bas âge, enferme les enfants dans une carrière. Par exemple au Sénégal, à partir de la troisième, il y a la possibilité de choisir soit une carrière scientifique soit une carrière littéraire. Il faudrait que les enfants aient la possibilité d’explorer jusqu’au bac et de se reconvertir. »
L’enjeu fondamental est de permettre aux Sénégalais d’avoir un pouvoir d’achat, leur permettant de vivre décemment
L’urgence de la prise en charge des préoccupations des jeunes « Les jeunes demandent plus d’opportunités d’emploi, des salaires décents, mais aussi une prise en charge de leurs préoccupations qui ne sont pas forcément matérielles ; ils ont un besoin de reconnaissance. Nombreux sont les gens qui prennent les embarcations de fortune. En réalité, ils sont morts socialement, car ils ne comptent pas dans la société, ni même dans leurs familles. Ils ne peuvent pas apporter grand-chose et sont par conséquent marginalisés. Il faut s’attaquer à la question de fond, c’est-à-dire, comprendre comment aujourd’hui, la société impose aux individus parfois des attentes qui vont au-delà de leurs capacités. Au sein de notre société, les médias ont une influence importante en montrant les pays de destination, qui fonctionnent sur le plan institutionnel, avec une démocratie plus ou moins fonctionnelle, avec des politiques sociales qui garantissent une vie décente aux populations. Les jeunes rêvent d’avoir ces mêmes conditions dans leur pays. Parmi ceux qui ont effectué l’aventure et qui vivent dans des pays occidentaux, ils rapportent des conditions de vie qui sont parfois sublimées et ne reflètent pas la réalité. Nos États doivent s’attaquer au phénomène de la migration en développant des politiques migratoires claires pour maintenir les jeunes dans leur pays puisque l’Afrique n’est pas pauvre mais est appauvrie par les mauvaises politiques.
Les jeunes demandent plus d’opportunités d’emploi, des salaires décents, mais aussi une prise en charge de leurs préoccupations qui ne sont pas forcément matérielles ; ils ont un besoin de reconnaissance
Les dirigeants politiques doivent changer de paradigme en développant des politiques incitant les jeunes à rester dans leur pays plutôt que de se jeter dans les océans, devenus des cimetières de jeunes qui auraient pu servir au développement du pays. Il y’a pourtant beaucoup d’opportunités d’investissement dans l’agriculture, si nous maîtrisons l’irrigation, la pêche en protégeant nos ressources, et en fournissant les services de manière optimale. Les services (éducation, santé, sécurité…) sont aujourd’hui un moteur de développement de nos pays. Il faut créer les conditions permettant aux jeunes d’être suffisamment formés, et investir dans les secteurs porteurs et générateurs des d’emplois. La question de l’agriculture et de son potentiel est d’actualité. Au Sénégal, par exemple, il y’a des zones agricoles naturelles : la zone des Niayes, la vallée du fleuve, la Casamance, le bassin arachidier. Toutes ces zones auraient pu servir de poumon du développement du Sénégal pour atteindre non seulement l’autosuffisance alimentaire, mais aussi la souveraineté alimentaire. Malheureusement, l’agriculture qui mobilise presque 70 % de la population a une contribution très faible dans le produit intérieur brut, seulement entre 13% et 15 %. Or, on doit pouvoir développer des politiques qui permettent de développer une chaîne de valeur, notamment de la production à la consommation en passant par la commercialisation et la transformation. Nombreuses sont les femmes aujourd’hui qui sont dans la transformation, mais il n’y a pas d’accompagnement pour certifier leur production et créer un emballage leur permettant de les exporter. Les politiques misent en place doivent pouvoir transcender l’encadrement ou la formation.
Les dirigeants politiques doivent changer de paradigme en développant des politiques incitant les jeunes à rester dans leur pays plutôt que de se jeter dans les océans, devenus des cimetières de jeunes qui auraient pu servir au développement du pays
L’État doit se positionner comme un État stratège capable d’ouvrir des niches d’opportunités pour les jeunes entrepreneurs et leur permettre d’aller à la conquête du marché sous régional et international. » Revenir au fondement de la cohésion sociale et de la stabilité « Le pays a eu la chance d’être dirigé, juste après les indépendances par le Président Léopold Sédar Senghor, qui était dans une situation de double minorité, ethnique et religieuse. Il a dirigé le pays pendant 20 ans en bénéficiant du soutien non seulement des leaders religieux, mais aussi des autres minorités venant de la périphérie. C’est un socle très important à préserver, puisque c’est ce qui a fait du Sénégal une exception. La diversité n’a jamais été source de division. Au contraire, elle a enrichi le pays. Depuis, de par le truchement du mariage, le brassage, les sénégalais ont pu former ce qui est aujourd’hui considéré comme une des nations les plus solides en Afrique. Cet héritage culturel doit être préservé et le dialogue renforcé entre les religions. Le rôle des leaders religieux est primordial dans la médiation pour amener les acteurs politique à surpasser leurs divergences. Il ne peut pas y avoir d’élections présidentielles sans penser aux fondements de la stabilité du Sénégal. Le socle social sur lequel le pays est bâti est un socle centré sur le pluralisme, sur la valorisation d’institutions non formelles, y compris religieuses, mais aussi traditionnelles. Le Sénégal est riche d’un patrimoine social et culturel qui peut aider le pays à se positionner comme une des nations les plus stables dans une Afrique en proie à l’insécurité. Il faut s’assurer au niveau national que les équilibres ne sont pas fragilisés et que les identités ne sont pas instrumentalisées. » Recommandations « Il faut être à l’écoute des Sénégalais, car ils ont mandaté au Président leur confiance et il doit être à la hauteur de cette confiance. Un autre enjeu important est la préservation des institutions démocratiques pour garantir la paix et la stabilité. Rien ne peut se construire sans la démocratie et la stabilité. Cela suppose que les institutions fonctionnent de manière normale et optimale. Depuis quelques années au Sénégal, il y a une certaine perception négative, de la justice et même de la sécurité, car les acteurs politiques ont eu tendance à instrumentaliser ces institutions pour se maintenir au pouvoir ou même parfois pour éliminer des adversaires politiques. Il faut créer les conditions permettant, à l’opposition ou à toute personne qui le souhaiterait, de participer au jeu politique. Dans une démocratie, les acteurs politiques sont éliminés sur la base d’une compétition électorale et non pas à travers l’instrumentalisation d’une quelconque institution. Préserver les institutions démocratiques, garantir la stabilité politique et démocratique du pays sont des enjeux majeurs. Cependant, il faudra aller au-delà en réformant les institutions et les rendre plus à même de répondre aux préoccupations des Sénégalais. L’État doit être capable de faire valoir ses fonctions régaliennes, assurer la sécurité des personnes et des biens, garantir aussi une fourniture optimale des services, que ce soit l’éducation, la santé et l’électricité. Il doit également s’assurer de résorber le fossé entre le monde rural et le monde urbain, de même que la fracture sociale aussi entre les adultes et les jeunes.
Depuis quelques années au Sénégal, il y a une certaine perception négative, de la justice et même de la sécurité, car les acteurs politiques ont eu tendance à instrumentaliser ces institutions pour se maintenir au pouvoir ou même parfois pour éliminer des adversaires politiques
Un autre aspect majeur que les candidats doivent prendre en compte est la question de la jeunesse. En effet, 75 % de la population a moins de 35 ans, ce qui représente 13 millions de jeunes. On ne peut gouverner le pays sans prêter une oreille attentive aux jeunes. La situation actuelle n’est rien d’autre que la manifestation d’une frustration qui s’est sédimentée et qui attend de trouver un exutoire pacifique. Il faut créer les conditions permettant aux jeunes de pouvoir s’épanouir, de faire valoir leur potentiel et de poursuivre leurs rêves. »
Extraits de l'entretien
Titulaire d’un DEA de sociologie à l’UCAD et d’un doctorat à l’Université de Floride (Etats-Unis), Dr Bodian enseigne la sociologie des religions à l’Université Assane Seck de Ziguinchor, la sociologie politique à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et la sécurité à l‘Université numérique Cheikh Hamidou KANE (UN-CHK). Membre du comité scientifique du Forum International de Dakar sur la Paix et la Sécurité en Afrique, il est expert et consultant du Centre des hautes études en défense et sécurité (CHEDS) et de l’Institut de défense du Sénégal (IDS).Dr Mamadou Bodian