Amadou Sadjo Barry
L’Europe ne doit pas s’accommoder des pratiques de changement constitutionnel en Afrique pour allonger les mandats présidentiels, car le refus de l’alternance au pouvoir et la pérennisation des régimes autoritaires qu’ils entrainent mettent en cause la sécurité de l’Europe. En effet, la prolongation arbitraire des mandats présidentiels reconduit et renforce les logiques néo patrimoniales du pouvoir politique qui ont fait des gouvernements africains concernés les principaux pourvoyeurs de la violence, de la pauvreté, de l’insécurité et de l’immigration illégale. Or, sous le double effet de la proximité géographique et l’attrait qu’exerce son modèle de société libérale, l’Europe est directement touchée par l’instabilité politique et la misère humaine entretenue par ces États faillis où la confiscation du pouvoir est devenue le paradigme normal de la gouvernance.
En 2019, on rapportait par exemple que les ressortissants guinéens sont les deuxièmes demandeurs d’asile en France et la première nationalité parmi les mineurs non accompagnés. Ce qui veut dire qu’en dix ans de gouvernance, le régime d’Alpha Condé n’a pas su relever les défis liés au développement économique et social. Est-ce au contribuable européen de payer le prix de l’échec des autorités africaines qui, délibérément, ont fait de l’arbitraire les fondements des pratiques du pouvoir ? Ne faudrait-il pas que l’Europe tire les leçons de sa relation bilatérale avec les régimes autoritaires africains afin de repenser la promotion de son intérêt national en Afrique, principalement dans les pays où s’est normalisée la présidence à vie ? Bien que les populations africaines soient les premières victimes des pratiques du troisième mandat, il n’en demeure pas moins que les intérêts européens se trouvent menacés aussi par la persistance d’un environnement institutionnel, social et politique défavorable aux investissements économiques durables et qui compromet davantage l’aide publique au développement.
À l’idée selon laquelle l’aide n’aide pas, il faut désormais ajouter le constat suivant lequel le contribuable européen enrichit une élite politique en Afrique qui, en retour, transfère aux Européens la charge de lutter contre la pauvreté et de sécuriser le continent
Un intérêt national en péril
En effet, le verrouillage du pouvoir politique et l’instabilité qui en découle généralisent l’insécurité à tous les niveaux de la société et renforcent la relation extractive entre les agents dits publics et les populations. Dans ce contexte où le droit a cédé sous le poids de l’arbitraire des tenants du pouvoir, la corruption et la domination deviennent les moyens privilégiés pour sécuriser des investissements extérieurs. D’ailleurs, le comportement, certes condamnable, des compagnies européennes comme Bolloré s’explique en partie par le contrôle exclusif de la sphère publique par le pouvoir exécutif : du Togo, en passant par la Guinée et la Côte-d’Ivoire, jusqu’au Cameroun et au Tchad, une grande majorité des sociétés africaines demeure prisonnière d’une conception de l’espace public qui lie celui-ci à la souveraineté absolue de la personne du chef.
En 2019, on rapportait par exemple que les ressortissants guinéens sont les deuxièmes demandeurs d’asile en France et la première nationalité parmi les mineurs non accompagnés. Ce qui veut dire qu’en dix ans de gouvernance, le régime d’Alpha Condé n’a pas su relever les défis liés au développement économique et social. Est-ce au contribuable européen de payer le prix de l’échec des autorités africaines qui, délibérément, ont fait de l’arbitraire les fondements des pratiques du pouvoir
Or, la présidence à vie est fille de cette représentation despotique de la souveraineté individuelle, qui fonde l’exercice du pouvoir sur une impitoyable logique de la déshumanisation de la société, surtout en Afrique francophone. Dès lors, comment donner sens à l’aide publique au développement si l’idée même du public se confond aux seuls intérêts des gouvernants ? Là où le citoyen est introuvable, parce qu’invisibilisé par l’arbitraire et la criminalité politique, devrait-on s’attendre à une effectivité de l’aide publique au développement ? À l’idée selon laquelle l’aide n’aide pas, il faut désormais ajouter le constat suivant lequel le contribuable européen enrichit une élite politique en Afrique qui, en retour, transfère aux Européens la charge de lutter contre la pauvreté et de sécuriser le continent !
Sortir de l’illusion de la réalité
Peut-être qu’une vision réaliste de la politique étrangère peut s’accommoder de cet état de fait, au motif que la lutte hégémonique entre les grandes puissances et les jeux des alliances qu’elle met en œuvre condamnent les États à privilégier une définition de leur intérêt national qui ne s’encombre guère de doctrine morale. Après tout, comme le disait Raymond Aron, « on ne peut pas faire une politique étrangère à partir de l’idée de respect des droits de l’homme ». Ainsi, la vertu ou les valeurs morales ne devraient pas exercer une contrainte sur les relations bilatérales entre l’Europe et les gouvernements africains.
L’Europe travaillerait contre son intérêt en mettant en marge de sa politique étrangère en Afrique le problème que pose le renforcement de la criminalité de l’État lié à la promotion du troisième mandat
Toutefois, le réalisme ne doit pas se confondre à l’illusion de la réalité, qui conduirait, par exemple, à être indifférent au fait que les régimes du troisième mandat renforcent l’insécurité sous régionale et les injustices socioéconomiques. Ces régimes normalisent les conditions politiques et institutionnelles d’un embrasement social et des conflits intercommunautaires. La pauvreté mondiale, dont la moitié est concentrée en Afrique, s’explique en grande partie par la nature du pouvoir politique et des institutions qui organisent les rapports de société. Le réalisme ne doit pas servir à soutenir économiquement et politiquement des régimes autoritaires dont le comportement est antinomique aux Objectifs du Millénaire pour le Développement des Nations unies. L’Europe travaillerait contre son intérêt en mettant en marge de sa politique étrangère en Afrique le problème que pose le renforcement de la criminalité de l’État lié à la promotion du troisième mandat.
L’heure devrait être au dégrisement de la diplomatie européenne, ce qui pourrait prendre la forme d’une réforme profonde et sincère des relations entre l’Europe – les démocraties occidentales de manière générale – et le continent. Cet exercice sera nécessaire pour combattre l’insécurité internationale et les injustices mondiales dans le monde de l’après Covid-19. Et l’intelligence des intérêts bien compris entre l’Afrique et l’Europe ne pourrait faire l’économie d’une diplomatie de la lucidité, celle qui n’oubliera pas que les régimes du troisième mandat se perpétuent par la violence et l’insécurité.
Source photo : Euractiv
Né en Guinée, Amadou Sadjo Barry est professeur de philosophie au Collège d’enseignement général et professionnel (Cégep) à St-Hyacinthe, au Québec. Il est spécialisé en philosophie morale, en philosophie politique et en politique africaine.