Entretien réalisé par: Folashadé Soulé et Camilla Toulmin
Site de publication: Institute for New Economic Thinking
Type de publication: Entretien
Date de publication: 16 juin 2020
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Le Sénégal fait partie des pays africains qui a très rapidement réagi dès l’annonce du premier cas testé positif au COVID-19 en mars 2020, sans pour autant instaurer un confinement strict. Comment analysez-vous les mesures mises en place par le gouvernement sénégalais d’une part, et leur mise en œuvre d’autre part – notamment dans un contexte d’augmentation de nouveaux cas?
Pr Felwine Sarr : Je pense que le Sénégal a décidé d’appliquer des mesures qui étaient adaptées à sa situation. Un confinement strict ou généralisé aurait arrêté toute l’économie alors que 97 % des entreprises appartiennent au secteur informel. La plupart des individus qui constituent ce secteur gagnent leur vie du commerce, de la transaction journalière et cela aurait été extrêmement coûteux pour le pays- avec au départ si peu de cas- d’arrêter tout l’appareil productif et la vie économique.
Le choix qui a été fait était un choix intelligent : on restreint les activités non essentielles. Autour du 10 mars, des rassemblements religieux étaient prévus et l’Etat les a interdits. Les secteurs les plus affectés sont ceux liés au tourisme, au transport, à la restauration, ainsi que l’économie informelle. Des mesures spécifiques ont été prises et le pays a choisi de ne pas vraiment confiner, de réduire les activités au maximum, de fermer les écoles et universités, et de gérer en fonction de l’évolution des cas. Au sujet de la question économique, une vaste réflexion a été entreprise par le ministère de l’économie à laquelle ont contribué de économistes sénégalais pour réfléchir à un plan de relance économique.
Pourquoi estimez-vous que les mesures d’allègement prises actuellement ne sont pas la bonne option?
Pr Felwine Sarr : Nous sommes dans une situation très délicate. Le nombre de cas augmentent certes, mais il n’explose pas de façon exponentielle. Le nombre de morts, non plus. En comparant à la mortalité liée à d’autres maladies ou aux accidents de la route, ce n’est pas énorme. C’est très difficile dans ce contexte, au bout de 3 mois, de maintenir les individus dans une sorte de tension de la prévention, de la prudence et d’arrêt de l’activité.
Cela va à l’encontre du mouvement de la vie et l’on constate un relâchement dans le respect du port du masque, dans les efforts que certains ont fait, dans la distanciation physique. A un moment, il y a une sorte de raison, de logique de la vie qui reprend le dessus. Et c’est à cela qu’il faut apporter la bonne réponse. Certains religieux ont exercé une pression pour rouvrir les lieux de culte et le gouvernement a cédé et je pense qu’il n’aurait pas dû. D’ailleurs, l’Église et quelques grandes mosquées à Dakar ont refusé d’ouvrir.
Une grande mosquée, Massalikoul Djinâne, qui dispose de suffisamment d’espace a pu configurer la prière en respectant la distance d’un mètre. Beaucoup de mosquées dans les quartiers, n’ont pas d’espace et les individus vont se retrouver très près les uns des autres. Sur ce point précis, l’État a envoyé des signaux contradictoires en annonçant que les lieux de culte et les écoles ouvraient.
Il a demandé aux individus de continuer à respecter les gestes barrières, mais on a eu le sentiment qu’une sorte de licence au relâchement avait été donnée, du coup, j’ai observé nettement un changement d’attitude. Il ne me semble pas que c’était le moment de relâcher la pression, bien je concède au gouvernement que c’est un exercice extrêmement délicat, avec un processus d’apprentissage, de «learning by doing» sans certitude absolue et une stratégie d’orientation et de ré-orientation de la barque en fonction du contexte, je pense qu’il fallait maintenir la rigueur dans l’application des règles, tout en ré-ouvrant l’économie de manière organisée.
C’est très difficile dans ce contexte, au bout de 3 mois, de maintenir les individus dans une sorte de tension de la prévention, de la prudence et d’arrêt de l’activité. Cela va à l’encontre du mouvement de la vie et l’on constate un relâchement dans le respect du port du masque, dans les efforts que certains ont fait, dans la distanciation physique. A un moment, il y a une sorte de raison, de logique de la vie qui reprend le dessus. Et c’est à cela qu’il faut apporter la bonne réponse
Vous faites partie du comité qui travaille sur le plan de résilience économique et social lancé par le Président Macky Sall. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce plan et surtout les mesures économiques pensées dans le Plan Emergent Sénégal (PES) post-COVID pour répondre à l’impact économique de la pandémie?
Pr Felwine Sarr : Dès le début de la crise du COVID, un certain nombre d’économistes se sont réunis spontanément et ont décidé qu’il fallait commencer à réfléchir à la crise économique que le Covid-19 allait créer et aux réponses adéquates à apporter. Nous avons créé un groupe de travail en veillant à ce qu’une multitude de disciplines et de compétences soient représentées pour essayer de couvrir la pluralité des questions que pose la crise.
Le ministre de l’économie a accepté de nous rencontrer avec ses équipes et nous avons proposé nos services. Le ministre a accepté que nous travaillons en collaboration avec ses services : le travail a pu aller vite car nous avions accès à toute l’information nécessaire, et nous avons pu travailler en bonne intelligence avec ses services. C’est une initiative que je salue, car j’ai eu l’impression que pour une fois la société civile, le monde académique avait une utilité pratique dans un contexte de crise avec une grande efficacité en dehors de longues procédures administratives et qu’on pouvait avoir prise sur le réel, apporter notre expertise et contribuer aux réponses qui allaient être apportées.
J’ai trouvé excellent que le ministère de l’économie ait accepté cette collaboration et que dans le plan de résilience nationale adopté, une grande partie de nos propositions ait été retenues. Elles étaient de plusieurs ordres: d’abord une attention particulière apportée aux secteurs touchés par la crise: le tourisme, le transport, le commerce, la restauration; des mesures fiscales dont un crédit d’impôt pour les entreprises; une contribution de l’État au chômage technique partiel visant à aider les entreprises à maintenir les employés, une interdiction de licenciement sec durant ces trois mois.
Le deuxième axe a concerné les ménages les plus vulnérables: le Sénégal avait déjà un système de bourse sociales familiales avec une base de données de 580 000 ménages dits vulnérables, sachant qu’un ménage au Sénégal équivaut à 8 à 10 personnes. L’idée a donc été d’élargir la cible de personnes vulnérables à 1 million de ménages, ce qui fait 10 millions d’individus sur une population de 16 millions et de leur octroyer soit une aide alimentaire d’urgence, soit un transfert de revenus.
Deux options étaient sur la place: l’aide financière ou alimentaire. Le travail a consisté à cibler le panier de consommation essentiel de base: celui qui donne 2100 kcal par jour: quels produits devaient le composer etc. Le montant a également été recalculé pour que le ménage soit en mesure de couvrir à peu près 60 % de ses besoins.
Le transfert de denrées alimentaires a été retenu car il offrait la certitude que les ménages allaient consommer ces denrées alimentaires et éviter que le ou la cheffe de ménage obtienne une aide financière qu’il/elle n’emploie pas à la satisfaction des besoins les plus urgents. Nous nous interrogions également si les marchés allaient rester ouverts, s’il y aurait une pénurie de distribution de produits, ou un risque d’une mise en danger des individus dans ces espaces.
La solution qui a été retenue fut d’effectuer un ciblage avec un procédé éprouvé par les services de l’État. Celui-ci a été relativement bien fait, bien qu’il y ait eu des débats sur le transport de l’aide et l’attribution des marchés d’achats de céréales il semble que pour l’essentiel, les ménages ciblés ont eu accès à leurs denrées. Le troisième point concerne les individus qui travaillent dans le secteur informel. Dans la mesure où il s’agit d’un secteur qui n’est pas très renseigné d’un point de vue statistique nous nous sommes interrogés sur le bon procédé par toucher les travailleurs de ce secteur.
En transférant des revenus aux ménages du troisième quintile et ceux qui dépendent des transferts de fonds des migrants, on pouvait les toucher. Une des dernières questions a été de réfléchir à maintenir les individus qui sont dans le secteur informel dans leur activité comment faire en sorte que celle-ci ne disparaisse pas après la crise. Une des pistes était que la commande publique de l’État leur soit adressée pour maintenir leur activité.
Le deuxième axe a concerné les ménages les plus vulnérables: le Sénégal avait déjà un système de bourse sociales familiales avec une base de données de 580 000 ménages dits vulnérables, sachant qu’un ménage au Sénégal équivaut à 8 à 10 personnes
Une fois que l’État a mis en œuvre le plan de résilience, la question qui s’est posée au niveau du ministère a été de réfléchir à un plan de relance post-crise. Nous avons discuté avec les agents du ministère et nous leur avons proposé un plan de réorientation et de restructuration de l’économie. Nous sommes partis du principe qu’il ne faudrait pas repartir sur le même type d’économie, que la crise avait révélé des vulnérabilités au niveau de la sécurité alimentaire, de la spécialisation primaire, du manque d’autonomie, de la dotation en capital humain, ainsi que des vulnérabilités dans des secteurs qui devaient être stratégiques: la pharmacie par exemple et l’agriculture.
Comment «profiter» de l’opportunité que cette crise offrait pour repenser nos économies d’un point de vue structurel. Repenser nos modèles de production, de croissance, de répartition des richesses, d’évaluation de la valeur, etc. Le ministère a adhéré à l’idée et le groupe de travail effectue actuellement une réflexion de fond pour faire une proposition d’une économie plus résiliente, plus autonome, répondant aux besoins fondamentaux et faisant croitre le vivant.
Dans ce contexte de saison de pluies, avec les mesures de confinement, il y aurait un risque que les jeunes ne seraient pas capables de se déplacer dans les zones rurales afin de protéger ces zones de la pandémie. Cependant le besoin d’une main d’œuvre familiale est crucial afin que la saison agricole puisse être mise en œuvre. Comment la gestion des risques est-elle pensée?
Pr Felwine Sarr : Au Sénégal, sur les 45 départements, 23 ne sont pas touchées par la pandémie. C’est généralement le monde rural. Le gouvernement veut préserver cette partie du pays qui n’est pas affectée en interdisant les transports interurbains.
Le président de la République lors de son dernier discours avait annoncé réfléchir à lever l’interdiction du transport interurbain pour permettre aux gens de repartir dans le monde rural pour cultiver la terre. Cette dernière semaine, l’interdiction a été levée. Il y a deux dangers qui nous guettent: le premier est la préparation adéquate de la campagne agricole: avant qu’elle n’arrive, il faut distribuer des semences et des engrais bien avant. Je ne sais pas où en est la préparation de la campagne, mais je sais c’est une vraie préoccupation du Ministère de l’agriculture que la préparation ne soit pas ratée.
Une deuxième préoccupation était liée aux criquets provenant de l’Afrique de l’Est, de l’Éthiopie notamment, et l’anticipation qu’ils allaient arriver en Afrique de l’Ouest: un péril acridien s’annonce et dès à présent, des mesures doivent être mises en place au cas où ces criquets traverseraient le Sahara et arriveraient chez nous. Les anticipations de la pluviométrie ne sont pas très bonnes pour cette année. On a donc trois défis à relever : la bonne préparation de la campagne agricole, la pluviométrie et le péril acridien qui s’annonce. Plusieurs ministères s’accordent et s’entretiennent en ce moment sur les réponses à apporter.
Les importations de riz au Sénégal sont assez conséquentes: les flux ont été bouleversés par la pandémie et certains analystes estiment que cela va beaucoup affecter les pays importateurs . A-t-on assisté à une augmentation du prix du riz et des céréales à Dakar et au Sénégal?
Pr Felwine Sarr : Le Sénégal a anticipé afin qu’il n’y ait pas de pénurie. Ce que l’on consomme cette année est la production de l’année dernière. En termes d’offres sur marché, il n’y a pas de tension mais il y a un risque que les pays organisent une pénurie artificielle pour que les prix augmentent. Il y a eu des réunions entre pays pour qu’il n’y ait pas de «passagers clandestins» et que certains ne profitent pas de la crise pour augmenter les prix. Pour l’instant, il n’y a pas de tension. L’inquiétude est sur l’année à venir, en fonction de la production céréalière de cette année qui vraisemblablement va être moindre vu que l’économie mondiale a été fortement freinée.
Je pense que le Sénégal représente environ 2 millions de tonnes de riz par an en besoin pour une production environ de 1. 100 000 tonnes de riz. On exporte une partie de ce riz et il y a plusieurs problématiques qui se posent: tout un programme a été mis en place pour accélérer la production de riz et arriver à l’autosuffisance en riz. La production de riz local a fortement augmenté ces dernières années. Mais il semblerait que même si on augmente notre production, un volume important continue à être exporté et n’est pas consommé localement.
On a donc trois défis à relever: la bonne préparation de la campagne agricole, la pluviométrie et le péril acridien qui s’annonce
Il ne semble pas y avoir un consensus sur la question de l’annulation de la dette. On observe une double absence de consensus, d’une part entre les gouvernements africains et d’autre part, entre les multiples créditeurs. Certains pays comme le Sénégal demandent l’annulation de la dette, d’autres demandent un moratoire, et certains pays comme le Bénin ne veulent ni l’un ni l’autre. Quel est votre avis sur cette question ? En dehors de la dette, quels sont les instruments financiers que les gouvernements africains peuvent mobiliser sur les marchés alors qu’ils évoluent déjà dans un espace fiscal restreint?
Pr Felwine Sarr : Il faut d’abord rappeler un peu d’histoire et quelques fondamentaux: dans les années 80-90, les pays africains étaient surendettés avec des taux ratio dette/PIB qui avoisinaient les 100%. Dans les années 1970, ils avaient bénéficié du recyclage des pétrodollars et d’une conjoncture favorable des prix des matières premières. Ceci les avait amenés à fortement s’endetter.
Les projets d’industrialisation dans lesquels beaucoup de pays s’étaient engagés se sont révélés être des éléphants blancs, peu productifs. Ajouté au fait que les cours de matières premières ont chuté, beaucoup de pays se sont retrouvés en crise de la dette. Il y a eu tout un mouvement d’annulation de la dette avec plusieurs initiatives dont l’Initiative des Pays Pauvres Très endettés (IPPTE), le sommet de Gleneagles d’annulation de la dette multilatérale (IADM) en 2005.
A l’issue de ces grandes initiatives, la plupart des pays africains sont revenus à des ratios très soutenables. Le Sénégal était à 20% de son ratio dette/PIB. Après de grands efforts de concertation avec les bailleurs et créanciers, la question qui s’est posée a été de savoir comment faire pour ne pas se retrouver dans 10-15 ans dans la même situation. Ceci posait la question des raisons structurelles du surendettement qu’il fallait traiter. Ceux qui souhaitent l’annulation avancent plusieurs raisons.
Le volume de la dette africaine représente moins de 0,3% de la dette mondiale. Cela ne représente absolument rien. Ceux qui veulent l’annulation de la dette avancent aussi ce dernier argument. La limite de leur réflexion est qu’elle est court-termiste et conjoncturelle
Des arguments d’ordre économique: le poids du service de la dette qui pèse sur les budgets, les volumes financiers qui sont remboursés et pas investis dans l’éducation et la santé; des arguments de type éthique et moraux: la dette est odieuse, l’Afrique ne doit rien puisqu’elle vend ses matières à prix bas, d’un point de vue global on lui prend ses ressources etc. Il y aussi des arguments de type technique. La situation aujourd’hui est que le ratio dette sur PIB du continent Africain est de 60 %. Il est largement soutenable, il est moins élevé que celui de la France: 110%, du Japon: 200%, des États Unis: 108%.
Le volume de la dette africaine représente moins de 0,3% de la dette mondiale. Cela ne représente absolument rien. Ceux qui veulent l’annulation de la dette avancent aussi ce dernier argument. La limite de leur réflexion est qu’elle est court-termiste et conjoncturelle. Elle n’offre pas de solutions économiques durables. Par ailleurs, elle est couteuse d’un point de vue symbolique.
Personnellement, je suis contre l’annulation de la dette pour plusieurs raisons: la première est que cela nous installe dans une fatalité de l’incapacité: nous nous endettons et à l’échéance nous annonçons urbi et orbi que nous ne pouvons pas payer et quémandons que notre dette soit annulée. Je trouve que ce n’est pas être respectueux de nous-mêmes, de nos propres engagements, d’autant plus que majoritairement (excepté pour la Chine) nous nous endettons à des taux concessionnels.
Si vous contractez une dette, c’est pour l’investir dans votre économie de manière à accroitre votre croissance et générer des ressources qui vous permettront de la rembourser. C’est vos propres revenus futurs que vous rapatriez dans le temps présent. Une entité vous rend un service de liquidité moyennant paiement, en vous mettant à disposition vos propres revenus futurs.
C’est à vous de transformer votre pari sur l’avenir. Ces demandes d’annulations à répétition permettent de faire l’économie du débat sur le bon usage de nos ressources, le bon usage de l’endettement ainsi que sur la mobilisation de nos ressources domestiques. Pour moi une Afrique qui veut se prendre en charge, qui veut sortir de la subalternité et de la politique de la compassion, si ce n’est de la pitié, qui veut relever ses défis, doit œuvrer à se présenter au monde dans un rapport égalitaire (autant qu’elle le peut) en assumant ses responsabilités.
Par ailleurs, l’argument de la dette odieuse ne tient pas, ou du moins ne tient plus. Il y a certes des asymétries dans les relations économiques avec le reste du monde. Il nous faut les refuser. Refuser de vendre nos matières premières à vil prix, refuser de signer des contrats d’exploitations de nos ressources qui nous rétrocèdent la portion congrue des richesses qu’elles produisent. Nous ne pouvons pas accepter ces asymétries et vouloir les résoudre dans la question de l’endettement. Il faut les combattre dans les lieux où elles s’expriment.
Si vous ne remboursez pas votre dette, les taux d’intérêt sur les marchés augmentent, votre notation souveraine est impactée et les signaux que vous envoyez sont ceux de la non-crédibilité de votre engagement, d’autant plus que ces dernières années, une grande partie de la dette contractée est privée. Si une dette est soutenable, je ne vois pas pourquoi on devrait l’annuler. La dette africaine est devenue un totem, elle est entrée dans les imaginaires comme un éternel fardeau que l’Afrique porte.
L’Afrique croule sous la dette et n’arrive pas à s’en sortir, c’est le mantra. On ne regarde même plus son évolution et où nous en sommes réellement. Il suffit de l’évoquer pour que toute la compassion s’étale et que le complexe du bon samaritain s’exprime çà et là. Dans la conjoncture actuelle, nous ne sommes pas (en moyenne) dans une situation terrible. La situation sur le continent est hétérogène. Les deux premières économies du Continent, le Nigeria a un ratio dette sur Pib de 15% et l’Afrique du Sud est autour de 55%.
Il nous faut les refuser. Refuser de vendre nos matières premières à vil prix, refuser de signer des contrats d’exploitations de nos ressources qui nous rétrocèdent la portion congrue des richesses qu’elles produisent.
L’Angola à un ratio dette sur Pib de 90 % et la Tanzanie de 71, 8 %. Je ne vois pourquoi dans ce contexte on devrait annuler la dette Africaine globale. On pourrait songer à un traitement différencié pour chaque pays selon son contexte. Certains ont une dette sur les marchés privés importante et ne souhaitent pas voir leur notation souveraine se déprécier afin d’être en mesure d’emprunter dans des conditions avantageuses. Pour d’autres, la situation est différente, il faut leur trouver une solution spécifique.
On devrait cependant plutôt réfléchir à comment mobiliser des ressources domestiques plus importantes, les mettre dans un circuit qui permet de financer nos économies, comment élargir la base fiscale. Il y a des ressources liées au foncier fiscal que nous ne mobilisons pas assez, des taxes d’habitation qui ne sont pas payées. Il y a tout un travail à mener pour mieux mobiliser des ressources domestiques d’une part, réduire les flux financiers illicites sortant du continent du fait de multinationales qui ne payent pas leurs impôts et veiller à avoir des investissements productifs. Ce sont des réponses structurelles qu’il faut apporter.
L’Afrique subsaharienne sera avec la Chine peut être, une des seules régions du monde avec une croissance positive, bien que trop faible pour combler les inégalités. Plusieurs analystes s’accordent pour dire que la pandémie offre une occasion aux pays africains de repenser les modèles de développement et d’accélérer l’intégration régionale, la diversification de l’économie, une croissance verte, …Pensez-vous également que nous sommes à un moment charnière pour la transformation économique du continent et quelles sont les pistes que vous avancez?
Pr Felwine Sarr : J’avais déjà évoqué ce besoin de changer radicalement de modèle de développement économique dans mon ouvrage «Afrotopia», de déconstruire et de réinventer le concept. Je me sentais assez seul dans cette démarche dans le contexte Africain. Ensuite Kako Nubukpo a écrit un ouvrage important «l’Urgence africaine» où il prône un changement de modèle économique. Nos voix étaient considérées à l’époque comme un peu utopistes avec des mesures peu concrétisables dans le contexte d’un monde néolibéral ou il fallait intégrer les chaines de valeur internationales.
Ce qui est intéressant est de voir comment ces idées sont non seulement devenues dominantes pendant ces 3 derniers mois en Afrique et dans le monde entier, mais nous avons rarement autant entendu le désir d’un monde nouveau s’exprimer dans l’espace intellectuel et social. Pourquoi? Parce que la plupart de ceux qui rêvaient d’un monde nouveau ont été témoins d’une expérience historique: on a vu qu’en 3 mois, le train du capitalisme pouvait s’arrêter: on a vu la production industrielle mondiale s’arrêter à 80%, des villes comme Pékin voir leur nuage de pollution s’atténuer, des rivières renaitre, et on a vu qu’on pouvait arrêter le train du capitalisme mondial et qu’on pouvait revaloriser les emplois à forte utilité sociale qui sont fondamentaux.
On a vu que dans l’économie, tout n’était pas essentiel, notamment certains secteurs le sont plus que d’autres. Ce n’est plus une idée seulement, c’est entré dans notre expérience. Ceux qui pensent que c’est un moment charnière ont raison, parce que c’est un moment dans lequel il y a eu une brèche dans le temps historique et où une pluralité de possibilités s’ouvre. Cela ne signifie pas que la brèche va se fermer, ou que ces possibilités vont suppléer celles que nous vivons, mais qu’il y a une opportunité à saisir absolument. Il y a des moments dans l’histoire des nations qui sont beaucoup plus propices à des changements que d’autres. La crise indique ce qui ne peut plus durer, elle indique une nécessité de changement et de construction d’un monde différent.
On a vu qu’en 3 mois, le train du capitalisme pouvait s’arrêter: on a vu la production industrielle mondiale s’arrêter à 80%, des villes comme Pékin voir leur nuage de pollution s’atténuer, des rivières renaitre, et on a vu qu’on pouvait arrêter le train du capitalisme mondial et qu’on pouvait revaloriser les emplois à forte utilité sociale qui sont fondamentaux
Des leçons sont à tirer de cette crise pour les leaders africains qui doivent comprendre qu’ils ont un chantier devant eux et que c’est l’occasion de mettre l’économie au service des populations. La question qui se pose aussi est de savoir comment transformer une intelligence théorique collective, en pratiques sociales transformatrices. C’est à cela que les économistes africains et les académiques doivent œuvrer.
La pensée théorique peut devenir vaine si elle ne se transforme pas in fine en pratique. Comment injecter cette plus-value intellectuelle, mobiliser des forces sociales pour amener nos politiques à changer de manière de gouverner? Il y a un champ politique à redéfinir, réinvestir, un champ de l’action pour faire en sorte que les citoyens retrouvent la capacité d’agir sur leurs propres destins. C’est la bataille qui doit être menée aujourd’hui: qui le fait? Par quel processus? C’est l’urgence à laquelle nous devons tous travailler.
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