Pathé Dieye
Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté à l’unanimité la résolution 2417 du 24 mai 2018, condamnant l’utilisation de l’insécurité alimentaire et de la famine comme tactique de guerre. « La résolution demande aux belligérants de laisser intacts les stocks alimentaires, les exploitations agricoles, les marchés et autres mécanismes de distribution. Elle demande aux parties en conflit de permettre aux travailleurs humanitaires d’accéder sans entrave aux populations dans le besoin et déclare que «le fait d’utiliser la famine des civils comme méthode de guerre peut constituer un crime de guerre».
C’est la première fois que le Conseil se prononce sur ce sujet, alors que dans l’histoire de la guerre, des exemples sur la faim comme arme de combat ne manquent pas. Pendant la guerre civile américaine, les soldats de l’Union ont combattu selon des règles d’engagement connues sous le nom de «Code Lieber», qui leur permettent «d’affamer les belligérants hostiles, armés ou non». Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne nazie a élaboré un «Plan de lutte contre la faim» qui, s’il avait été mis en œuvre, aurait pu entraîner la famine de quelque 20 millions de personnes ou plus sur le territoire contrôlé par l’Union soviétique.
En constatant que “la faim” est une arme destructrice, nous pouvons deviner qu’elle est aussi un outil de compétition, de jeu de positionnement entre les pays sur l’échiquier mondial. Alors quels sont les sous-entendus ou non-dits derrière les discours philanthropiques de ceux qui envoient les aides alimentaires? La faim des uns n’est-elle pas une occasion de démonstration de force pour d’autres?
Le mets de la faim : des régions douloureusement mieux servies que les autres
Selon les données du rapport des Nations Unies intitulé Aperçu régional de la sécurité alimentaire et de la nutrition en Afrique, sur les 820 millions de personnes qui souffrent de la faim dans le monde, 257 millions se trouvent en Afrique, 237 millions vivent en Afrique subsaharienne. Le nombre de pays africains qui dépendent de l’aide alimentaire extérieure est passé de 20 en 2009 à 31 en 2019.
Il faudra signaler dès à présent que la crise économique mondiale de 2007-2008 a accentué la fragilité du système alimentaire mondial dans lequel les petits exploitants agricoles sont exploités pour enrichir les mastodontes de l’agrobusiness. La libéralisation du système agroalimentaire, la concentration sur les marchés des intrants et des extrants, la diminution des investissements publics dans l’agriculture et la diminution de l’aide à l’agriculture ont plongé le monde dans des déséquilibres et des injustices qui creusaient et creusent encore les inégalités de l’accès à l’alimentation.
Le nombre de pays africains qui dépendent de l’aide alimentaire extérieure est passé de 20 en 2009 à 31 en 2019
Aux côtés de ces facteurs, il y a des éléments amplificateurs pour les pays en conflit ou qui subissent les conséquences des changements climatiques. A ce propos, les pays du Sahel central notamment le Burkina Faso, le Mali et le Niger sont des cas inquiétants car on y observe une progression stupéfiante de la faim à cause du terrorisme et des conflits communautaires. Au Mali, sur une population de 19,4 millions de personnes, 2,7 millions sont en situation d’insécurité alimentaire.
Dans un pays comme le Niger, le taux de prévalence de la malnutrition oscille autour de 15%, l’équivalent du «seuil d’urgence» fixé par l’OMS. L’état des lieux est alarmant aussi au Nord du Burkina Faso où à cause de l’insécurité, il est pratiquement impossible de traiter la malnutrition aiguë. Cette instabilité a accru le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays qui est passé de 90 000 à 560 033 en décembre 2019. Les bilans sont alarmants dans la mesure où les catastrophes affectent aussi des points stratégiques comme le bassin du lac Tchad qui est un des poumons économiques du Sahel.
Les pays du Sahel central notamment le Burkina Faso, le Mali et le Niger sont des cas inquiétants car on y observe une progression stupéfiante de la faim à cause du terrorisme et des conflits communautaires
Ce bassin dont dépend des parties du Cameroun, du Tchad, du Niger et du Nord-est du Nigeria est affecté à la fois par les conflits et les changements climatiques. Avec une population de 30 millions de personnes qui y dépendent pour vivre, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que 7 millions de personnes sont exposées à une faim sévère dans la région.
Les ressources pour garantir l’accès à l’alimentation se raréfient, la population augmente et est appelée à doubler d’ici 2050, ce qui crée des tensions autour de l’exploitation des terres et des cours d’eau, des migrations forcées et la dépendance de nos pays à l’importation des produits alimentaires. Parmi ces produits, il y a les céréales particulièrement le riz, les huiles végétales et graisses animales, le sucre, les légumes et fruits, les viandes et les boissons tropicales. Pourtant, nous avons le potentiel d’exploiter l’essentiel de ces aliments au niveau local.
Alors, pourquoi on maintient les pays d’Afrique dans cette dynamique d’importation au lieu de renforcer les capacités au niveau de la production locale. Les pays qui exportent des aliments vers l’Afrique veulent-il résoudre l’insécurité alimentaire ou nous créer de nouveaux liens de dépendance plus subtils?
Les jeux de puissance et de positionnement sur et sous la table
«Tenir le ventre est un habile moyen de tenir les peuples», cette assertion de Jean-Baptiste Noé, directeur d’Orbis-géopolitique, permet de constater que ceux qui ont le contrôle sur les circuits alimentaires ont une ascendance sur les autres qui ne font que consommer.
Nous savons que l’accès aux denrées alimentaires est une question de sécurité nationale puisque la faim peut mener à des conflits internes et à des migrations. Comme la population de l’Afrique augmente rapidement, elle se retrouve de plus en plus dépendante des importations et offre une nouvelle opportunité aux superpuissances de se ruer vers elle.
Les pays comme les États-Unis qui ont atteint la sécurité alimentaire peuvent exporter en masse en Afrique et prendre la question alimentaire comme un outil de politique étrangère en échange de ressources naturelles. Mais l’Afrique n’a pas à subir ou à être le terrain de la compétition des puissances. Une puissance comme la Chine abrite 20% de la population mondiale et seulement 9% des terres arables. Face au défi de nourrir sa population, elle se trouve obligée de se fier à l’Afrique où elle achète des terres.
Nous constatons que la Chine n’est ni la seule, ni le plus grand acquéreur de terres avec moins d’un million d’hectares de terres agricoles en Afrique. Il y a d’autres pays qui se partagent en silence le continent notamment les Émirats arabes unis (1,9 million d’hectares), l’Inde (1,8 million d’hectares), le Royaume-Uni (1,5), les USA (1,4), et l’Afrique du Sud (1,3).
Nourrir le monde est un défi éternel pour chaque pays, ceux qui auront le plus de terres et d’aliments à exporter auront à leur disposition des instruments de dissuasion et d’influence. Comme l’Afrique a l’essentiel des terres non exploitées dans le monde, qu’en 2050 nous serons deux milliards d’habitants et que les États auront des difficultés pour nourrir toutes les populations, les terres pourraient constituer “le joker” de l’Afrique sur l’échiquier géopolitique.
Nous constatons que la Chine n’est ni la seule, ni le plus grand acquéreur de terres avec moins d’un million d’hectares de terres agricoles en Afrique. Il y a d’autres pays qui se partagent en silence le continent notamment les Émirats arabes unis (1,9 million d’hectares), l’Inde (1,8 million d’hectares), le Royaume-Uni (1,5), les USA (1,4), et l’Afrique du Sud (1,3)
L’Afrique pourrait compter sur ses terres pour être un mastodonte dans l’arène géopolitique. Ces vastes étendues non encore exploitées n’alimentent pas souvent les débats comme le pétrole, ne sont pas forcément à la une des sommets mondiaux comme l’arme nucléaire, mais lorsque les casseroles parlent, les finances et la géostratégie tendent l’oreille. Aussi cruel que cela puisse être, la faim des uns est perçue par d’autres comme un fil à exploiter afin d’élargir leur filet de puissance. Pour compter dans le jeu des puissances, il faut d’abord s’assurer de nourrir sa population.
En sus des jeux de cartes des pays sur la table de la faim, il y a un autre acteur dont le rôle est intéressant à observer. Il s’agit des organisations internationales qui agissent sur ce terrain. Les organisations qui interviennent sur les questions d’alimentation et de nutrition comme la FAO, ou l’OMS, semblent agir pour lutter contre la sécurité alimentaire mais parfois, les moyens d’aider sont disponibles mais ne sont pas envoyés aux bénéficiaires car ces institutions n’ayant pas une indépendance financière, se soumettent à la volonté du ou des plus grands contributeurs.
L’Afrique pourrait compter sur ses terres pour être un mastodonte dans l’arène géopolitique. Ces vastes étendues non encore exploitées n’alimentent pas les débats comme le pétrole, ne sont pas forcément à la une des sommets mondiaux comme l’arme nucléaire, mais lorsque les casseroles parlent, les finances et la géostratégie tendent l’oreille
Les États-Unis contribuent à hauteur de 290 millions d’USD de contributions ordinaires et volontaires en 2018 uniquement et représentent 42 % des 8 milliards de dollars de ressources du PAM soit le quadruple de l’État suivant sur le classement qui est la Chine avec une contribution de 30 millions de dollars. Face à ce rapport de force, on ressent derrière l’action de ces institutions, une main invisible des superpuissances.
Ces institutions internationales face aux défis et urgences mondiaux, en plus des intérêts des États pourraient être contraintes à faire du triage. La méthode du triage a été pratiquée par les médecins militaires durant la Première Guerre mondiale. Cela consistait à classer les blessés évacués dans les hôpitaux selon le niveau de priorité vu qu’ils n’avaient pas assez de lits. Il y avait les «irrécupérables» c’est-à-dire ceux qui devaient mourir qu’on les soigne ou non, les blessés capables de marcher et ceux qui pouvaient être sauvés sans traitement médical immédiat. Selon les règles, c’est cette dernière catégorie qu’on sauvait.
Paul et William Paddock ont appliqué cette analogie du triage sur la pénurie alimentaire dans leur ouvrage Famine publié en 1975. Ils ont proposé une classification de trois catégories de pays. D’abord, il y a les nations où le potentiel agricole est dépassé par la démographie. Avec une mauvaise gestion, ces pays sont les irrécupérables.
Ensuite, il y a des pays qui font face à des problèmes de surpeuplement, mais qui ont des ressources agricoles suffisantes ou les moyens de s’approvisionner sur le marché international. Pensons ici aux blessés qui peuvent marcher. Il y a enfin les pays où il y a un fossé considérable entre le chiffre de la population et les ressources alimentaires mais où il est possible de rétablir un certain équilibre. Ces pays peuvent mettre en place des politiques de limitation des naissances et des politiques agricoles.
Les pays de l’Afrique de l’Ouest semblent être dans la dernière catégorie. Si des politiques de réajustement pour subventionner le secteur agricole ne sont pas faites, la région tombera dans la première catégorie des “irrécupérables”. Pendant ce temps, les institutions internationales, seraient sous la pression de certains États plus enclines à appuyer «les blessés qui peuvent marcher».
La région ouest-africaine est bien exposée à ce «sauve qui peut». En effet, la faim est souvent engendrée par les conflits et les changements climatiques
A côté des formules de triage, lorsqu’on voit les déplacements des populations causés par la faim, on pense aussi à celle du «sauve qui peut». En effet, les pays prospères sont considérés comme des canots de sauvetage et dans la mer nagent les populations des pays pauvres. Leur souhait est de pouvoir s’arcbouter au canot mais les pays riches, mêmes s’ils ont de la place, pensent aussi à leur sécurité. Donc les pays riches ne peuvent pas sauver tous les pauvres.
La région ouest-africaine est bien exposée à cette débandade. En effet, la faim est souvent engendrée par les conflits et les changements climatiques. Lorsque ces facteurs se rencontrent dans une région, les populations se retrouvent obligées de se déplacer pour avoir de quoi manger. Ces mouvements de populations sont observés entre les pays de la même région et entre les continents.
Il est donc une urgence pour la région de mettre en place des politiques coordonnées entre les États pour assurer la sécurité alimentaire en misant sur le commerce intra régional, la subvention de l’agriculture et de l’élevage. Il est également nécessaire de mettre en place des mécanismes solides de coopération pour lutter contre les changements climatiques, surveiller et prévenir les tensions communautaires et le terrorisme afin que nos populations ne soient pas des irrécupérables face à des médecins sans scrupule, ou jetées dans le “sauve qui peut”. Au bout du compte, charité bien ordonnée, commence par soi-même!
Source photo : reinformation.tv
Pathé Dieye est chargé de recherche à WATHI. Il s’intéresse et travaille sur les questions sécuritaires en Afrique de l’Ouest et porte un regard sur les questions qui touchent à la sécurité humaine des populations de la région.