Auteur : Bouchra Rahmouni
Type de document : Policy Paper
Date de publication : avril 2019
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Géopolitique de l’innovation : soft power, intelligence et gouvernance des politiques de recherche
La culture de la puissance inclut l’innovation parmi les règles et les modalités de la puissance. Cette donne doit être bien assimilée par les pays à la recherche d’une croissance économique et d’un rôle géopolitique stratégique dans leur environnement régional, voire au niveau mondial, des pays qui entendent entrer et rester dans la course.
Mais, il leur faudra fournir un effort plus substantiel que celui déployé actuellement dans le domaine de l’innovation. Gardons à l’esprit que la puissance est un concept évolutif, que son évolution est étroitement liée à l’innovation et à la recherche et développement et que ce sont souvent les ruptures technologiques qui redessinent les contours et les moyens de la puissance.
En 2016, le sujet phare à Davos était la « Quatrième révolution industrielle ». Autrement dit, la déferlante technologique que connait l’« économie-monde ». Le numérique, la robotique, l’internet industriel, l’automatisation, les ordinateurs surpuissants, les biotechs, etc., sont en train de rebattre les cartes du business et de la puissance des pays.
Les nouvelles technologies sont actuellement l’un des éléments majeurs qui contribuent à l’essor économique de beaucoup de pays. Dans un contexte de mondialisation, la capacité des pays à innover constitue un facteur clé́ de la création d’une très forte valeur ajoutée et du rehaussement de la compétitivité économique.
À l’échelle internationale, le PIB est assez représentatif de la puissance d’un pays. Dans notre monde, c’est indéniable : le secteur de la connaissance et de l’innovation affecte en profondeur les paramètres et les variables de la puissance. On peut difficilement prétendre jouer sa partition sur l’échiquier géopolitique si l’on a une économie de second ordre.
Depuis quelques années, les pays qui ont compris les enjeux misent sur une « économie de la connaissance», la science et l’innovation étant devenues une préoccupation majeure qui touche à l’avenir économique et au rayonnement géopolitique d’une nation.
Aborder la géopolitique de l’innovation revient à décrire des processus et des conflits de pouvoir, c’est poser le problème de l’intelligence et de la gouvernance des politiques de recherche. C’est à ce niveau qu’opèrent l’efficacité et l’efficience des relations entre l’État, les milieux de la recherche et les entreprises. Le degré d’autonomie des universités, la perception de « l’intérêt national », les valeurs établies, le système juridique, le niveau de la culture scientifique et technique sont autant de contraintes et d’opportunités.
La compétition engagée en matière d’innovation est d’autant plus forte que parler toujours des budgets, du pourcentage du PIB consacré à la recherche et du montant par habitant peut biaiser l’analyse. Ces données constituent, certes, des conditions nécessaires, mais certainement pas suffisantes. De la comparaison des systèmes de R&D suisse et français, il ressort que le premier est bien plus performant que le second. La Corée du Sud se place en tête des classements Bloomberg, dépassant ainsi des géants géographiques et démographiques comme la Chine.
Ainsi, la cohérence et la gouvernance du système de R&D que les États ou les régions sont capables d’organiser et de mettre en œuvre importent plus que la dimension du territoire, le nombre d’habitants et la démographie. Depuis les années 1980, dans les pays où l’innovation est un instrument de soft power, on dénote une certaine mutation conceptuelle de la R&D impliquant une révision du rôle et de l’organisation de la recherche de celle-ci. La mutation conceptuelle s’est avérée décisive, parce qu’elle privilégie l’ampleur des innovations qui transforment nos sociétés et l’ampleur des transformations que ces innovations introduisent en termes d’organisation et d’actions des acteurs publics et privés.
Ces pays avaient aussi compris qu’il fallait apprendre à penser la recherche scientifique et technique en dehors des laboratoires, des universités, des revues spécialisées, du travail des chercheurs, des découvertes et des innovations. Un système de recherche et développement ne vient pas se greffer aux systèmes politique, économique ou social existants : il en est l’infrastructure commune. C’est pourquoi l’environnement institutionnel joue un rôle déterminant.
Environnement institutionnel de la R&D : leçons ou bonnes pratiques d’ailleurs
Outre le poids de l’histoire, des pratiques et des pouvoirs établis, le cas de certains pays, tels que les États-Unis et le Japon, montre qu’une politique scientifique et technique suppose, d’abord, une organisation institutionnelle évolutive et intégrée, mais aussi très complexe. Elle est conçue et mise en œuvre par un ensemble d’institutions associant des savoirs et des compétences dans un grand nombre de domaines.
Elle exige des ressources, humaines autant que financières, des universités puissantes, aussi bien qu’un tissu d’entreprises de conception, de production et de conseil, des organismes de formation, de gestion et de régulation, un cadre juridique, un État et une administration adaptés. Un tel écosystème peut être national, régional ou local.
La réalité est tout autre : dans les pays à la traine, la notion d’innovation est souvent limitée et confondue avec une politique industrielle de l’innovation, une planification des investissements dans la recherche et développement, une stratégie de recherche organisée par un État ou un gouvernement dans une logique de rattrapage.
Ce qu’on observe dans les puissances émergentes est d’une tout autre ampleur. Ces dernières années, ces nouvelles puissances semblent rivaliser d’enthousiasme pour la recherche et développement. Pour des pays tels que la Chine, l’Inde et le Brésil, remonter les filières pour augmenter la valeur ajoutée de leur production industrielle ou de leurs services passait nécessairement, dans un premier temps, par une phase d’imitation qui s’inscrit dans un contexte où les moyens manquent pour stimuler la recherche et développement.
Le Japon est passé par cette phase dans les années 1960-1970 avant d’offrir une valeur ajoutée plus élevée aux produits et méthodes venus d’Occident. Le Brésil, l’Inde et la Chine ont bien compris que le transfert de technologie est la meilleure voie pour innover. Quand l’Inde prévoit au début des années 2000 d’acquérir 36 avions de chasse français, suédois ou américains, en échange d’un transfert de technologie que les trois entreprises ont accepté́ ; ou quand l’Inde bénéficie d’un transfert de technologie de l’entreprise française DCN vers l’entreprise Mazagon Dock Limited (qui fabrique de 2006 à 2014 la majeure partie des sous-marins pendant que les pièces les plus complexes sont produites à Cherbourg), suite à l’achat des sous-marins classe scorpène ; ou quand l’accès au marché́ chinois passe très souvent par un accord de transfert de technologie, comme c’est le cas avec Areva pour la construction de réacteurs nucléaires.
Ces trois exemples nous montrent qu’il faut disposer d’une très forte marge de négociation pour arriver à de tels accords. Les rachats d’entreprises ou de filiales innovantes avec l’obligation de former des joint-ventures pour les entreprises qui veulent s’implanter sur un territoire donné sont des voies privilégiées pour acquérir la technologie.
L’absorption de la filière hardware d’IBM en 2005 par Lenovo, ou encore la création d’une co-entreprise entre une filiale d’Areva et le groupe chinois Dongfang Electrical Machinery pour fabriquer des pompes de réfrigérants pour réacteurs nucléaires, restent des transactions qui obéissaient plus à des motifs technologiques qu’à des motifs commerciaux.
En Russie, Skolkov, la Silicon Valley russe ou la Kremlin Valley, se veut le symbole d’une modernisation sans précèdent de l’économie russe, afin de libérer celle-ci du joug de la rente énergétique. Capitalisant sur son potentiel intellectuel et scientifique, la Russie projette d’attirer vers cette ville nouvelle d’importants investissements étrangers afin de donner au pays l’impulsion nécessaire au développement du secteur de la science et de l’innovation.
Alors que la ville intelligente du futur était encore à l’état de projet, d’importants contrats ont été signés avec de grandes entreprises étrangères telles qu’Alstom, Schneider, Apple, Boeing ou encore Microsoft. Le constat est double et sans appel : recourir à ce type de pratiques suppose que le pays est une puissance émergente solide et qu’il dispose des moyens pour faire pression sur des entreprises très intéressées par des marchés en pleine expansion et suppose, aussi, que le pays est prédisposé à ne pas s’encombrer de principes en utilisant des vides juridiques ou en détournant des règles.
En effet, l’acquisition de l’innovation peut également passer par le détournement des règles de la propriété intellectuelle. L’Inde et le Brésil sont adeptes de ce type de stratégies dans le secteur pharmaceutique, en produisant des médicaments génériques à bas prix à destination des marchés du Sud. Le Brésil rejetait jusqu’en 1997 l’existence de brevets pour les médicaments qui étaient considérés comme des biens libres, tandis qu’en Inde la loi protégeait le procédé de fabrication, mais pas la molécule brevetée.
L’objectif de ces puissances émergentes est de faire partie du peloton de tête en matière d’innovation. Cependant, elles dépendent largement des investissements directs étrangers et restent pour l’instant technologiquement inferieures aux pays du Nord qui disposent d’une longue tradition de recherche, d’une infrastructure aux standards internationaux, de moyens importants, de chercheurs mieux formés et, surtout, d’entreprises privées impliquées en amont et en aval dans le système d’innovation.
Pays | % PIB consacré à R&D |
Corée du Sud | 4.6 |
Israël | 4.5 |
Suisse | 3.4 |
Suède | 3.3 |
Japon | 3.2 |
États Unis | 2.8 |
Singapour | 2.2 |
Chine | 2.1 |
Pays Bas | 2.0 |
Australie | 1.9 |
Royaume Uni | 1.7 |
Canada | 1.5 |
Nouvelle Zélande | 1.2 |
Russie | 1.1 |
Turquie | 1.0 |
Afrique du Sud | 0.8 |
Inde | 0.69 |
Mexique | 0.5 |
Source : OCDE Science, Technology and R&D Statistics : Main Science and Technology Indicators, 2018
En Afrique, la question du développement des infrastructures d’innovation (éléments structurels et interconnectés pour promouvoir et développer l’innovation, les sciences et les technologies) s’impose dans l’actuelle ère mondiale de libération des flux du savoir.
D’après le rapport sur l’investissement dans le monde 2011, établi par la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), l’Afrique perd 1% par an de croissance économique par habitant en raison de son déficit d’infrastructures. Comment est-ce que le modèle d’une Africaine « Silicon Valley » permettrait aux pays du continent de tirer pleinement profit des avantages de la technologie et de l’innovation ?
Clusters d’innovation aux standards internationaux : défis et barrières en Afrique
Les défis qu’affronte l’Afrique en termes de développement des technologies de l’information et de la communication se résument dans les problématiques du système éducatif, le retard du développement des TIC et la faiblesse de l’innovation et les difficultés d’accès aux sources de financement classique en Afrique.
Quand on compare l’Afrique aux autres régions du monde, on relève que le continent accuse un certain retard en termes de développement des technologies de l’information et de la communication (TIC)
Obstacle 1 : problématiques du système éducatif
Le continent Africain présente toujours un retard par rapport aux autres régions du monde, en matière d’éducation, allant du préscolaire à l’enseignement supérieur.
L’Afrique manque, en effet, de nombre suffisant d’enseignants et chercheurs bien formés. Cette pénurie est liée généralement à l’insuffisance des dépenses consacrées au secteur de l’éducation et de la recherche et développement, les infrastructures obsolètes et la qualité des programmes.
La Recherche scientifique est sans aucun doute un des principaux piliers du développement socio-économique des pays. Ainsi, le nombre de chercheurs par pays nous donne une idée sur l’état d’avancement de chaque pays en matière de l’éducation. L’Afrique marque toujours des chiffres et positions de grand écart avec la tête du classement.
En Afrique, les contextes divergent d’un pays à l’autre. Bien qu’il dispose d’un fort potentiel en innovation, en éducation et en capital, le Kenya, par exemple, doit faire face à quelques obstacles importants, tels que l’absence de synergie entre les acteurs et le retard accusé par le projet de Konza City44. Au Rwanda, un autre pays d’Afrique subsaharienne qui aspire à se doter d’une « Silicon Valley », la volonté des autorités de Kigali et l’accès aux nouvelles technologies ne sont pas encore constitués d’éléments satisfaisants pour pallier les insuffisances liées au système éducatif. Mais, nous pourrions encore citer d’autres pays tels que le Maroc ou l’Égypte : ces deux derniers manquent d’une composante universitaire pour améliorer la formation des ingénieurs ou des passionnés des nouvelles technologies.
Certaines universités Africaines s’emploient à s’ériger en catalyseurs de l’innovation et de l’entrepreneuriat à travers la formation des étudiants et professeurs pour le développement des compétences entrepreneuriales et leur fournir un espace convenable pour concrétiser leurs idées. Les universités se retrouvent, donc, dans la nécessité de créer des liens solides avec les entreprises et les bailleurs de fonds pour aider les start-ups à grandir.
Obstacle 2 : Retard du développement des TIC
Quand on compare l’Afrique aux autres régions du monde, on relève que le continent accuse un certain retard en termes de développement des technologies de l’information et de la communication (TIC). Dans la nouvelle édition du rapport réalisé par L’Union internationale des télécommunications (UIT) « Mesurer la société de l’information », l’Indice de développement des TIC (IDI) de l’Afrique a de loin la valeur moyenne la plus faible : 2.53, soit moins de la moitié de la moyenne des autres régions du monde.
Sur le continent, seule l’Ile Maurice dispose d’un indice supérieur à la moyenne mondiale en 2015 et seulement trois États d’Afrique – l’Afrique du Sud, le Cap Vert et les Seychelles – ont un IDI supérieur à la moyenne des pays en développement (4,12).
L’Ile Maurice, considérée comme le pays ayant le plus fort IDI du continent (5.88 points), décrit un faible niveau de développement des TIC comparé à l’Europe (8.98 points), l’Asie (8.85 points) ou encore les Amériques (8.18 points).
Au cours des cinq dernières années, les pays Africains ont vu croître leur indice de développement des TIC. Cette évolution s’explique par la croissance des abonnements mobiles et la largeur de bande internet internationale par internaute.
Nous pouvons, donc, résumer les obstacles en Afrique au manque de développement du mindset de la recherche et développement, à un environnement peu favorable et à l’absence de mécanismes institutionnels d’accès aux fonds compétitifs de recherche et de la production scientifique
Trois-quarts des pays africains figurent dans le dernier quartile et sont considérés comme les pays les moins connectés, ce qui rend compte d’un niveau de développement économique généralement faible.
Ces résultats montrent, aussi, l’existence d’une grave fracture entre les régions et indiquent que la grande majorité des pays du continent doivent développer une société de l’information.
Obstacle 3 : Faiblesse de l’innovation
Le classement de l’indice mondial de l’innovation de 126 pays est élaboré par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l’Université Cornell et l’INSEAD. En se basant sur 80 indicateurs, l’indice se focalise davantage sur l’interaction entre les divers agents du système d’innovation comme les entreprises, le secteur public, l’enseignement supérieur et la société.
Les deux majeurs sous-indicateurs du calcul de l’indice mondial de l’innovation sont :
Inputs : institutions, ressources humaines et recherche, infrastructures, sophistication du marché́ et sophistication de l’environnement des affaires.
Outputs : connaissances, technologie et créativité.
Obstacle 4 : Manque de financement
Le dernier rapport de l’Institut des Statistiques de l’UNESCO « Combien les pays investissent en R&D ? » révèle les dépenses des pays au niveau mondial pour la Recherche et Développement. Les premières positions sont attribuées aux États-Unis, à la Chine, au Japon et à l’Allemagne, avec un budget supérieur à 100 milliards de dollars consacrés à la R&D.
Les pays Africains, mis à part le Kenya et l’Afrique du Sud, restent bien loin des objectifs du millénaire du développement durable (ODD), à savoir un minimum de 1% des dépenses en R&D.
Nous pouvons, donc, résumer les obstacles en Afrique au manque de développement du mindset de la recherche et développement, à un environnement peu favorable et à l’absence de mécanismes institutionnels d’accès aux fonds compétitifs de recherche et de la production scientifique.
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