Juste Codjo
Les étapes d’une transition politique pour la mise en place d’une « consencratie »
Que l’on soit pour ou contre les coups d’États militaires, il est un fait que la chute de tout régime, autoritaire ou démocratiquement élu, offre une opportunité de démocratisation et d’amélioration des conditions devant guider la future gouvernance du pays concerné. Mais ces objectifs ne peuvent être atteints que si la transition politique qui s’en suit se donne le temps et les moyens de créer les conditions pour y arriver.
Dans la perspective de mise en place du modèle « consencratie », une transition politique devrait passer par quatre étapes : (1) une conférence des experts dans les domaines clés, (2) un dialogue national impliquant toutes les couches sociales, (3) une conférence nationale regroupant des délégués désignés par les populations et les corps professionnels au cours du dialogue national, et enfin (4) l’organisation d’élections générales pour la validation des grandes décisions de la conférence nationale et la sélection des futurs dirigeants. La durée de mise en œuvre de ces étapes variera d’un pays à l’autre et d’une circonstance à l’autre, mais elle nécessiterait deux à trois ans en moyenne. En revanche, la recherche du consensus tout au long de la transition est un facteur uniformément déterminant pour l’atteinte des objectifs du modèle, quel que soit le pays ou la circonstance.
Étape 1 : Conférences d’experts. La première étape de la mise en œuvre du modèle consencratie consisterait à réunir des groupes d’experts pour s’appuyer sur la science et la pratique afin de faire, sur la base d’un diagnostic rationnel, des propositions destinées à améliorer la gouvernance dans les principaux secteurs de la vie en société. Les secteurs à prendre en compte peuvent inclure l’économie, l’éducation, la politique, le système judiciaire et la sécurité nationale. Les propositions faites par chaque groupe d’experts devraient contenir plusieurs options à soumettre au choix populaire. À ce stade, une collaboration entre chercheurs et praticiens du secteur concerné serait essentielle pour s’assurer que les recommandations faites sont rationnelles et adaptées aux contextes sociologique, politique, socio-économique et géopolitique du pays.
Étape 2 : Un dialogue national. La mise en œuvre du modèle nécessiterait aussi un processus de dialogue national impliquant divers segments de la société. Un tel dialogue national devrait commencer aux niveaux les plus bas et évoluer jusqu’au niveau national. Il devrait impliquer, non seulement les acteurs politiques, mais aussi, et surtout, les citoyens ordinaires, les organisations de la société civile et les diverses agences de l’administration publique.
Les débats publics au cours du dialogue national devraient générer des idées et des positions sur (1) les priorités de gouvernance publique, (2) les modes de sélection des dirigeants politiques, (3) les procédures de nomination et de révocation des responsables d’organes publics, et (4) les mesures pouvant assurer une transparence et un contrôle efficace de la gestion des dirigeants. Ces débats devraient s’appuyer sur les diagnostics et propositions issus des conférences d’experts.
Étape 3 : Conférence nationale. Une autre étape critique du processus de mise en œuvre du modèle serait la tenue d’une conférence nationale qui rassemblerait des délégués de différentes régions et de divers secteurs socioprofessionnels sélectionnés au niveau local au cours du dialogue national. Un modèle de conférence nationale a été expérimenté sur le continent africain dans les années 1990 et pourrait être reproduit en fonction des circonstances.
Dans la perspective de mise en place du modèle « consencratie », une transition politique devrait passer par quatre étapes : (1) une conférence des experts dans les domaines clés, (2) un dialogue national impliquant toutes les couches sociales, (3) une conférence nationale regroupant des délégués désignés par les populations et les corps professionnels au cours du dialogue national, et enfin (4) l’organisation d’élections générales pour la validation des grandes décisions de la conférence nationale et la sélection des futurs dirigeants
Deux tâches majeures pourraient être confiées à la conférence nationale. Premièrement, les délégués devraient, en tenant compte des positions de leurs mandants, s’entendre sur une série de priorités de politique publique (quatre ou cinq priorités par exemple) à mettre en œuvre au cours des prochaines décennies. Chacune de ces priorités devrait refléter les choix d’une majorité consensuelle. Deuxièmement, la conférence nationale serait invitée à désigner les membres inauguraux de l’organe suprême de régulation (OSR), sous réserve d’une confirmation populaire.
Étape 4 : Élections générales. La dernière étape de la mise en œuvre du modèle est l’organisation d’élections locales et nationales. Dans un premier temps, un référendum national pourrait être organisé pour approuver deux ou trois des priorités de politique publique retenues par les délégués à la conférence nationale. Le référendum devrait également inclure un vote pour approuver une nouvelle constitution et valider la nomination des membres de l’OSR. Il s’en suivrait l’organisation d’une élection générale à deux tours après que l’OSR aura nommé une commission électorale. Il est capital que l’octroi d’un financement public supervisé par l’OSR soit assuré aux candidats. L’élection d’un nouveau gouvernement conclurait la transition.
Quels résultats peut-on attendre du modèle « consencratie »?
Les prescriptions du modèle « consencratie » sont fondées sur des recherches académiques dans plusieurs disciplines. Elles peuvent donc être évaluées par tout spécialiste de sciences sociales sur la base de la logique mais aussi de façon empirique en fonction de la disponibilité de données. Toutefois, il faut préciser que l’évaluation des prédictions faites ici ne devrait pas se faire dans l’absolu mais plutôt en termes de probabilité et surtout en comparaison avec des modèles alternatifs.
De façon spécifique, l’évaluation du modèle « consencratie » devrait se faire en comparaison avec les modèles d’hommes forts actuellement en vigueur dans la plupart des pays africains. Il s’agit notamment des systèmes qui s’appuient sur une élection populaire au suffrage universel direct pour le choix du président de la République et qui accordent à celui-ci, de façon quasi exclusive, la totalité du pouvoir d’Etat au plan national. Se fondant sur une telle approche comparative, il est offert ci-dessous une estimation des impacts du modèle « consencratie » sur la gouvernance publique, la stabilité et la capacité géostratégique des pays qui l’adopteraient.
Une gouvernance politique inclusive et concertée
Comparativement aux modèles d’hommes forts, la mise en place d’une « consencratie » créerait les conditions pour une gouvernance politique plus inclusive et moins unilatérale ou dictatoriale. Tout parti politique au pouvoir, aspirant à gagner de futures élections sous la contrainte de l’exigence de représentativité ethno-régionale, produirait une gouvernance incluant les intérêts de plusieurs régions. Pour cette même raison, les chefs de partis politiques seraient plus incités à s’engager dans une gestion inclusive et concertée au sein de leurs organisations politiques. Par ailleurs, l’implication de l’OSR dans le processus budgétaire, la sélection des responsables d’organes publics, la ratification des grandes décisions engageant l’intérêt national, ainsi que la médiation sociopolitique, par exemple, inciterait les dirigeants politiques à une gouvernance plus inclusive et plus concertée.
Un tel dialogue national devrait commencer aux niveaux les plus bas et évoluer jusqu’au niveau national. Il devrait impliquer, non seulement les acteurs politiques, mais aussi, et surtout, les citoyens ordinaires, les organisations de la société civile et les diverses agences de l’administration publique
Une gouvernance administrative transparente et efficace
Comparativement aux modèles d’hommes forts, le modèle « consencratie » créerait les conditions pour bâtir une administration publique moins politisée, sujette à un meilleur contrôle de performance et mieux outillée. Ceci serait encore plus plausible si l’agenda national consensuel de priorités inscrivait à son menu l’accroissement des capacités et de la qualité de l’administration publique.
Dans tous les cas, l’implication de l’OSR, un organe apolitique et autonome, dans le processus de nomination et de révocation des responsables d’organes publics ainsi que son droit de véto dans le processus budgétaire assureraient aux organes publics une plus grande indépendance vis-à-vis du pouvoir politique et un investissement plus conséquent en ressources budgétaires et humaines. En supposant que le domaine de responsabilité de l’OSR s’étendrait à tous les secteurs publics, on peut donc espérer une meilleure gestion des fonds publics et une meilleure gouvernance des domaines sensibles tels que la justice, la sécurité et la défense. Tout ceci concourrait à une gouvernance publique plus transparente et plus efficace.
Une réduction des épisodes de violence politique
Par violence politique, il faut entendre les phénomènes de crises politiques intérieures d’un pays où les acteurs impliqués recourent à la violence pour atteindre leurs objectifs. Il s’agit des phénomènes tels que les rebellions et insurrections armées (avec ou sans recours au terrorisme), les guerres civiles, les mutineries militaires et les coups d’État militaires. Les recherches de l’auteur sur les causes directes et indirectes de ces phénomènes mettent en exergue, entre autres facteurs, deux dénominateurs communs.
Le premier est la mal gouvernance des affaires publiques, surtout quand elle est doublée d’une exclusion politique dans un contexte de démocratie électorale. La mal gouvernance est particulièrement préjudiciable à la stabilité d’un pays quand elle concerne des secteurs clés tels que ceux des finances publiques, de la justice, de la défense et sécurité ainsi que des libertés publiques. Le second dénominateur commun est l’absence d’un arbitre légitime et suffisamment puissant, capable de réguler la gouvernance politique et administrative et surtout de servir de médiateur légitime et influent en cas de crises sociopolitiques.
Comparativement aux modèles politiques d’hommes forts, la mise en œuvre d’une « consencratie » aiderait à ériger des garde-fous plus conséquents prenant en compte ces deux causes majeures des phénomènes de violence politique. En effet, la mise en place de l’OSR serait une innovation capable de réduire les abus de pouvoir des dirigeants politiques et administratifs tout en offrant un gage d’arbitrage plus légitime et plus efficace en cas de crises sociopolitiques. Par exemple, l’OSR tel que proposé ici serait plus efficace que les parlements des régimes d’hommes forts quand il s’agirait du contrôle de l’action gouvernementale et de veille sur l’administration publique.
Comparativement aux modèles d’hommes forts, le modèle « consencratie » créerait les conditions pour bâtir une administration publique moins politisée, sujette à un meilleur contrôle de performance et mieux outillée
Quant à la médiation et au règlement pacifique des crises sociopolitiques, l’OSR, dont le mandat à vie et le mode de financement ne dépendraient pas du pouvoir politique, serait aussi plus efficace qu’un médiateur nommé par le pouvoir politique ou même plus qu’une cour de justice ou des cours royales traditionnelles dans les régimes d’hommes forts. En clair, l’avènement d’un OSR réduirait, non seulement la fréquence des crises sociopolitiques, mais aussi les risques de basculement de ces crises en épisodes de violence politique. A cela il faut ajouter les effets positifs des règles électorales suggérées ici et incitant à l’inclusion et au consensus dans la gouvernance politique.
Renforcement des capacités géostratégiques
Les analyses géostratégiques sur l’Afrique mettent rarement en relief le rapport entre les systèmes politiques des pays africains et leurs vulnérabilités vis-à-vis des puissances étrangères. Par exemple, les défenseurs des régimes d’hommes forts dans le contexte africain se préoccupent rarement de l’impact de tels régimes sur la capacité géostratégique des pays qui l’adoptent. Or l’histoire de l’adoption de ces régimes au lendemain des indépendances africaines suggère qu’ils ont été préférés au régime parlementaire parce qu’ils offraient de meilleures garanties pour protéger les intérêts occidentaux dans un contexte de guerre froide. C’est du moins ce qu’indiquent des archives du gouvernement américain, notamment le relevé des discussions de la 432e réunion hebdomadaire du Conseil de sécurité nationale dirigée par le président Dwight D. Eisenhower le 14 janvier 1960.
Du point de vue américain, les systèmes d’hommes forts permettraient de limiter les risques d’influence soviétique et d’émergence de régimes communistes dans les nouveaux États indépendants en Afrique. Comme par coïncidence, juste quelques mois après leur indépendance, la plupart des nouveaux États africains, surtout les pays francophones, ont abandonné le système parlementaire en vigueur au moment des indépendances pour embrasser les régimes d’hommes forts, soit sous forme de systèmes présidentiel ou semi-présidentiel, soit sous forme de dictatures militaires. Depuis ces choix historiques, aucune justification rationnelle satisfaisante n’est offerte qui puisse convaincre du mérite de leur adoption jusqu’à nos jours.
Un examen rationnel de l’adoption des systèmes d’hommes forts en Afrique permettrait de se rendre compte du degré de vulnérabilités auxquelles ces modèles exposent les pays africains face aux puissances étrangères. Par exemple, combien de candidats à une élection présidentielle en Afrique sont-ils capables de se faire élire sans un soutien de la part de mécènes et de réseaux extérieurs? Le déferlement des candidats dans les capitales occidentales en dit long.
On peut donc spéculer que beaucoup de présidents élus en Afrique sont redevables à des acteurs étrangers. En leur accordant la quasi-totalité du pouvoir d’État, l’on ouvre donc la voie à une influence quasi-totale de la part de leurs soutiens étrangers. En d’autres termes, il suffirait à un centre d’intérêt étranger de contrôler la voie d’accès au pouvoir d’un candidat pendant les élections pour ensuite être en mesure de contrôler sa gestion et donc la gouvernance de son pays.
Comparativement aux modèles politiques d’hommes forts, la mise en œuvre d’une « consencratie » aiderait à ériger des garde-fous plus conséquents prenant en compte ces deux causes majeures des phénomènes de violence politique
Face à de telles vulnérabilités, il ne devrait donc pas être surprenant de voir que des questions d’intérêt national des pays africains, telles que la souveraineté monétaire ou la gestion des ressources naturelles, demeurent sous le contrôle d’acteurs étrangers depuis les indépendances.
Comparativement aux modèles d’hommes forts, le modèle « consencratie » contribuerait à réduire les vulnérabilités géostratégiques à plusieurs niveaux. Par exemple, la sélection du président de la République par voie indirecte plutôt que par suffrage universel direct mettrait les candidats à l’abri du besoin de recourir à d’énormes soutiens étrangers, les rendant ainsi moins vulnérables aux pressions une fois au pouvoir.
Les candidats aux élections législatives demeureraient certes vulnérables à de tels risques mais l’octroi d’un financement public et d’autres mesures pourraient aider à les protéger. Par ailleurs, avec ce mode de sélection du président par voie indirecte, il serait plus difficile aux acteurs étrangers de prendre en otage la gouvernance publique d’un pays en contrôlant son président tout seul. Il leur faudrait aussi contrôler une majorité des parlementaires dont dépendrait le président de la République pour conserver ses fonctions. Même dans de tels cas, il leur faudrait surtout contrôler les membres de l’OSR, dont le mandat à vie constituerait un bouclier difficile à instrumentaliser.
Enfin, le caractère consensuel et rassembleur du processus de la transition politique ayant conduit à la mise en place du modèle aiderait à renforcer la cohésion nationale autour d’un nouveau contrat social, limitant ainsi les possibilités d’exploitation et de manipulation extérieures des divergences internes. Certes, l’on ne peut, de façon réaliste, espérer pouvoir éliminer entièrement l’influence de puissances étrangères, mais il serait raisonnable de prédire que les mesures sus-énumérées contribueraient à réduire les vulnérabilités géostratégiques des pays adoptant le modèle « consencratie ».
Qu’en est-il des impacts sur le développement économique et sur la démocratie ?
Pour des raisons de modération et d’objectivité, le présent article ne peut offrir de prédictions certaines par rapport au développement économique des pays qui adopteraient le modèle « consencratie ». En effet, l’une des prémisses sous-tendant l’élaboration du modèle est que le développement économique suit un cycle long et est généralement la résultante de la mise en œuvre durable d’une série de politiques publiques pertinentes et d’une gouvernance publique de qualité durable. Évidemment, le modèle ne peut prédire les choix économiques des gouvernements des pays qui l’adopteraient car les options à ce niveau relèvent de la compétence de chaque pays.
Toutefois une mise en œuvre consensuelle des cinq piliers du modèle contribuerait à créer les conditions politiques, administratives et sécuritaires favorables à une meilleure gouvernance publique et à un investissement économique des acteurs du secteur privé. Il serait donc surprenant que ces conditions, doublées d’une stabilité sociopolitique durable, ne puissent faciliter le développement économique des pays « consencratiques » sur le long terme.
Comparativement aux modèles d’hommes forts, le modèle « consencratie » contribuerait à réduire les vulnérabilités géostratégiques à plusieurs niveaux. Par exemple, la sélection du président de la République par voie indirecte plutôt que par suffrage universel direct mettrait les candidats à l’abri du besoin de recourir à d’énormes soutiens étrangers, les rendant ainsi moins vulnérables aux pressions une fois au pouvoir
L’article est aussi, à dessein, resté muet sur le sujet de la démocratie. Ceci est surtout dû à l’ambiguïté de ce concept. Pour certains, la démocratie pourrait signifier l’implication du peuple dans le processus de désignation des dirigeants politiques et de la gestion des affaires publiques. Sur ce plan, les institutions proposées par le modèle peuvent pour la plupart être considérées comme démocratiques. Pour d’autres, la démocratie pourrait se résumer à une jouissance effective, par l’ensemble du peuple, des libertés et des droits de l’homme.
Sur ce plan, le modèle consencratie ne peut prédire les choix des dirigeants pour garantir une jouissance effective et quotidienne de ces droits. La gouvernance de Donald Trump aux États-Unis a révélé que, même dans les démocraties occidentales, la jouissance des libertés nécessite un combat quotidien des citoyens.
Dans le cas d’une consencratie, contrairement aux régimes alternatifs d’hommes forts, les défenseurs des libertés et des droits des citoyens pourraient trouver un allié au sein de l’appareil étatique, notamment l’OSR. Ceci serait plausible si la désignation de ses membres accorde une priorité aux candidats partageant les aspirations de liberté et de droits de l’homme.
Crédit photo : The Africa Report
Juste Codjo est titulaire d’un Doctorat en Relations Internationales, option sécurité, obtenu au Kansas State University aux États-Unis d’Amérique. Ancien officier supérieur des forces armées béninoises, il est titulaire d’un diplôme d’état-major et d’un certificat d’études stratégiques obtenus au Command and General Staff College aux États-Unis. Après 25 années de service dans l’armée béninoise, il s’est établi aux États-Unis où il est actuellement professeur de sécurité internationale au New Jersey City University. Il y dirige aussi un programme de doctorat en politiques et gestion de sécurité. Ses recherches portent sur les questions de gouvernance et de sécurité. Il s’intéresse notamment au rôle des institutions politiques et du consensus dans la prévention et la gestion des rebellions armées et des guerres civiles. Il examine aussi les questions de géopolitique et d’études stratégiques, notamment les politiques de sécurité des grandes puissances vis-à-vis de l’Afrique.