Mohamed Cissé
État des lieux d’une manière générale
De manière générale et dans le monde entier, après ces deux ans de pandémie qui n’est pas encore prête de s’arrêter, il y a évidemment beaucoup de secteurs qui en ont soufferts. Je pense notamment au tourisme, à l’aviation, à l’hôtellerie et tous les métiers de l’événementiel et l’art est un métier d’événementiels. J’ironisais tout le temps l’an dernier, en disant qu’on s’était tous retrouvés au chômage technique en 24 heures, parce qu’en fait, on est dans des emplois où il faut faire se regrouper les gens. Sauf que tous les pays du monde avaient interdit les regroupements ; donc du jour au lendemain, au chômage technique. Les expositions ne se faisaient plus, les rencontres, quelles qu’elles soient, ne se faisaient plus. Donc, évidemment, il y a eu un impact négatif fort sur tout le secteur, sur toute l’industrie. Après, on ne va pas se blaguer, c’est d’autant plus vrai dans des zones comme les nôtres où, dans tous les cas, c’est un peu bringuebalant. On n’a pas un secteur culturel mature entre guillemets, parce qu’il n’y a pas encore beaucoup de professionnels, le milieu n’est pas encore très professionnalisé ; le métier est encore dans certains endroits mal vu, mais on y arrive petit à petit. Donc, évidemment, quand on amorce cette montée là et qu’on se prend cette pandémie de plein fouet, c’est vrai que c’est un peu compliqué pour nous depuis un petit moment. Après, moi je demeure persuadé qu’une fois que ça se relancera, dans tout le monde et donc dans la zone qui nous intéresse le plus, on continuera cette montée qui a été amorcée, sans complexe. On est une génération décomplexée par rapport au secteur culturel. Au contraire ce serait même bien même de sortir des carcans et de faire quelque chose d’assez original.
Initiatives gouvernementales en faveur de l’industrie culturelle
Ça va être un peu radical ce que je vais dire mais assumé. Non. Je pense clairement que non. Après c’est aussi dû à ce que j’ai dit tout à l’heure, au manque de professionnalisation et ça ne veut pas dire de professionnalisme, mais de professionnalisation du secteur et que du coup il est un peu difficile de savoir exactement où se focaliser, de savoir qui aider. Je prends un exemple tout simple, l’an dernier, il y a eu une aide qui a été apportée aux artistes. Et ça, il faut le louer, beaucoup de pays africains ne l’ont pas fait. Maintenant qui est artiste ? Comment est-ce qu’on définit qui est artiste ? Puisque finalement, tout le monde peut être artiste. Maintenant une fois qu’on sort de cette question de qui est artiste, il y a des professionnels du secteur et je prends mon exemple, on est ingénieur culturel, on est commissaire d’exposition, mais du coup, on est fiché, entre guillemets, nulle part. Ces aides-là, qu’est ce qui justifie que nous n’ayons pas eu droit ? Qu’est ce qui justifie que certains galeristes qui ont des charges fixes, qui sont restés ouverts toute l’année dernière, qui sont restés ouverts toute cette année et qui ont payé quand même des loyers pendant 18 mois, qui ont payé leurs frais de cotisation, qui ont payé des collègues, des collaborateurs n’ont pas eu d’aides ? C’est ce en quoi je dis non, il y a encore des manques et une professionnalisation à mettre en place. En revanche, je ne vais pas cracher sur ce qui a été fait, pas du tout, au contraire je vais louer et demander à ce que ce soit mieux fait et c’est certainement en mettant à profit des professionnels du secteur et ceux qui sont en day to day sur le terrain.
Les artistes vivent difficilement de leur art
Alors, est-ce qu’ils vivent de leur art ? Oui ; comme il se devrait ? Non. Parce que ça c’est encore un problème de professionnalisation du secteur. Les artistes ne sont pas forcément accompagnés. Et quand je dis accompagnés, je parle des galeries, je parle des agents d’artistes. Je dis toujours que chacun son travail. Moi, je vais parler du secteur que je connais le mieux, qui est l’art contemporain. Vous me laissez une toile ou un papier vous revenez dans cinq ans, je n’ai rien fait. Ou alors vous regardez la toile et vous vous moquez de moi. En revanche, sans prétention, je crois que je sais un minimum placer des artistes et les proposer à des collections, les mettre en rapport avec des collectionneurs, les faire postuler à une biennale, une foire. Les exposer hors des endroits dans lesquels ils ont l’habitude d’être exposés et leur donner une visibilité. Et chacun son travail. Et du coup, tant qu’il n’y aura pas de relation de confiance claire entre les artistes et les intermédiaires, et c’est nous autres que j’appelle intermédiaires, ils ne pourront, je pense, pas vivre de leur art comme ils devraient. Parce qu’on a des artistes talentueux et c’est ce qui explique que moi je me sois donné comme mission personnelle de ne travailler qu’avec des artistes contemporains africains. Et de plus en plus, d’ailleurs avec des jeunes. Il y a un manque de visibilité, il y a un manque de travail ensemble et qui justifie qu’à un moment ils atteignent une sorte de plafond de verre, qu’on a tous atteint dans nos secteurs, mais on a tous eu un mentor ou quelqu’un qui nous a poussé, enfin tirer vers le haut. Et de toute façon, c’est du donnant donnant. Moi, si les artistes aujourd’hui ne montent pas, a priori je ne monte pas non plus. C’est pour ça que je parle d’une relation de confiance. Mais, ça, encore une fois, il y a quelque chose qui se fera à 100%, quand aussi bien les secteurs privé, public et que les professionnels du secteur arriveront à travailler ensemble utilement.
Les thématiques qui sont les plus traitées par les artistes
Alors, ces derniers mois de manière très logique ça a été beaucoup la résilience, le fait de ne pas abandonner ou de se servir de quelque chose, des difficultés qu’on a vécues pour aller de l’avant. C’est un thème qui a beaucoup été traité. Après, de manière générale, et depuis la nuit des temps, ce sont les aléas sociaux, les conflits et le fait de donner la parole à ceux qui n’en ont pas forcément qui sont les thèmes les plus développés et les plus traités par les artistes aussi bien ailleurs qu’en art plastique. On entend dans la musique, notamment le hip hop, on le voit dans le livre, dans les séries télévisées, et ça c’est quelque chose qui est en train de beaucoup monter au Sénégal. C’est clairement une industrie qui est active. C’est beaucoup de thèmes sociaux et de problèmes d’ailleurs sociaux, qui sont remontés dans toutes ses industries créatives là.
Des thématiques qui pourraient attirer des bailleurs…
Ça c’est une peu compliqué car je crois que ça va dépendre des industries, enfin du type d’industrie créative. Par exemple, encore une fois, quand on va dans l’audiovisuel c’est le social pur et dur. On voit, il suffit de prendre les séries qui sont regardés aujourd’hui, c’est des thèmes comme le mariage, la polygamie, l’infidélité qui sont traités, mais qu’on retrouvera beaucoup plus difficilement dans les arts plastiques. Et là dans les arts plastiques ce sera plus la place de l’humain, les conflits qu’on a avec soi-même, du développement personnel. Donc ça dépend véritablement de l’industrie et du coup évidemment chaque bailleur, si je puis dire, se retrouve ou pas. Moi, je vois au Cameroun, j’ai été assistant commissaire d’une exposition par Simon Ndjami L’institution qui était derrière était la Banque mondiale. C’est assez peu fréquent de voir de grandes institutions comme ça financer une exposition d’art plastique. Mais justement je pense que ça rentre en droite ligne avec l’idée qu’ils ont du développement socio-économique parce que l’un ne vas pas sans l’autre. Il n’y a pas de développement économique sans développement sociale et le développement social est impulsé par le développement économique. Et du coup, une fois qu’on dépasse cette image basique, on se rend compte que c’est complètement logique que la Banque mondiale finance ce genre d’expositions là, accepte qu’une autre dame, Mama Annie qui est derrière cette initiative la, ait le support de son institution pour faire depuis plus de dix ans, des expositions d’art plastique.
Impacts des outils digitaux sur l’industrie culturelle
Ça a été salvateur l’an dernier parce évidemment, comme du jour au lendemain, on s’est retrouvé avec des annulations, des reports d’évènements. Donc on a pu quand même continuer à travailler un minimum et faire garder un intérêt du public pour nos secteurs, grâce au digital qui a permis de garder un contact avec les autres parties prenantes. En revanche, moi je demeure persuadé, et j’en ai parlé à plusieurs reprises et je vais le répéter, qu’il ne faut pas aller vers le tout digital parce qu’on est dans des industries et dans des secteurs de rapports aux humains. On ne pourra jamais, jamais, jamais remplacer le plaisir, la sensation d’émotion de se retrouver dans un musée, dans une galerie, dans une exposition en plein air, en face d’œuvres, ou de performances. On ne pourra jamais avoir le même plaisir en regardant un concert sur YouTube, même en live, que de le regarder, du coup, en présentiel. Donc, en somme, moi je dirais que le digital c’est très bien mais c’est très bien quand il est en support. Mais le tout digital, c’est compliqué. Aujourd’hui, moi, je trouve très bien qu’on ait des expositions en présentiel, mais qu’à côté de ça, on propose aussi une vue-room sur Internet. Il y a plein d’outils aujourd’hui qui permettent de le faire, d’avoir la fin de l’exposition sur son site internet et que les gens puissent la regarder en amont de passer à la galerie ou au musée, il est aussi possible que les gens soient allé qu’ils aient adoré telle ou telle œuvre et qu’en rentrant, ils envoient le lien à tel ou tel ami en disant : ce serait sympa de regarder ça et ça et puis après avoir des informations. Parce que parfois on ne peut pas se permettre de passer 3 heures dans une exposition, ou en faire 30 minutes, et puis après, on rentre chez soi et on regarde à nouveau sur Internet. Donc, le digital, pour moi a un intérêt superbe s’il vient en support, mais le tout digital, moi, je suis sans appel complètement contre.
Enjeux liés à la restitution du patrimoine culturel africain
Alors, je vais avoir une réponse en deux temps. Alors, premier élément de réponse c’est que c’est complètement justifié, de manière évidente, ce sont des œuvres qui appartiennent à l’Afrique. Il faut savoir que c’est quelque chose quand même que Amadou Makhtar Mbow dit depuis, je ne veux pas dire de bêtises, mais je pense depuis 1978 quand il était à la tête de l’Unesco. C’est quand même assez fou que près de 50 ans plus tard, on en soit encore dans le débat. Ça en dit long sur la gravité du sujet. Evidemment, ce sont des œuvres qui ont été créés dans un contexte, qui appartiennent à une certaines populations et qui fait sens qu’elles retournent là où elles ont été faites et chez qui elles doivent être et ceux à qui elles appartiennent. Après pourquoi est-ce que je parle de réponse en deux temps. C’est que pour moi, aujourd’hui, au-delà de se battre pour le retour des œuvres, qu’on aura potentiellement jamais, parce que de manière légale, les œuvres appartiennent aujourd’hui aux pays qui les ont acquises. Je ne dis pas qu’il faudrait arrêter et qu’il faut du coup, continuer à se battre pour le retour de ces œuvres là, mais s’attaquer à un autre sujet, connexe, qui est ce qui a à apprendre de ce passé avec les œuvres d’art contemporain. Aujourd’hui, on souffre de manière criarde de manque de collectionneurs en Afrique.
En revanche, moi je demeure persuadé, et j’en ai parlé à plusieurs reprises et je vais le répéter, qu’il ne faut pas aller vers le tout digital parce on est dans des industries et dans des secteurs de rapports aux humains. On ne pourra jamais, jamais, jamais remplacer le plaisir, la sensation d’émotion de se retrouver dans un musée, dans une galerie, dans une exposition en plein air, en face d’œuvres, ou de performances
C’est une catastrophe parce qu’aujourd’hui, on n’est pas en train piller, on laisse partir nos œuvres. On va se retrouver, dans 50 ans, avec nos œuvres qui seront à nouveau toutes dans des pays étrangers, sur les continents étrangers, mais qui n’auront pas été pillées, qui auront été achetées, qui appartiendront, de manière d’autant plus légale, à des collectionneurs privés et même pas à des institutions publiques. Et qu’est-ce qu’on dira à ce moment-là à nos enfants? Qu’est-ce qu’on dira aux générations à venir ? Parce qu’aujourd’hui on peut effectivement dire qu’on a été pillé. Mais qu’est-ce qu’on dira dans quelques années ? Donc, je pense qu’au lieu de se focaliser exclusivement sur le retour des œuvres, je dis bien exclusivement, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, au lieu de se focaliser exclusivement sur le retour des œuvres il faudrait peut-être aussi se focaliser sur la création des dynamiques qui permettent d’acquérir des œuvres, de garder le travail magnifique que font nos artistes. Il y a la loi des 1% au Sénégal, qui existe depuis le temps de Senghor si je ne m’abuse, qui stipule qu’un pour cent du budget pour la construction ou le développement ou la reconstruction des bâtiments publics doit être alloué à l’achat d’œuvres d’artistes du pays. Pour l’instant, peut être que je suis très mal informé, mais je ne connais pas d’artiste aujourd’hui, je dis bien aujourd’hui qui en bénéficie. Et pourtant, on voit les bâtiments sortir de terre. Mais, vous voyez, moi j’aurais préféré aujourd’hui que cette loi des 1% soit vraiment mise à profit, que ça incite les gens à collectionner, que ça incite les artistes à vendre plutôt que de se dire qu’ils n’ont plus de travail depuis un an, il y a la Covid-19 et on leur donne de l’argent. Pour moi, ça revient à cet adage-là qui dit : il vaut mieux apprendre à quelqu’un à pêcher, plutôt que de lui donner du poisson. En somme, moi, c’est effectivement quelque chose pour quoi il faut se battre, mais il faut aussi éviter de reproduire les mêmes erreurs.
Le rapport des populations locales aux musées
Les populations n’ont pas du tout, mais alors là, pas du tout cette culture de visite des musées. Il y a quand même un volet éducatif à donner aux gens. Le fait de collectionner en Occident ne s’est pas fait du jour au lendemain. Je vais prendre l’exemple de la France que je maîtrise un peu plus. En France, l’achat d’œuvres est défiscalisé. Vous pensez bien que quelqu’un qui achète une œuvre à 500 000€, au-delà du fait d’être content d’avoir collectionné telle ou telle œuvre, il est content de pouvoir défalquer ça des impôts qu’il doit payer en fin d’année. Ce qui vaut évidemment pour un particulier vaut pour une entreprise. C’est bien pour ça qu’il y a des fondations d’entreprise : la Fondation Louis Vuitton, la Fondation Cartier, la Fondation Pinault, etc. qui vont acheter des œuvres d’art, qui vont les exposer, etc. C’est quelque chose qu’on n’a pas encore ici. Évidemment, il faut que ce soit impulsé par quelqu’un, il faut que ce soit au niveau public, au niveau étatique. Mais justement c’est en traitant les choses comme ça qu’on crée un effet de levier et de chaînes, un effet domino plutôt, c’est parce que telle institution bancaire aura, eu la possibilité de collectionner, parce qu’il y a tels ou tels avantages fiscaux, que tel ou tel client va voir telle ou telle œuvre, dans le bureau, va aimer, va acheter, même ce sera défiscalisé et qu’il va avoir chez lui et qu’il va acheter et faire défiscaliser etc. et que ça va devenir une forme d’automatisme. Après, il faut aussi que les institutions privées jouent le jeu.
C’est une catastrophe parce qu’aujourd’hui, on n’est pas en train piller, on laisse partir nos œuvres. On va se retrouver, dans 50 ans, avec nos œuvres qui seront à nouveau toutes dans des pays étrangers, sur les continents étrangers, mais qui n’auront pas été pillées, qui auront été achetées, qui appartiendront, de manière d’autant plus légale, à des collectionneurs privés et même pas à des institutions publiques
Moi, aujourd’hui, quand je fais une exposition, je suis beaucoup plus enclin à vendre, entre guillemets, à un jeune, qui me dit clairement : Mohamed, coup de foudre pour cette œuvre, elle coûte un million mais je n’ai pas cette somme aujourd’hui. Je préfère m’autoriser à me payer en quatre fois 250 000, même si ça impacte ma trésorerie, plutôt que de vendre cette œuvres-là à quelqu’un de plus d’établi, qui achète depuis déjà quelque temps, mais qui va vouloir négocier un prix. Pour deux raisons toutes simples : c’est justement le côté éducatif dont je parlais tout à l’heure. Moi, j’ai commencé à collectionner comme ça, parce que ma tante, dont j’ai géré la galerie au Cameroun, m’a fait des facilités de paiement. Elle m’aurait dit non, je ne serais pas arrivé à commencer à collectionner et que ça devienne un automatisme chez moi. La deuxième raison c’est qu’il faut le dire : les petits collectionneurs d’aujourd’hui sont potentiellement les grands collectionneurs de demain et j’ai l’impression que ce genre de choses, ce genre de sacrifice, entre guillemets ; parce qu’il faut le dire moi ça impacte directement ma trésorerie, moi je ne suis pas un grand commissaire d’exposition, je n’ai pas une institution derrière moi pour m’accompagner. Mais c’est en faisant ce genre de sacrifices, ou de gestes, qu’on arrive à créer une dynamique de groupe, une dynamique collective qui nous permettra dans quelques temps d’être content de ce qu’on fait et d’avoir mis une mouvance en place.
Source photo : Galerie Mam
Mohamed Cissé est ingénieur culturel et commissaire d’exposition. Après son baccalauréat, il a fait un parcours à l’ISM avant d’intégrer une école de commerce à Rouen. Par la suite, il a commencé sa carrière dans les multinationales en Banque, en Assurance et en Conseil en organisation. Il y a six ans, il a décidé de se convertir pour suivre sa passion. Cela va le conduire à la Galerie Mam au Cameroun, une des plus vieille galerie professionnelle du continent. Maintenant, il travaille en free-lance dans l’industrie culturelle avec un focus en Art contemporain africain.