Auteur: Laurence Marfaing
Site de Publication: Open Editions Journals
Type de Publication: Etude
Date de publication: 6 juillet 2015
Lien vers le document original
Une grande partie des marchandises chinoises qui pénètrent en Afrique de l’Ouest, par les ports de Dakar, Banjul ou Nouakchott, sont vendues dans les marchés urbains et circulent dans l’espace sous-régional. Ces marchandises sont importées tant par les commerçants chinois, notamment ceux qui sont installés au quartier du Centenaire à Dakar, que par des commerçants africains.
Leur revente est uniquement le fait de commerçants, vendeurs et revendeurs africains. Depuis 2000, ces importations sont en augmentation constante. Ainsi tant la présence chinoise que ces importations de marchandises chinoises ont-elles un impact direct, non seulement sur les activités des petits commerçants sénégalais mais aussi sur les normes d’entrée dans le commerce, au Sénégal comme dans la sous-région ou encore sur les habitudes de consommation.
L’importance des importations chinoises influe également sur la mobilité régionale dans la mesure où elle offre de nouvelles possibilités à nombre de jeunes Africains d’entrer dans l’activité commerciale.
Les possibilités de plus en plus rares d’émigrer dans une Europe en crise se traduisent par une recrudescence d’une mobilité sous-régionale directement induite par les conséquences de la présence chinoise en Afrique. Cette mobilité, tant géographique que sociale, est le résultat d’une adaptation constante. Elle montre la capacité des jeunes à développer des comportements novateurs dans des contextes d’adversité environnementaux, économiques ou politiques ou à capter des opportunités déclenchées par l’installation de nouveaux acteurs dans l’espace social. Elle est patente aujourd’hui dans le cas de l’immigration chinoise, comme elle le fut à la période coloniale avec l’irruption des Européens sur le continent ou avec l’implantation des commerçants libanais ou maures dans le commerce local.
Les commerçants africains que nous allons présenter ici sont dans un processus d’adaptation en constante évolution en fonction des nouvelles variables qu’ils perçoivent. Ces variables sont tant la présence chinoise que celle des marchandises venant de Chine.
Une grande partie des marchandises chinoises qui pénètrent en Afrique de l’Ouest, par les ports de Dakar, Banjul ou Nouakchott, sont vendues dans les marchés urbains et circulent dans l’espace sous-régional. Ces marchandises sont importées tant par les commerçants chinois, notamment ceux qui sont installés au quartier du Centenaire à Dakar, que par des commerçants africains
Même si les hommes d’affaires sénégalais, déjà présents dès les années 1970 en Asie du Sud-Est et les années 1980 en République populaire de Chine, n’ont pas attendu la grande vague de libéralisation de la politique chinoise au tournant des années 2000 pour se ruer sur le marché chinois, ni même attendu que Dakar et Pékin renouent officiellement leurs relations diplomatiques en novembre 2006, c’est depuis cette période que les échanges entre les deux pays ont fait un réel bond en avant, et ce en faveur de la Chine.
Lorsqu’ils proposent les mêmes produits, les opérateurs économiques sénégalais tentent de se démarquer de leurs concurrents asiatiques, en soulignant le fait que s’ils importent aussi des marchandises chinoises, celles-ci sont de meilleure qualité car elles passent par Dubaï ou l’Occident où elles sont soumises à des contrôles plus stricts que les marchandises acheminées directement par les commerçants chinois de Dakar qui ne font l’objet d’aucun contrôle.
Malgré leurs activités propres, les syndicats de représentants du commerce sénégalais dénoncent la concurrence des commerçants chinois qu’ils considèrent déloyale. Nos enquêtes montrent d’ailleurs qu’ils ne craignent pas dans l’immédiat une concurrence au niveau de la vente des marchandises, mais que les Chinois venant au Sénégal s’immiscent dans les domaines qu’eux-mêmes maîtrisent depuis la fin des années 1970: l’importation de marchandises chinoises au Sénégal et les marges bénéficiaires qu’ils en tirent.
L’installation des petits commerçants chinois au Centenaire à Dakar permet à de jeunes Sénégalais de déployer des tactiques traversières n’obéissant pas aux lois des lieux en matière d’entrée dans le commerce, de les transgresser en tirant parti de la présence chinoise et de ses activités commerciales à l’intérieur même du système normé, en y instaurant de la pluralité et de la créativité. Avant l’arrivée des migrants chinois, beaucoup de Sénégalais sans emploi, des « gens sans parts » comme les appelle Achille Mbembe ne voyaient une chance de survie que dans la migration. Ils tirent partie de la présence chinoise dans la mesure où ils sont en relation directe tant avec les petits commerçants chinois qu’avec les petits commerçants sénégalais et étrangers qui gravitent autour d’eux. Même s’ils restent nombreux à affirmer que s’ils en avaient l’occasion ils iraient en Europe, ces nouveaux acteurs, par leur «manière de faire» et leurs pratiques de détournement quotidiennes au sens de «la créativité du faible» développent des comportements. Ces comportements, s’ils peuvent se lire comme des facteurs de désordre, amorcent des restructurations du commerce au Sénégal dues tant à la présence chinoise qu’à l’afflux de marchandises chinoises sur le marché.
Lorsque les commerçants chinois ont commencé à louer des garages dans le quartier résidentiel du Centenaire pour les transformer en boutiques, des commerçants ambulants locaux ont rapidement installé des tables devant leurs boutiques pour profiter de l’affluence de clients attirés par leurs marchandises particulièrement bon marché. Ce quartier montre bel et bien toutes les caractéristiques d’un marché et nous y avons distingué trois sortes d’acteurs dont les «usages» liés au commerce diffèrent. Observons tout d’abord les employés des commerçants chinois: en général, chaque boutique emploie deux Sénégalais servant de rabatteurs auprès des membres de leurs réseaux quand les containers de marchandises arrivent de Chine.
Lorsqu’en 2007, les syndicats de commerçants sénégalais ont réussi à provoquer une vague de manifestations contre les commerçants chinois au Centenaire pour faire pression sur le gouvernement dans l’espoir qu’il ferme le Sénégal aux importateurs chinois, ils ont de fait provoqué la colère de ces jeunes Sénégalais. Ces derniers se considèrent en effet comme «les interlocuteurs privilégiés des Chinois avec lesquels ils négocient directement». Ils craignent que les Chinois finissent par comprendre à quel point les activités qui gravitent autour d’eux sont lucratives et provoquent donc une concurrence. Les jeunes installés devant les boutiques chinoises sont à la fois détaillants et grossistes, et ce en fonction des opportunités de commerces qui s’offrent à eux. Ils débutent souvent comme marchands ambulants. Sans emploi, ils cherchent à gagner leur vie en faisant du commerce bien qu’ils n’appartiennent pas aux réseaux implantés permettant l’accès à une formation de commerçants.
Avant l’arrivée des migrants chinois, beaucoup de Sénégalais sans emploi, des « gens sans parts » comme les appelle Achille Mbembe ne voyaient une chance de survie que dans la migration. Ils tirent partie de la présence chinoise dans la mesure où ils sont en relation directe tant avec les petits commerçants chinois qu’avec les petits commerçants sénégalais et étrangers qui gravitent autour d’eux
Un autre explique qu’il a commencé à acheter des marchandises avec 12 000 FCFA en 2009. Aujourd’hui un rapide décompte de ce qui est «par terre» est estimé à 80 ou 100 000 FCFA de marchandises. Il fait entre 10 et 20 % de bénéfice net (vendeur indépendant no 43, 10/3/2011, Dakar).
Si Dakar est un grand centre de vente de marchandises chinoises d’importation, il n’est pas le seul en Afrique de l’Ouest. Des vendeurs sillonnent la sous-région pour trouver des marchandises chinoises moins chères. Parmi eux, on rencontre des jeunes bloqués dans leurs rêves de migration. Ils se sont mis au commerce et profitent des divergences entre les politiques d’importation dans les différents pays pour faire du bénéfice sur certaines marchandises. C’est ainsi que des jeunes vendeurs achètent des tissus en provenance de Chine en Gambie pour les revendre à Dakar où ils achètent des chaussures qu’ils revendent à Banjul. D’autres rapportent des téléphones portables de Nouakchott, les revendent à Dakar où ils achètent chaussures et tissus qu’ils ramènent en Mauritanie. Ceux qui finissent par devenir grossistes ont comme clients d’autres jeunes qui, à leur tour, suivent le même chemin qu’eux-mêmes ont mis plusieurs années à parcourir.
En plus de ces jeunes revendeurs, il convient de signaler l’activité commerciale de vendeurs occasionnels. Des migrants saisonniers originaires de l’intérieur du Sénégal, des agriculteurs qui viennent à Dakar entre les périodes de travail dans les champs pour gagner de l’argent. Les conditions de travail au Centenaire leur permettent de s’improviser commerçants.
Parmi ces vendeurs occasionnels, on trouve aussi des femmes sans capital qui tentent autre chose que la vente des jus de fruits et des plats confectionnés à la maison et proposés aux passants devant chez elles en espérant gagner plus. Souvent chargées de famille, c’est grâce à une tontine qu’elles se lancent dans ce genre de commerce: «1 000 F/jour pendant deux mois et 15 jours pour 24 à 30 personnes qui se connaissent toutes sur le marché, et je récupère 50 000 FCFA.»
Il n’est pas rare qu’ils arrivent avec des marchandises achetées dans leur pays d’origine pour les revendre et investir le gain perçu dans d’autres marchandises, pratiquement exclusivement chinoises, qu’ils pourront revendre avec un bon bénéfice à leur retour. Les commerçants venant de Guinée Bissau vendent à Dakar de l’huile de palme et des fruits, les Maliens apportent les basins riches du Mali. Le fait que la distance parcourue par rapport à leur domicile, en moyenne 400 km, leur semble raisonnable, motive ces commerçants.
Grâce aux interviews effectuées, nous avons pu dégager un profil de ces vendeurs en mobilité. Tout d’abord des critères d’ordre démographique: leur âge, situation familiale et niveau d’études. La moitié d’entre eux (52) a entre 30 et 40 ans; l’autre moitié s’équilibre entre ceux qui ont moins de 30 ans et plus de 40, et l’éventail des âges est plus diversifié parmi ceux qui adoptent des stratégies de complémentarité des activités. La majorité de notre groupe-cible est mariée (60 dont 10 sans réponse) et il semblerait que d’une manière générale les membres de la famille soient plus actifs ou que les familles soient moins nombreuses qu’elles ne le furent puisque pratiquement tous ont déclaré avoir moins de dix personnes à charge (80 dont 10 sans réponse).
La grande majorité des commerçants interviewés (73) n’investit pas plus de 500 000 FCFA, soit à peine 1 000 € dans l’achat des marchandises, alors que seulement 10 % investissent plus de 2 millions de FCFA (3 000 €).
La famille joue un grand rôle dans l’apport financier puisque plus d’un tiers de nos interlocuteurs (38) a profité d’un prêt d’un membre de la famille.
Les fournisseurs des commerçants interviewés se partagent entre les commerçants chinois et les commerçants locaux. Seulement trois des dix étrangers interviewés aux gares routières ont déclaré acheter des marchandises chinoises ailleurs que dans le quartier du Centenaire à Dakar.
Les marchandises sont transportées en colis par les transports en commun, mini car ou bus ou même en taxi brousse.
L’espace de circulation est déterminé par les marchandises et l’envergure de leurs circulations, une moyenne de 400 km autour des points d’approvisionnement, comme le signalent nos interlocuteurs.
Cet espace est aussi déterminé par la fréquence des circulations. Les commerçants frontaliers représentent un groupe mobile à part dans la mesure où ils adoptent une stratégie de va-et-vient très serrée entre les pays de la sous-région. Ils circulent entre les villes pour des périodes et à des intervalles variés, de plusieurs fois par mois à tous les trois mois avec une fréquence moindre pour la frontière sénégalo-mauritanienne.
Les commerçants transfrontaliers qui s’adonnent au commerce dans ces espaces sont en grande majorité jeunes et, pour la plupart, non professionnels. Ils n’ont pas de formation de commerçants et ont souvent une autre activité ou une autre formation qui ne leur rapporte pas suffisamment pour vivre, entretenir leur famille et faire progresser l’activité à laquelle ils s’étaient destinés. Leur comportement est novateur au niveau des stratégies de commerce, des espaces couverts et de la création de besoins ou la satisfaction des besoins de leurs clients. Ils développent des stratégies de vente en valorisant la qualité des marchandises pour se démarquer dans l’environnement concurrentiel dans lequel ils circulent. Originaires de la région dans laquelle ils vendent les marchandises, ils profitent, contrairement aux Chinois, de la confiance que leur portent leurs clients.
En fonction de l’espace à couvrir pour acheter des marchandises dans les grandes villes de la région, Banjul, Nouakchott et Dakar, là où les grossistes sont susceptibles de leur livrer la marchandise adéquate, des infra- structures à leur disposition et de la distance à parcourir pour satisfaire leur clientèle, ils peuvent ainsi établir leur prix de revient.
Avec leur appartenance aux réseaux confrériques et/ou d’affaires et leur intégration aux réseaux locaux dans lesquels les informations circulent, leur mobilité est la clé de leur réussite dans les affaires. Grâce à leur adaptation aux nouvelles donnes sociales et économiques induites par la politique commerciale chinoise favorisant les importations de marchandises chinoises ou la globalisation qui encourage non seulement la présence chinoise en Afrique mais également la circulation des commerçants africains en Chine, tous voient une chance de sortir de leur précarité avec un engagement dans des activités locales alors qu’il y a quelques temps encore, nombre d’entre eux ne voyaient de solution que dans la migration.
Les Wathinotes sont soit des résumés de publications sélectionnées par WATHI, conformes aux résumés originaux, soit des versions modifiées des résumés originaux, soit des extraits choisis par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au thème du Débat. Lorsque les publications et leurs résumés ne sont disponibles qu’en français ou en anglais, WATHI se charge de la traduction des extraits choisis dans l’autre langue. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.
The Wathinotes are either original abstracts of publications selected by WATHI, modified original summaries or publication quotes selected for their relevance for the theme of the Debate. When publications and abstracts are only available either in French or in English, the translation is done by WATHI. All the Wathinotes link to the original and integral publications that are not hosted on the WATHI website. WATHI participates to the promotion of these documents that have been written by university professors and experts