Auteur (s) : Philipp Heinrigs
Organisation affiliée : Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO/OCDE)
Type de publication : Étude
Date de publication : 2010
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COMPRENDRE LES LIENS ENTRE SÉCURITÉ ET CHANGEMENT CLIMATIQUE AU SAHEL
Forte de ces observations, notre analyse des événements sécuritaires au Sahel (1967-2007) porte sur l’influence des facteurs environnementaux sur les processus d’insécurité au Sahel. Ces variables telles que la rareté des ressources ou l’appauvrissement des sols sont directement affectées par le changement climatique et par les paramètres climatiques. Au Sahel, région caractérisée par une forte variabilité climatique, l’analyse des climats passés implique de se concentrer sur cette variabilité davantage que sur les incidences du changement climatique, phénomène plus récent. Ceci nous conduit à considérer également des tendances climatiques plus graduelles.
L’analyse confirme l’absence d’impact généralisable et direct du changement climatique sur la sécurité. Pour la majorité des incidents sécuritaires, aucune relation directe de cause à effet n’est identifiée entre variables environnementales et sécuritaires. Les variables environnementales jouent un rôle secondaire par rapport aux variables politiques, historiques et économiques. Les variables pour lesquelles il existe un consensus sur une incidence directe sur la sécurité sont : le niveau de développement économique, le contexte du conflit, une domination ou polarisation ethnique, les critères géographiques, les régimes non démocratiques et les déséquilibres du pouvoir.
La nature endémique des tensions au Sahel est souvent soulignée. Bien que l’on observe un déclin des conflits armés, il reste de nombreux foyers de tension récurrents : oppositions ethniques et religieuses, tensions entre agriculteurs et pasteurs, trafic illégal, accès aux ressources (en particulier aux terres) et gouvernance faible. Ces tensions résultent d’une combinaison de facteurs qui peuvent, là où elle persiste, déclencher des conflits. Les crises liées à l’accès aux ressources s’apparentent plutôt à des conflits militaires ‘traditionnels’, comme l’occupation de la bande d’Aozou par la Libye en 1973. Dans d’autres cas, les variables environnementales se combinent avec un ensemble de variables sociopolitiques, telles que l’occupation des terres, les ressources, l’appartenance ethnique, la gouvernance, etc, dans la dynamique du conflit. Il semble donc que la variable environnementale n’est pas distincte des autres variables dépendantes ce qui appelle une stratégie adaptée et intégrée.
Pour la majorité des incidents sécuritaires, aucune relation directe de cause à effet n’est identifiée entre variables environnementales et sécuritaires. Les variables environnementales jouent un rôle secondaire par rapport aux variables politiques, historiques et économiques
Bien que nos analyses n’aient pas apporté la preuve que les variables environnementales aient de façon déterministe un impact sur la sécurité, l’hypothèse de liens généraux entre la sécurité et le changement climatique ne peut être écartée compte tenu du nombre insuffisant d’analyses empiriques et de cas d’études. Une étude plus approfondie s’impose, qui se concentrerait sur les espaces régionaux et sur certaines zones. Il faudrait également clarifier les définitions et les concepts du débat. Les termes ‘changement climatique’, ‘variabilité du climat’ et ‘environnement’ renvoient à des caractéristiques distinctes parfois mal utilisées. De même, le terme ‘sécurité’ peut être interprété différemment selon les contextes et les parties concernées (États, chercheurs, opinion publique, etc.). L’emploi indifférencié de concepts et l’ignorance des incertitudes peuvent conduire à des malentendus ou à l’élaboration d’une politique inadaptée.
MOYENS DE SUBSISTANCE ET SÉCURITÉ ALIMENTAIRE : POLITIQUES OPÉRATIONNELLES
D’après les analyses et conclusions de l’atelier de Dakar, les moyens de subsistance et la sécurité alimentaire semblent être les principaux mécanismes de transmission entre les variables climatiques et la sécurité humaine. Premièrement, l’impact du climat et de sa variabilité (en particulier celle des précipitations) sur les moyens de subsistance et la sécurité alimentaire est direct et, deuxièmement, les deux sont sensibles aux événements soudains.
Bien que nos analyses n’aient pas apporté la preuve que les variables environnementales aient de façon déterministe un impact sur la sécurité, l’hypothèse de liens généraux entre la sécurité et le changement climatique ne peut être écartée compte tenu du nombre insuffisant d’analyses empiriques et de cas d’études
Au Sahel, les systèmes de production sont fortement tributaires des précipitations : les agricultures vivrières sont pour l’essentiel pluviales et l’élevage transhumant, ce qui explique l’impact direct de la variabilité du climat sur la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance. Cette dépendance est renforcée par la prédominance des activités agricoles comme moyens de subsistance dans le Sahel. Environ les deux tiers de la population dépendent de l’agriculture, avec peu, voire aucune diversification des sources de revenus. Le caractère soudain et imprévisible d’un événement et de ses impacts conditionne la capacité de la population à y faire face et à s’adapter. Des événements extrêmes comme une sécheresse et une inondation peuvent provoquer la perte subite des moyens de subsistance et/ou l’insécurité alimentaire. Ceci amoindrit la capacité d’adaptation de la population. Les effets peuvent être particulièrement graves comme dans le cas des famines et durables. Du point de vue de la sécurité humaine, les événements soudains appellent une attention particulière.
En plus de l’impact direct de la variabilité du climat sur les deux mécanismes, l’analyse des crises alimentaires et des conflits localisés de faible ampleur, en particulier les conflits agropastoraux (entre agriculteurs sédentaires et pasteurs nomades), pointe un second type de relation entre la sécurité alimentaire, les moyens de subsistance, le climat et la sécurité. Des modifications progressives et soudaines des systèmes de subsistance peuvent, combinées à des variables économiques, sociales, religieuses et politiques, créer des tensions. Ces modifications peuvent découler de facteurs climatiques. Dans le cas du conflit agropastoral, il peut s’agir de changements des cycles migratoires du bétail en quête de pâturages, ou dans la disponibilité et l’accès aux points d’eau et de problèmes de droits fonciers ou autres facteurs socioéconomiques. Bien que les variables socio-économiques et politiques aient été reconnues comme étant les facteurs déterminants de l’apparition de tensions, ces variables peuvent être influencées par des facteurs climatiques. De même, des crises alimentaires sont causées ou aggravées par des facteurs politiques et une mauvaise gouvernance (par exemple la famine de 1984 en Éthiopie).
Les agricultures vivrières sont pour l’essentiel pluviales et l’élevage transhumant, ce qui explique l’impact direct de la variabilité du climat sur la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance
CONCLUSIONS : RÉPONSES POLITIQUES
Gérer l’incertitude
Au fil des siècles, les populations ont adapté leurs moyens de subsistance face à la variabilité climatique. Toutefois, au cours de ces dernières décennies, les modes de vie sahéliens ont changé radicalement. La variabilité pluviométrique affecte désormais les économies sahéliennes par le biais de différents canaux. Lors des épisodes extrêmes comme les sécheresses ou les inondations, et en l’absence de mécanismes d’assurance, les moyens de subsistance sont menacés, avec des conséquences particulièrement marquées et durables.
L’objectif des politiques visant à faire face à la variabilité et au changement climatique est donc clairement de maîtriser l’incertitude. En effet, chacun de ces deux aspects est soumis à une très grande incertitude : la variabilité intersaisonnière de la production agricole et les phénomènes extrêmes (p. ex. sécheresses et inondations), et l’absence d’une tendance définie des précipitations dans le cadre du changement climatique. Les décideurs politiques Sahéliens doivent mettre au point des stratégies permettant de mieux gérer la variabilité climatique et d’en atténuer l’impact sur les moyens de subsistance et sur la production agricole. L’absence de projections fiables sur les incidences du changement climatique et par conséquent d’une définition claire des menaces ou des opportunités souligne l’importance d’élaborer des politiques visant à réduire la vulnérabilité. Les options possibles vont de la réduction de certaines formes d’incertitude (amélioration des prévisions saisonnières ou à long terme) à l’atténuation des impacts.
-Améliorer les prévisions saisonnières
La prévision intra-saisonnière des précipitations est un outil essentiel permettant aux populations et aux gouvernements de mieux maîtriser les activités tributaires des précipitations. Il existe des centres opérationnels de prévisions climatiques et des modèles bien développés dans les pays sahéliens. Cependant, il est urgent d’améliorer les capacités actuelles ainsi que l’accès aux informations et leur diffusion. Il faut en particulier :
- Améliorer les capacités actuelles de prévision saisonnière des centres climatiques et météorologiques régionaux et nationaux. Il convient notamment de continuer d’améliorer les modèles et leur résolution (importance de données d’observation justes et fiables, voir ci-dessous), la coopération entre les centres nationaux et régionaux (y compris entre les différents centres régionaux), la coopération Sud-Sud, l’accès à des données internationalement disponibles et la capacité d’observation.
- Améliorer l’accès aux informations ainsi que leur diffusion. Nombre des personnes dont les moyens de subsistance dépendent directement de ces informations vivent dans des zones vastes et isolées. Il est crucial de développer des mécanismes permettant d’atteindre ces populations afin qu’elles disposent à temps d’informations climatiques. Les communautés pastorales devraient bénéficier d’une attention particulière dans la mesure où certaines de leurs activités sont situées dans les points chauds (hot spots) climatiques identifiés. De plus, ces informations devraient également servir aux décideurs et aux partenaires internationaux pour se préparer à des crises éventuelles, telles que les pénuries alimentaires.
-Renforcer les capacités d’observation et de prévision à long terme
Pour améliorer les prévisions de changement climatique à long terme, il faut disposer de données d’observation de qualité. Améliorer la disponibilité des données d’observation est crucial pour mieux comprendre les processus climatiques, élaborer de nouveaux modèles régionaux et développer les simulations climatiques à long terme. L’Organisation météorologique mondiale a récemment insisté sur le fait que l’Afrique ne comptait que 744 stations météorologiques, dont 300 seulement opérationnelles, pour une couverture optimale estimée à 10 000. Dans le Sahel, la couverture est de une à quatre stations pour 10 000 km2 , alors que la forte variabilité climatique en demanderait bien davantage, notamment pour les prévisions locales. Les prévisions météorologiques saisonnières requièrent, elles aussi, une plus grande capacité d’observation.
Les décideurs politiques Sahéliens doivent mettre au point des stratégies permettant de mieux gérer la variabilité climatique et d’en atténuer l’impact sur les moyens de subsistance et sur la production agricole
Promouvoir un dialogue ouvert et constructif
-Vers une approche multilatérale coordonnée – fondée sur les préoccupations nationales
Bien que la prise de conscience de la problématique du changement climatique soit internationale, les mécanismes pour y faire face restent pour l’essentiel nationaux par manque de mécanismes réglementaires multilatéraux et de lois environnementales. L’absence de mécanismes multilatéraux non seulement réduit les possibilités d’action efficace à long terme, mais pousse aussi les États à gérer unilatéralement les enjeux environnementaux. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les impacts sur la sécurité. La sécurité a par essence une forte dimension nationale. C’est pourquoi il est important de ne pas oublier que « la nature subjective du jugement porté par un État sur les atteintes à sa sécurité nationale laisse la porte ouverte à l’interprétation » et que « la perception que chaque État a de la pression environnementale est également extrêmement subjective, mais joue un rôle important dans les choix politiques et donc dans les stratégies nationales de développement ». Tenir compte des préoccupations nationales, telles que les enjeux de sécurité (militaire ou humaine ; dimensions nationales, régionales ou internationales) et les choix politiques – notamment dans le Sahel – est crucial pour instaurer un multilatéralisme efficace. A cet égard, il semble que les préoccupations premières des États du Sahel, s’agissant des liens entre changement climatique et sécurité, soient davantage orientées vers la définition de stratégies d’adaptation au changement climatique dans le contexte d’objectifs de développement plus larges que vers une ‘peur de l’instabilité’.
Des aspects de la sécurité humaine comme le bien-être et la sécurité alimentaire sont au cœur des stratégies nationales de développement des États. Comme les analyses l’ont montré, des réponses politiques efficaces au problème des liens entre changement climatique et sécurité passent par des stratégies de développement générales et la coordination des divers domaines des politiques nationales, qui vont bien au-delà des réponses purement sécuritaires.
-Un rôle plus grand pour les institutions régionales africaines
Promouvoir le dialogue au niveau des institutions africaines régionales, telles que l’Union africaine, la CEDEAO ou l’IGAD, devrait également s’inscrire comme une priorité. Identifier les préoccupations et stratégies régionales permet d’améliorer la coordination et l’efficacité des activités. Il faudrait que les partenaires internationaux soutiennent les efforts de formulation de plans d’action régionaux et de réponses politiques au changement climatique, et qu’ils engagent le dialogue sur la base des priorités définies. Au cours du processus, il faudrait étudier comment intégrer dans les stratégies régionales les enjeux climatiques et leurs liens avec l’instabilité régionale.
-Intégrer les variables environnementales dans les mécanismes d’alerte précoce pour la prévention des conflits
Les mécanismes d’alerte précoce sont un outil important de prévention des conflits. Il existe en Afrique divers mécanismes d’alerte précoce et de surveillance, souvent au sein des instances intergouvernementales régionales ou continentales. La plupart sont conçus et élaborés sur des bases purement militaires. Comme l’ont montré les analyses, le fait d’intégrer les variables environnementales dans le suivi et l’analyse des mécanismes d’alerte rapide permettrait d’élargir l’éventail des signaux d’insécurité. Quelques données sur les prévisions climatiques saisonnières et les dynamiques de sécurité alimentaire sont déjà disponibles au niveau régional. Elles pourraient améliorer la détection des tensions localisées de faible ampleur sans toutefois perdre de vue que les variables climatiques ne jouent qu’un rôle mineur dans la dynamique des conflits par rapport aux variables économiques ou politiques.
Dans un premier temps, les centres spécialisés dans la science du climat, les mécanismes d’alerte précoce pour la prévention des conflits et les institutions partenaires pourraient être rapprochés. Cela permettrait d’engager un processus de dialogue pour définir une méthodologie, de déterminer les variables à inclure et les sources de données, d’échanger données et expériences, en particulier intra-africaines. Les partenaires européens pourraient soutenir ce processus de dialogue et fournir des données supplémentaires ainsi qu’une assistance technique et financière. Des discussions informelles préliminaires avec les parties prenantes africaines et des partenaires des pays de l’OCDE ont confirmé l’intérêt que suscite cette proposition.
Le fait d’intégrer les variables environnementales dans le suivi et l’analyse des mécanismes d’alerte rapide permettrait d’élargir l’éventail des signaux d’insécurité.
Intégrer le changement climatique dans les stratégies de développement
Devant l’urgence et la gravité des impacts prévus, l’adaptation au changement climatique est devenue une nouvelle priorité pour la communauté d’aide au développement. Il est incontestable qu’une «bonne » adaptation au changement climatique est synonyme de «bon développement ». C’est notamment le cas pour l’identification des vulnérabilités et la planification à long terme dans l’élaboration des politiques. Mais ce sentiment d’urgence n’est pas sans risque. Il ne faudrait pas que la nécessité de « faire quelque chose » face au changement climatique anthropique l’emporte sur les autres priorités majeures du développement.
Dans le contexte du Sahel, les impacts du changement climatique sont un enjeu du développement et l’investissement dans le développement est le meilleur instrument de promotion de la paix et de la sécurité. Cette interprétation trouve son pendant dans le concept de « sécurité humaine » qui englobe des préoccupations telles que le bien-être, la sécurité alimentaire et la sécurité environnementale.
Pour pouvoir intégrer les caractéristiques à long terme du changement climatique dans les stratégies de développement nationales et régionales, il faut analyser les effets de tous les vecteurs de changement au Sahel et leurs interactions avec le changement climatique. Les dynamiques démographiques, la migration, les échanges et le développement économique sont quelques vecteurs parmi d’autres. Ces dynamiques à long terme seront cruciales pour comprendre et faire face durablement à la vulnérabilité au changement climatique.
Tant que les impacts du changement climatique ne seront pas définis avec plus de certitude, il faudra que les politiques d’adaptation s’attachent à réduire la vulnérabilité des populations à la variabilité du climat, caractéristique majeure du climat sahélien. La vulnérabilité à l’égard de la variabilité du climat, principalement des précipitations, est particulièrement grande dans un contexte de secteur agricole très tributaire de la pluie. Le développement agricole et la sécurité alimentaire sont l’une des priorités du développement au Sahel. Il existe un chevauchement naturel entre les stratégies d’adaptation au changement climatique et les politiques visant à accroître la production et la résilience à la variabilité du climat.
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