Auteur:
Amnesty International est une organisation internationale non gouvernementale qui milite pour la défense des droits humains pour tous. Mouvement indépendant de tout gouvernement, de toute tendance politique, de tout intérêt économique et de toute croyance religieuse, Amnesty International dispose d’équipes de recherche, réparties sur chaque continent, qui se rendent régulièrement sur le terrain pour enquêter sur les violations des droits humains et recueillir des témoignages et des preuves.
Date de publication: Septembre 2021
Lien vers le document original
Site de l’organisation : Amnesty International
La situation conflictuelle dans la région de Tillabéri devient de plus en plus préoccupante et l’on assiste à une escalade de la violence contre les forces de sécurité nigériennes et les populations de cette région. Ces violences principalement menées par l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) touchent particulièrement les enfants. Des écoles pillées et incendiées, des enseignants attaqués et menacés par l’EIGS en guise de protestation à l’éducation considérée péjorativement comme laïque ou occidentale… sont ces actes de violence qui mettent en otage l’avenir des enfants de la région. En début d’année 2021, c’est au moins 306 civils, dont 46 enfants âgés de 5 à 17 ans, qui ont été tués dans la zone frontalière entre le Niger et le Mali lors de quatre attaques meurtrières, dont deux sont revendiquées par l’EIGS. Les recherches effectuées par Amnesty International font état d’une situation où les enfants sont fréquemment exposés à entendre des coups de feu et à voir des morts entassés, ce qui fragilise leur développement psychosocial. Les auteurs des attaques ont pour stratégie de nuire à la sécurité alimentaire et aux moyens d’existence des populations par les vols de bétail, les incendies de greniers, etc. ; des informations vont jusqu’à dire que des adolescents sont enrôlés dans ces groupes armés, dans un contexte d’absence des pouvoirs publics. WATHI a choisi ce document parce qu’il montre quelles sont les répercussions du conflit dans la région de Tillabéri sur les populations, en particulier les enfants. Les constats, issus des entretiens menés entre avril et mai 2021 auprès de 119 personnes touchées par le conflit, montrent la nécessité pour le Niger, le Burkina Faso et le Mali, pays touchés par ces violences, de prévenir les violences par la protection et la promotion des droits élémentaires tels que les droits à l’éducation et à la santé.
Le conflit dans la région de Tillabéri entraîne de graves répercussions sur les enfants et le vécu des populations de la région. Suite à l’attaque menée à Inatès contre une base militaire qui a entraîné la mort de plus de 70 militaires nigériens en 2019, la situation s’est progressivement et rapidement dégradée dans la zone. Il urge pour les autorités nigériennes et leurs partenaires d’apporter des réponses appropriées pour la protection et la survie des enfants de Tillabéri. À ce titre, les auteurs ont formulé un ensemble de recommandations à toutes les parties prenantes (le gouvernement du Niger, les forces de sécurité, les groupes responsables d’attaques, les Nations Unies…). Au gouvernement du Niger, ils recommandent de : Aux forces de défense et de sécurité (FDS) du Niger : Aux Nations Unies et aux partenaires internationaux :
Les extraits proviennent des pages : 13-16, 19-20, 22 ; 24, 30-31 ; 40-44, 49-50, 53
Le conflit dans la région de Tillabéri
La crise en matière de sécurité dans la zone poreuse des trois frontières (Burkina Faso, Mali et Niger), dans le Sahel central, s’est radicalement dégradée en 2012 à la suite de la rébellion des séparatistes touareg du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), allié par la suite à des groupes armés affiliés à Al Qaïda dans le nord du Mali. Les combats se sont poursuivis sans relâche et les groupes armés ont renforcé et étendu leur mainmise, y compris au Burkina Faso et dans la région de Tillabéri, au Niger. Amnesty International estime que la situation dans la région des trois frontières – y compris, depuis la fin de 2019, dans la région de Tillabéri (Niger) – constitue un conflit armé non international. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) définit un conflit armé non international comme « un affrontement armé de longue durée entre des forces armées gouvernementales et les forces d’un ou de plusieurs groupe(s) armé(s), ou entre groupes armés, sur le territoire d’un État. Cet affrontement armé doit atteindre un niveau minimal d’intensité et les parties impliquées dans le conflit doivent faire preuve d’un minimum d’organisation».
Les éléments indiquant un certain degré d’ « organisation » sont notamment l’existence d’une structure de commandement, le fait que le groupe ait le contrôle d’un territoire, la capacité du groupe d’obtenir du matériel militaire et des recrues, ainsi que sa capacité de planifier et de mener des opérations militaires. Bien que d’autres groupes armés soient actifs dans la région, les deux principaux qui mènent l’insurrection sont l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al Qaïda. Depuis quelques années, l’EIGS et le GSIM coexistent tant bien que mal au Sahel, mais les tensions s’accentuent, probablement en raison de différences idéologiques. Les deux groupes sont dotés de structures de commandement et mobilisent des recrues au sein des populations locales, ont mené des opérations militaires complexes et exercent un contrôle et une influence sur certaines parties de la région de Tillabéri, ainsi que sur certaines zones de pays voisins, ce qui témoigne d’un minimum d’organisation.
Le GSIM et l’EIGS se sont servis des tensions intercommunautaires pour attirer de nouveaux membres et se développer. La région de Tillabéri, au Niger, se compose de populations nomades pastorales et semipastorales comme les Peuls, ainsi que de populations sédentaires comme les Zarmas, qui se disputent de longue date les terres et l’eau. Au fil du temps, la croissance démographique et les rivalités politiques ont exacerbé les tensions. L’EIGS et le GSIM recrutent parmi les populations pastorales marginalisées, comme les éleveurs peuls, dont ils exploitent les griefs concernant l’État, les violences commises par les forces de sécurité et la concurrence pour les ressources. Les populations peules du nord de la région de Tillabéri sont victimes de représailles et pensent être la cible d’opérations militaires.
Nous les avons entendus tirer […] Je me cachais dans les maisons […] Nous avions peur, nous pensions que notre dernière heure était arrivée, que nous allions mourir.
À la fin de 2019, l’EIGS est devenu le principal groupe armé à la frontière Niger-Mali, à la suite d’attaques de grande ampleur contre l’armée nigérienne. Son mode opératoire semble consister à chasser les villageois de chez eux, probablement pour dégager de vastes zones dans lesquelles il peut ensuite circuler librement. Après les affrontements qui ont éclaté entre le GSIM et l’EIGS en 2020, le GSIM est devenu le groupe armé dominant à la frontière Burkina Faso-Niger. Il est installé à proximité de la population locale et paraît plus investi que l’EIGS s’agissant d’exercer son contrôle et son influence dans le nord de la région de Tillabéri. Dans certaines zones, il n’y a pas de véritable présence des forces de sécurité ni des acteurs humanitaires, ce qui permet au GSIM de patrouiller dans les villages, de prêcher auprès de la population locale, de nouer des relations et de tenter d’attirer des recrues. Parmi les autres parties au conflit figurent les forces armées des trois pays concernés, à savoir le Niger, le Mali et le Burkina Faso, ainsi que de la France, qui, à la demande des autorités maliennes, a lancé l’opération Serval en 2013 afin de repousser les groupes armés présents dans le nord du Mali.
En 2014, le Niger, le Mali et le Burkina Faso, ainsi que la Mauritanie et le Tchad, ont créé le G5 Sahel en vue de coopérer dans les domaines de la sécurité et du développement. Le G5 Sahel a déployé une force militaire conjointe de 5 000 personnes pour faire face aux groupes armés dans certaines zones de la sous-région. Au moment où Amnesty International a effectué ses recherches, les forces nigériennes et les forces tchadiennes du G5 Sahel étaient déployées dans le département de Téra (région de Tillabéri). En 2014, la France a lancé l’opération Barkhane pour succéder à l’opération Serval, avec l’autorisation des États membres du G5 Sahel. Ses forces, réparties entre le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad, devraient terminer leur mission au premier trimestre de 2022. Le 27 mars 2020, à la demande des autorités maliennes et des autorités nigériennes, 11 pays européens se sont déclarés favorables à la création de la Task Force Takuba, composée principalement de forces spéciales européennes, qui devait être intégrée dans le commandement de l’opération Barkhane et aider à combattre les groupes armés dans le Sahel central. La Task Force Takuba demeurera sur place après la fin de l’opération Barkhane.
Problèmes rencontrés par les enfants au Niger
Les enfants du Niger sont parmi les plus vulnérables au monde. Ce pays est classé par la Banque mondiale parmi ceux ayant un revenu « extrêmement faible » et le taux de pauvreté y a atteint environ 42,9 pour cent en 2020, ce qui représentait plus de 10 millions de personnes. C’est aussi le pays qui a l’indicateur du développement humain le plus bas au monde, le Mali et le Burkina Faso figurant également parmi les 10 derniers du classement. Les principales statistiques relatives à la santé et au bien-être des enfants reflètent cette réalité économique. Dans une étude menée conjointement en 2020, au cours de laquelle les conditions essentielles à la survie et à l’épanouissement des enfants ont été évaluées, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) et The Lancet ont classé le Niger 177e sur 180 pays.
Selon l’Alliance internationale Save the Children, 63 % des enfants du Niger étaient déscolarisés avant la pandémie de COVID-19, ce qui représentait l’un des taux des plus élevés au monde. Environ 77 % des enfants les plus pauvres et quelque 68 % des filles n’étaient pas scolarisés. Au plus fort des restrictions liées au COVID-19, 1,2 million d’enfants supplémentaires ont dû abandonner l’école. Pour les filles, les difficultés sont encore plus grandes. Le Niger enregistre le taux de mariages d’enfants le plus élevé au monde : 76 % des filles sont mariées avant l’âge de 18 ans et 28 % avant l’âge de 15 ans. Les mariées mineures sont souvent privées de leurs droits à la santé et à l’éducation, entre autres. L’escalade des hostilités dans la région de Tillabéri n’a fait qu’aggraver la situation en matière de droits des enfants.
Les répercussions du conflit sur les enfants vivant près de la frontière avec le Mali
Une fille âgée de 12 à 14 ans décrit l’attaque lancée le 2 janvier 2021 contre Tchoma Bangou (département de Ouallam) par l’État islamique au Grand Sahara (EIGS). Cette attaque a fait plus d’une centaine de morts, dont 17 enfants à Tchoma Bangou et à Zaroumdareye. L’EIGS se livre à une campagne de violences contre les villages situés à la frontière entre le Niger et le Mali, qui a des effets dévastateurs sur les enfants. Au début, sa stratégie consistait à prélever de force des « impôts » auprès des populations frontalières déjà en proie à de nombreuses difficultés, tout en essayant de cultiver des relations amicales. Au fil du temps, ses méthodes sont devenues plus prédatrices. L’EIGS s’en prend de plus en plus à des responsables locaux afin de les contraindre à lui fournir de la nourriture et d’autres ressources et de les dissuader d’entretenir des connivences avec les autorités. Depuis le début de 2020, des combattants de l’EIGS ravagent des villages sur leurs motos, prenant pour cible et tuant les hommes et les garçons adolescents. Lors de ces attaques, il arrive qu’ils incendient des stocks de grains et volent du bétail, laissant des familles sans ressources et sans nourriture.
Pour manifester son opposition à l’éducation, qu’il considère péjorativement comme laïque ou occidentale, l’EIGS a également incendié des écoles et attaqué et menacé des enseignant·e·s
Pour manifester son opposition à l’éducation, qu’il considère péjorativement comme laïque ou « occidentale », l’EIGS a également incendié des écoles et attaqué et menacé des enseignant·e·s, suscitant une vague sans précédent de fermetures d’écoles dans la région. Des combattants ont pillé des établissements de soins et, beaucoup de centres de santé étant fermés, les taux d’immunisation baissent et les enfants risquent davantage de succomber à des maladies comme le paludisme. Ces attaques plongent les enfants dans une situation de traumatisme et de détresse, alors même qu’ils n’ont pas accès à des soins psychosociaux. Bien qu’Amnesty International ait recueilli certaines informations faisant état du recrutement et de l’utilisation d’enfants à la frontière, l’équipe de recherche n’a pas pu réunir suffisamment d’éléments pour établir s’il s’agit d’une pratique plus générale au sein de l’EIGS au Niger. Les témoins de certains faits ont indiqué que des adolescents, ou peut-être de jeunes adultes, portaient des armes ou avaient volé des animaux lors d’une attaque. Selon certains récits, l’EIGS recrute en particulier de jeunes Peuls : il exploite la marginalisation de longue date de leur ethnie en leur promettant des changements sociaux et une protection. Une personne du département d’Ayerou a expliqué que des représentants de l’EIGS recrutaient des personnes de 15 à 50 ans dans son village, à majorité peule.
Amnesty International a également recueilli des informations faisant état de restrictions relatives au droit de circuler librement et à la liberté des femmes et des filles à la frontière malienne. Cependant, ces restrictions n’étaient pas aussi courantes que dans les zones situées à la frontière avec le Burkina Faso, où le groupe armé dominant est le GSIM (voir le chapitre 3). Dans certains villages limitrophes du Mali, des membres présumés de l’EIGS ont expliqué aux populations que les femmes et les filles devaient porter des robes longues et le hijab, interdisant parfois même aux femmes de mener des activités à l’extérieur du foyer. Cependant, l’EIGS est globalement perçu, tant par la population locale que par les représentant·e·s de l’État, comme moins investi dans le contrôle des habitants des zones frontalières entre le Niger et le Mali, mais davantage concentré sur le prélèvement d’ « impôts » quand il le peut ou sur le déplacement forcé, parfois en réaction à la résistance de la population locale. Bien que des éléments solides portent à croire que certaines des attaques et des atteintes de plus grande ampleur mentionnées dans ce chapitre sont imputables à l’EIGS – y compris des déclarations de témoins et de responsables locaux, des rapports de spécialistes et même le fait que l’EIGS ait revendiqué certaines attaques, qui s’inscrivent dans un schéma plus vaste –, Amnesty International n’a pas pu établir la responsabilité de ce groupe armé dans toutes les violences dont il est question ici.
Il est possible que d’autres groupes armés soient présents à la frontière Niger-Mali et des éléments indiquent que des groupes informels imitent peut-être parfois l’EIGS et les violences qu’il commet, profitant ainsi du climat d’insécurité pour voler du bétail ou prélever des « impôts ». Les actes perpétrés par l’EIGS à la frontière violent le droit international humanitaire et le droit international relatif aux droits humains, qui accordent une protection spéciale aux enfants. Dans certains cas, le groupe a commis des crimes de guerre et peut-être même des crimes contre l’humanité.
Nous tous avons l’habitude d’entendre les coups de feu et de voir des morts entassés
Le début de l’année 2021 a marqué un tournant inquiétant dans la dynamique du conflit à la frontière entre le Niger et le Mali. Au moins 306 civils, dont 46 enfants âgés de cinq à 17 ans, ont été tués dans cette partie de la région de Tillabéri et dans la région voisine de Tahoua lors de quatre attaques meurtrières menées au cours des trois premiers mois de l’année. En mai 2021, l’EIGS a revendiqué deux de ces attaques. Selon ACLED, la violence contre les civils a fait 544 décès liés au conflit entre le 1er janvier et le 29 juillet 2021, dépassant déjà les 397 personnes tuées en 2020. Face à la fréquence croissante des attaques, un adolescent de 13 ou 14 ans a déclaré à Amnesty International : « Nous tous avons l’habitude d’entendre les coups de feu et de voir des [morts] entassés. » Amnesty International a recueilli des informations sur des homicides de civils perpétrés dans 11 villages des départements d’Ayerou, de Banibangou, de Ouallam et de Tillabéri, près de la frontière malienne. Les combattants de l’EIGS semblent être les auteurs d’au moins certaines de ces attaques, qui se sont déroulées entre le 19 mai 2018 et le 25 avril 2021. Cependant, Amnesty International n’est pas en mesure de prouver leur responsabilité dans toutes. Des enfants ont été tués ou blessés dans au moins six des villages concernés.
Depuis le début du conflit, l’EIGS prend pour cible ce qu’il estime être une éducation laïque ou « occidentale ». Il a incendié des écoles, agressé et menacé des enseignant·e·s et d’autres personnes de l’éducation nationale, ce qui a conduit à la fermeture de nombreux établissements. Une personne de l’éducation nationale a indiqué à Amnesty International que, en juin 2021, 377 écoles étaient fermées dans la région de Tillabéri, ce qui représentait 31 728 élèves déscolarisés, dont 15 518 filles. Cela correspondait à une hausse de plus de 100 écoles et de près de 10 000 élèves par rapport à novembre 2020. En mai 2021, quelque 700 enseignant·e·s avaient dû quitter leur poste en raison de l’insécurité. Les effets du conflit sur la scolarisation vont bien au-delà de la privation du droit des enfants à l’éducation. En effet, les écoles sont un mécanisme de protection au niveau local : elles contribuent à réduire l’exposition des enfants aux violences et à promouvoir leur bien-être et leur développement psychosocial. Une personne de l’éducation nationale au Niger a alerté sur le fait que les enfants sans accès à l’éducation risquaient d’être recrutés par des groupes armés.
Depuis 2020, l’EIGS se montre de plus en plus violent à l’égard des civils. Bien souvent, ses combattants incendient des greniers, réduisant ainsi en cendres les réserves de nourriture de toute une année, et volent du bétail, au lieu de prélever des « impôts » comme ils le faisaient auparavant. Ces pratiques, qui étaient toutefois moins courantes dans la région de Tillabéri par le passé, ne sont pas nouvelles dans le Sahel central. Par exemple, des groupes armés ayant attaqué des civils dans la région de Mopti, au Mali, ont aussi incendié des greniers, volé de la nourriture et du bétail, et interdit aux agriculteurs d’exploiter leurs champs. Amnesty International a recueilli des informations sur les incendies de greniers qui ont eu lieu dans cinq villages des départements de Ouallam, de Banibangou et de Tillabéri. Selon les rapports sur la protection et les témoignages d’acteurs de la société civile, ces pratiques sont bien plus répandues et, bien que relativement récentes, elles ne cessent de s’aggraver .
Les répercussions du conflit sur les enfants vivant à la frontière avec le Burkina Faso
À l’instar de l’EIGS, le GSIM prélève de force des « impôts » auprès des villageois au moins une fois par an, ce qui met en péril les moyens d’existence de beaucoup de personnes déjà confrontées à des pénuries alimentaires. Les personnes du département de Torodi qu’Amnesty International a interrogées ont indiqué que le GSIM prenait une vache par tranche de 30 ou l’équivalent en espèces, ce qui allait de 100 000 francs CFA (environ 184,60 dollars des États-Unis) à 150 000 francs CFA (environ 276,90 dollars des États-Unis) . S’agissant des ovins et des caprins, les membres du GSIM prenaient un animal par tranche de 30 ou 40. Dans au moins un village, ils « taxaient » aussi les stocks de mil, collectant un ballot tous les 10 ballots récoltés.
Les villageois qui refusaient risquaient de perdre leur bétail ou d’autres biens. Par ailleurs, le GSIM a commencé à recruter et à utiliser des jeunes de la population locale, y compris des garçons adolescents. Il restreint les libertés et le droit de circuler librement des femmes et des filles, ce qui les empêche souvent de contribuer à la subsistance de leur famille. Comme l’EIGS, le GSIM a pris pour cible des écoles et des enseignant·e·s, détruit des locaux et interdit l’inscription d’enfants dans des établissements que ce groupe considère comme laïcs ou « occidentaux ». Des hommes et des femmes du département de Torodi, ainsi que des personnes de la société civile présentes sur place, ont décrit la triste réalité à laquelle est confrontée la population, y compris les enfants, dans une zone dont le GSIM prend peu à peu le contrôle. Un homme de 38 ans, père de cinq enfants, a déclaré : « Je suis très pessimiste. Parce que maintenant, toutes les régions appartiennent aux djihadistes […] Avant, l’armée était là, mais elle a été chassée. Ils chassent tous ceux qui ne les soutiennent pas […] Je ne vois pas comment le gouvernement pourrait les faire sortir. »
Les membres du GSIM présents dans le département de Torodi ont intensifié le recrutement depuis le début de 2021. Selon un groupe local actif dans le département qui suit de près la dynamique dans la zone, les opérations militaires menées dans l’est du Burkina Faso en 2020 ont eu des répercussions du côté nigérien de la frontière. Elles ont probablement incité des groupes armés à entrer au Niger et à accroître le recrutement, notamment à Torodi. En février 2021, une évaluation de la protection humanitaire a montré que plus de 80 enfants avaient été recrutés dans les communes de Torodi et de Makalondi (département de Torodi) ainsi que dans la commune de Djagourou (département de Téra). Amnesty International a recueilli des informations sur des cas de recrutement dans les villages de Gabikane, Kodieri, Tangoun et Torsi (département de Torodi). Les enfants du département de Torodi risquent particulièrement d’être recrutés en raison de la fermeture des écoles, des perspectives économiques limitées, des pénuries alimentaires et de l’absence des autorités locales.
Un homme de 55 ans, père de 14 enfants, a expliqué : « Les hommes et les adolescents ont fui. De ce fait, le village ne peut plus cultiver [comme il le fait normalement] et il n’y a pas assez de nourriture. Quand le groupe armé vient avec de la nourriture et en distribue, [il arrive à recruter des jeunes]. » Des habitants de villages du département de Torodi dans lesquels ou à proximité desquels des recrutements ont eu lieu, ainsi que des personnes de la société civile travaillant dans la zone, ont donné des indications variables sur l’âge des recrues potentielles. Pour certains, le GSIM recrute des jeunes hommes et des garçons adolescents de 15 à 17 ans. Une personne a déclaré que le recrutement commençait dès l’âge de 14 ans. Une évaluation de la protection humanitaire a montré que des groupes armés avaient recruté des enfants âgés de 12 à 16 ans dans le département de Torodi. Cependant, d’autres personnes de villages de la région ont indiqué que le recrutement concernait des adultes, et peut-être occasionnellement des garçons adolescents de 17 ans.
Selon des organisations de la société civile et des organisations de défense des droits humains, des groupes armés ont recruté de force des jeunes dans le département de Torodi
Un homme de 50 ans a indiqué à Amnesty International que, dans son village, des combattants venaient parfois tuer des animaux et offrir un festin aux jeunes hommes et aux garçons adolescents, et leur donnaient le choix entre de l’argent ou du bétail pour les encourager à s’enrôler. Il semble que, dans certains cas, des personnes ayant rejoint le GSIM recrutent les jeunes de leur famille. En particulier, une personne d’un village frontalier a déclaré que les membres du GSIM collaboraient avec leurs frères plus jeunes restés au village, dont beaucoup étaient âgés de moins de 18 ans. Selon des organisations de la société civile et des organisations de défense des droits humains, des groupes armés ont recruté de force des jeunes dans le département de Torodi, par exemple en les enlevant ou en menaçant des familles d’enrôler un ou plusieurs de leurs enfants. Amnesty International n’a pas pu vérifier en toute indépendance l’existence de ces pratiques. Une fois que des jeunes hommes ou des garçons adolescents rejoignent le GSIM, ils sont entraînés au maniement des armes à proximité du village ou dans des camps situés à l’extérieur pendant une période allant d’une semaine à trois mois. Un homme de 50 ans ayant assisté à l’entraînement spécial organisé près de son village était convaincu que cela faisait également partie de l’opération de recrutement : « Ils entraînent des gens à proximité du village pour donner envie aux enfants de les rejoindre. Ils donnent aux enfants leurs armes, pour s’entraîner, et les nourrissent. On entend les coups de feu, et les gens du village vont voir [ce qu’il se passe]. »
Dans le département de Torodi, des combattants du GSIM ont réclamé, en proférant des menaces, que les femmes et les filles s’habillent « décemment » en portant des robes longues et le hijab. Ils forcent même parfois les femmes et les filles à rester chez elles, les privant ainsi du droit de gagner leur vie et d’avoir une vie sociale à l’extérieur du foyer. Dans toute la région, les femmes et les filles jouent un rôle important dans la subsistance de la famille : bien souvent, elles cultivent, cherchent de la nourriture, collectent de l’eau et vendent des produits au marché. En bafouant les droits des femmes et en les empêchant de cultiver ou d’aller au marché, le GSIM expose des familles aux pénuries de nourriture. Dans les zones où le GSIM est actif, les femmes et les filles doivent porter le hijab dès le plus jeune âge (souvent dès quatre ou cinq ans). Les hommes, quant à eux, doivent se laisser pousser la barbe et porter des pantalons qui arrivent au-dessus de la cheville.
La réaction du gouvernement nigérien
L’État nigérien ne protège pas les civils de l’escalade des violences dans la région de Tillabéri. Dans de nombreuses zones, l’absence et le retrait des Forces de défense et de sécurité (FDS) laissent des personnes et des villages à la merci des attaques et des violences. Par ailleurs, les autorités ne réagissent pas rapidement en cas d’attaque, arrivant parfois dans les villages des heures, voire des jours, après les faits. Des personnes de villages situés de part et d’autre de la frontière ont fait part de leur frustration, de leurs craintes et de leur sentiment d’abandon ; elles avaient peu confiance aux autorités. Dans certains cas, les autorités ont non seulement failli à leur devoir de protection, mais les FDS ont aussi commis des violations des droits humains. Elles ont détenu arbitrairement et exécuté de manière extrajudiciaire des civils dans le contexte du conflit. Plusieurs personnes, en particulier des civils peuls, ont dit à Amnesty International qu’elles avaient aussi peur des FDS que des groupes armés. En outre, les pouvoirs publics n’ont fait que renforcer les difficultés de la population en restreignant l’utilisation des motos, principal moyen de transport dans de nombreuses zones rurales, et exigeant parfois que les acteurs humanitaires aient recours à des escortes militaires, ce qui entravait l’aide humanitaire.
En raison des failles de sécurité qui existent dans toute la région de Tillabéri, la population est à la merci des groupes armés, qui peuvent l’attaquer et l’exploiter. Les personnes de villages frontaliers et les acteurs de la société civile travaillant dans la région avaient presque tous peu confiance en l’armée pour protéger les civils, et un groupe local de défense des droits humains estimait que les autorités étaient, au mieux, passives en matière de sécurité. Un haut gradé de l’armée a même concédé : « Moi, je leur recommande [aux villageois] de les payer [payer la « zakat »] car l’armée ne viendra pas pour les protéger […] La réalité est qu’on a perdu du terrain face aux groupes armés non étatiques [dans les zones frontalières de la région de Tillabéri]. »
En réaction aux attaques répétées, les pouvoirs publics nigériens ont déclaré l’état d’urgence dans certaines parties de la région de Tillabéri en mars 2017 . Cette mesure a été renouvelée tous les trois mois et étendue à tous les départements de la région. Dans ce cadre, l’État a pris des mesures de sécurité restreignant les déplacements des civils, sapant les moyens d’existence et retardant parfois l’accès à des services essentiels, outre le fait d’entraver dans certains cas l’aide humanitaire.
Ce que je veux, c’est que la paix revienne, vraiment. Et il faut que le gouvernement se soucie de notre vie…
Le 1 er janvier 2020, l’État a interdit les motos au titre de l’état d’urgence. La moto est le moyen de transport de prédilection des groupes armés dans la région, y compris pour mener des attaques. Cependant, l’interdiction a de lourdes conséquences sur les activités quotidiennes des civils et leur accès aux services. Elle réduit également l’offre de produits de base et contribue à la hausse des prix des denrées alimentaires dans une région déjà en proie à des pénuries de nourriture. Par exemple, une mère de trois enfants du département de Tillabéri a déclaré qu’il était plus difficile pour elle de trouver certains aliments et que le prix des boîtes de petit mil avait augmenté de 33 % environ. L’interdiction empêche également des personnes d’obtenir en temps voulu les soins de santé dont elles ont besoin.
Après avoir déclaré l’état d’urgence, les autorités nigériennes ont instauré l’obligation pour les organisations humanitaires de se faire escorter par l’armée dans certaines zones, ce qui a conduit à une suspension presque totale des opérations humanitaires. Les escortes militaires ne sont pas obligatoires pour les organisations humanitaires au Burkina Faso ni au Mali. L’obligation de se déplacer sous escorte militaire risque d’associer les organisations humanitaires à une partie au conflit, ce qui irait à l’encontre du principe fondamental de l’action humanitaire, à savoir la neutralité. Cela est particulièrement préoccupant au vu de la responsabilité attestée des FDS dans de graves violations du droit relatif aux droits humains et du droit humanitaire. En outre, les FDS sont souvent la cible de groupes armés, ce qui peut mettre en danger plutôt que protéger les organisations qu’elles escortent.
Source photo : Amnesty International