Auteur : Alioune Badara Fall
Type de publication : Article
Date de publication : 2009
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La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples a été adoptée en 1981 à Nairobi (mais appelée Charte de Banjul) par la Conférence des chefs d’État de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) devenue aujourd’hui l’Union Africaine (U.A), et est entrée en vigueur le 28 octobre 1986. Que de déclarations et autres instruments juridiques relatifs aux droits de l’homme l’humanité a connus avant l’avènement de ce texte africain !
Pourquoi l’Afrique a-t-elle attendu si longtemps avant de s’intéresser, à l’instar de l’Europe et de l’Amérique, aux droits de l’homme au niveau régional ? Un tel « retard » s’explique-t-il par des raisons objectives, propres aux circonstances ou réalités du continent africain, ou n’est-il pas tout simplement le résultat d’un désintérêt des Africains en la matière ? Ces questions n’auraient certainement pas mérité d’être posées si la copule « Afrique et droits de l’homme» ne souffrait de quelque préjugé, contrairement au monde occidental pour lequel elle va de soi.
Il nous semble toutefois difficile de concevoir que les populations africaines dont l’organisation politique et sociale dans certains empires et royaumes durant la période précoloniale a fasciné plus d’un observateur aient pu vivre sans l’existence d’un système juridique destiné à l’ordonnancement des groupes dans lesquels elles vivaient. La rupture provoquée par la colonisation n’a pas permis aux droits traditionnels de l’homme de survivre et de prospérer jusqu’après l’indépendance.
C’est à la suite de l’accession des États africains à la souveraineté internationale que l’on peut parler d’un « retard » quant à l’éclosion d’un système de normes et de mécanismes de protection des droits de l’homme sur le continent africain, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples dont il est question dans cette étude n’ayant été adoptée que plus de vingt ans après. Au préalable, retenons deux constats à son propos avant de poursuivre l’analyse.
Le « retard » des Africains quant à l’adoption d’un texte de portée internationale en matière de droits de l’homme, tel est le premier constat au sujet de cette Charte. On aurait pu s’attendre, légitimement, que l’histoire même des peuples africains, particulièrement marquée par une longue période de domination avec tout ce que cela comporte comme situations humiliantes et dégradantes pour la dignité humaine et par la colonisation en tant qu’elle constitue une négation de l’égalité entre les hommes et une obligation de soumission et d’obéissance d’une catégorie de personnes à l’égard d’une autre investie d’une prétendue « mission civilisatrice », incite les premiers dirigeants des pays africains à mettre en place un système régional de droits de l’homme, dès la naissance de l’Organisation de l’Union africaine à Addis-Abeba en 1963.
Cela ne fut pas fait et les raisons en sont multiples. Ceci d’autant plus que des précédents existent. On n’insistera pas sur la « Charte du Soudan » si elle existe, mais ceci est l’affaire des historiens…qui remonterait au xiie siècle et qui pourrait apparaître pour certains comme plus anecdotique que pertinente. Pourtant, elle aurait défini des droits pour garantir et assurer la protection des individus contre l’arbitraire des autorités politiques traditionnelles et contre toute autre violation.
La préoccupation des Africains au sujet des droits de l’homme à l’époque contemporaine, et en référence au droit moderne occidental, remonte à la proposition que Léopold Sédar Senghor avait faite au moment où fut adoptée, par le Conseil de l’Europe en 1950, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
L’ancien président du Sénégal avait voulu et proposé que ce texte fût automatiquement appliqué aux territoires dont les États parties à la convention les représentaient dans les relations internationales. Cette proposition s’est heurtée à des résistances tellement fortes que l’idée d’appliquer ces dispositions européennes relatives aux droits de l’homme dans les colonies françaises fut rejetée.
Le comité des ministres avait juste accepté d’introduire une clause coloniale accordant une simple faculté d’appliquer la convention par un État aux territoires sur lesquels il exerçait son autorité et dont il assurait les relations internationales. Elle fut exploitée par la Grande-Bretagne qui l’appliqua à plusieurs de ses territoires, notamment africains. Le Nigeria, qui en faisait partie, n’a pas hésité lui aussi à l’utiliser une fois indépendant.
La rupture provoquée par la colonisation n’a pas permis aux droits traditionnels de l’homme de survivre et de prospérer jusqu’après l’indépendance
Concepts et relation dialectique entre les notions clés de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples
Le texte de 1981 est salué par les auteurs et spécialistes pour son harmonie. Cela n’est toutefois pas évident si l’on y regarde de plus près. En effet, certaines ambiguïtés apparaissent dès que l’on s’intéresse davantage aux concepts, a priori antinomiques ou difficilement conciliables, que la Charte africaine tente d’allier conformément à son esprit. La dialectique « individu/peuple » et celle « droits/devoirs » dans le texte soulèvent en effet quelques difficultés quant à l’équilibre tant recherché par la Charte.
Au moment où elle fut adoptée, l’Afrique se trouvait encore dans une période où les droits de l’homme étaient toujours malmenés par des régimes autoritaires. Pour les raisons déjà évoquées concernant la nécessité pour les premiers dirigeants africains de construire la nation sur la base de frontières artificielles regroupant des communautés différentes, on a mis en avant le développement économique et l’unité nationale, au détriment des droits et libertés individuels.
L’intérêt du peuple prenait ainsi le pas sur celui de l’individu. Or, le concept même de « peuple » n’a pas fait l’objet de définition dans la Charte et revêt, à la lecture de cette dernière, plusieurs sens selon que l’on se situe à tel ou tel niveau. Tantôt le mot « peuple » renvoie à la notion de « peuple-État », tantôt à celle de « peuple-population » ou de « peuple-dominé ». Le concept est plus ambigu encore lorsqu’il trouve sa signification dans la notion d’« ethnie ».
Nous partageons le pessimisme de Paul-Gérard Pougoué quant à la portée d’un tel concept dans l’affirmation des droits de l’homme sur le continent africain, et ce sentiment ne peut disparaître avec l’idée rassurante de Fatsah Ouguergouz selon laquelle, quel que soit le contenu que l’on donnerait à ce concept de « droits des peuples», leur mise en œuvre rentrerait dans la perspective d’une meilleure application des droits de l’homme.
Si l’on ajoute à la confusion « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », dont on connaît la portée dans les luttes de libération nationale, on comprend pourquoi la doctrine est perplexe et peu rassurée au sujet de ce concept de « peuple », malgré la tentative très honnête et habile, mais peu convaincante, de Fatsah Ouguergouz d’interpréter positivement les insuffisances de la Charte à ce sujet.
Il est vrai en effet que la neutralité de la dialectique « droits de l’individu/ droits des peuples » n’est pas nécessairement acquise et l’on peut redouter que l’habilité et l’ingéniosité des dirigeants africains à détourner les notions et concepts juridiques ne puissent orienter ce concept de « peuple » vers des finalités autres que celle pour laquelle les rédacteurs de la Charte l’ont retenu. Cette question revêt une sensibilité particulière dans ces pays africains où de douloureux souvenirs en matière de violations des droits de l’homme sont encore très présents dans les esprits et où le respect de tels droits rencontre aujourd’hui de nombreux obstacles.
La principale objection que l’on peut faire à l’encontre de la reconnaissance de ces « droits des peuples » dans la Charte en dehors de l’ambiguïté du concept lui même est qu’elle porte atteinte aux garanties des libertés individuelles. Il y a un risque réel que « la primauté accordée au groupe sur les libertés individuelles n’aboutisse à des régimes autoritaires ou dictatoriaux […] ou à un abaissement de la notion de droits de l’homme qui se dilue dans une conception communautaire». La tentation était d’autant plus grande que ces pays n’étaient pas encore prêts à accepter une Charte traitant exclusivement des droits de l’homme. Pour cette raison, la Charte apparaît comme un compromis entre les régimes dits « progressistes » et ceux qui étaient moins modérés.
Cela dit, et comme cela a été reconnu, le concept de « Peuple » apparaît plus satisfaisant dans sa fonctionnalité en matière d’environnement et pour le droit des peuples à la paix. Il n’en demeure pas moins qu’une notion sujette à autant d’interprétations, quelle que soit la pertinence de l’initiative des rédacteurs de la Charte, peut alourdir le système de protection des droits de l’homme en Afrique et même anéantir ses effets, par le seul jeu de gouvernants plus soucieux de garder le pouvoir entre leurs mains que d’assurer le respect de ces droits. La notion d’ethnie se trouve aujourd’hui au centre des débats dans le cadre de la théorie de l’État et de la nation ; certains y voient un élément déterminant à prendre en compte dans la construction de ces entités, alors que d’autres la récusent.
L’autre dialectique, « droits/devoirs », n’échappe pas non plus à des remarques qui amènent à relativiser sa portée. Comme dans le cas précédent, l’individu risque également de perdre sa liberté au profit du groupe sous l’autel du collectivisme. Paul-Gérard Pougoué, s’appuyant sur les propos d’Yves Madiot, résume bien la situation qui résulte de cette copule : « Une allusion aussi générale aux devoirs comme le font les articles 27 (1), 27 (2), 28 et 29 (7) de la Charte africaine conditionne la garantie des droits individuels au respect des droits de la communauté.
Pour cette raison, la Charte apparaît comme un compromis entre les régimes dits « progressistes » et ceux qui étaient moins modérés
Renforcer le système africain de protection des droits et libertés fondamentaux en Afrique
Alors rien n’interdirait que les dispositions de la Charte accompagnent ce processus de démocratisation des régimes politiques africains et d’affirmer ainsi davantage l’État de droit tant attendu sur le continent, qui serait le cadre dans lequel seraient organisées et assurées les garanties des droits et libertés fondamentaux.
Cette contribution à la démocratisation par l’application des dispositions de la Charte africaine a certes été entamée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et sera certainement poursuivie avec plus d’autorité par la Cour africaine des droits et des peuples, mais elle pourra davantage se faire par les juridictions internes, principalement par les juridictions constitutionnelles dont le rôle crucial serait de solidifier les droits de l’homme par le « bas », une fois qu’ils auront été consacrés par le « haut » au niveau de la Charte.
L’on n’ignore pas que ce processus de démocratisation, qui suit plus ou moins son cours, n’a pas été déclenché par les hommes qui étaient au pouvoir, peu empressés de le quitter, encore moins de faire respecter les droits de l’homme. Cette pression sur les hommes politiques provenant de l’extérieur serait encore plus légitime si elle arrivait aussi de l’intérieur de ces États, par une application combinée des normes internes et internationales destinées à faire respecter les droits et libertés fondamentaux de l’individu. Enrichie d’un nouveau droit fondamental aussi « opérationnel » que celui de la démocratie, la Charte africaine n’en sera que davantage renforcée dans son contenu.
Les États africains ont manifesté leur désir d’améliorer les systèmes de protection des droits de l’homme en Afrique
L’appui de la commission des droits de l’homme et des peuples et la Cour des droits de l’homme et des peuples
L’on sait que, lors de l’élaboration de la Charte africaine, la mise en place d’un organe judiciaire avait été proposée, mais l’idée fut repoussée et la préférence avait été donnée à la création d’une commission. Ce choix des États africains s’explique particulièrement par la méfiance des gouvernants de l’époque à l’égard des juridictions qu’ils ont écartées évitant ainsi toute procédure contentieuse au profit du procédé de la négociation.
Forts de l’expérience acquise depuis l’existence de la Charte et de quelques limites dont a fait preuve la Commission africaine des droits de l’homme depuis qu’elle a commencé à fonctionner, les États africains ont manifesté leur désir d’améliorer les systèmes de protection des droits de l’homme en Afrique et ont donc signé le 9 juin 1998, lors de la conférence des chefs d’État et de gouvernement, le Protocole d’ Ouagadougou, créant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples qui va entrer en vigueur le 25 janvier 2004.
Quant à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, elle est trop récente pour pouvoir faire ses preuves. Elle suscite cependant l’espoir que son action aura un impact significatif auprès des États pour qu’enfin l’Afrique puisse s’enorgueillir d’une véritable juridiction à l’échelle régionale en matière de protection des droits et libertés des populations.
Dotée d’une compétence consultative et contentieuse, elle semble en avoir les moyens si l’on en juge par les attributions qui lui sont conférées, mais sa jurisprudence, à peine entamée, ne peut permettre une appréciation objective de sa capacité à remplir pleinement la fonction qui lui revient. Pendant ce temps, les auteurs de crimes et de génocides (Rwanda) ou de crimes de guerre (Liberia), donc de violations graves des dispositions de la Charte, sont jugés ailleurs que sur le continent africain. Encore un retard qui pourrait être rattrapé…
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